A quel moment les pauvres êtres enfermés derrière les terribles murs asilaires se sont-ils aperçus que créer des bonshommes à leur image, couvrir des pages d’écritures, écrire des poèmes, sculpter le plancher de leur cellule… leur apportait un véritable soulagement, faisait reculer leur souffrance ? Difficile à dire. Sûrement pas dans les temps « barbares » où, traités pire que des animaux, ils étaient collectivement maintenus en un état de saleté repoussante, de souffrance indicible, puisque les seuls remèdes étaient l’armoire close, le bain glacé, la camisole de force ou la trépanation.
Plus tard, lorsque leurs conditions physiques se sont un peu améliorées, et qu’ils ont « découvert » cette possibilité, ils ont longtemps travaillé en cachette, en une façon de se protéger face à l’indifférence, voire à l’hostilité des gardiens et des médecins qui leur enlevaient ou détruisaient leurs œuvres. Pendant le XIXe siècle, les objets qui n’étaient pas détruits, étaient considérés à l’égal des bocaux des musées pathologiques, placés côte à côte avec les fœtus à deux têtes ou à quatre jambes… Ainsi ont été constituées les premières collections psychiatriques.… C’est pourquoi, pendant un quart de siècle, dans le secret de sa lingerie, Aloïse modula le récit de ses amours avec l’empereur Guillaume II. C’est pourquoi sont nées dans la clandestinité les œuvres de Walla, Wölfli, Brendel, et bien d’autres. Et même si, au fil du temps, ces créations étranges ont commencé à susciter intérêts et perplexités parmi les philosophes et les médecins, il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que Marcel Réja* en France et, Prinzhorn* à Heidelberg en Allemagne, commencent à les étudier. A essayer d’en comprendre le sens, la portée et le symbolisme.
Ce qui était alors appelé " Art asilaire ", " Art des fous ", " Art des aliénés " était produit par des êtres souffrant de " schizophrénie ". Dans ce cas clinique, Prinzhorn s’est intéressé à l’individu qui, entraîné vers un repli autistique, était néanmoins capable de remonter la pente ; et, sans se débarrasser jamais de sa souffrance, exploiter pour se reconstruire, une expression picturale intuitive, à caractère obsessionnel ; réalisée à partir de mie de pain, de papier hygiénique ou d’emballage, de bois… insouciante par conséquent des définitions et des exigences de la création classique, porteuse de richesses et de formes inattendues …
Chacun connaît la destinée de ces objets réalisés dans l’anonymat le plus complet, devenus des créations que le regard d’autrui a transformées en œuvres d’art. Et chacun sait que toutes ces idées véhiculées pendant le premier quart du XXe siècle, ont été reprises par Jean Dubuffet, étalées au grand jour lors de l’exposition de Lille en 1946 ; conceptualisées de manière à ce que cet art asilaire devienne l’ " Art brut ". Dénomination qui, elle-même a évolué au cours des décennies suivantes, au gré de gens concernés par ces œuvres marginales ; et qui ont choisi de parler d’Art spontané, Art immédiat, Inventions hors-les-normes, Art hors-les-normes, Productions extra-culturelles, Art isolé, Racines de l’art, Franges de l’art, Art marginal, Création franche… Bien d’autres encore, sans qu’il soit possible de délimiter leurs spécificités, puisqu’il y a pratiquement autant de démarches que de créateurs…
Sans doute faut-il penser que c’est dans le même esprit, et du fait que les idées extérieures avaient un peu évolué, que ceux laissés en liberté parce qu’inoffensifs, mais que l’on appelait alors les " fous " les " farfelus ", à tout le moins les " originaux ", les " marginaux ", " les faibles d’esprit ", ont pu commencer à embellir leurs jardins ou leurs maisons. Lorsque cette tolérance s’est conjuguée à leur volontarisme, ont commencé à fleurir ici et là des lieux bizarres où ces êtres laissaient libre cours à leur imagination, leurs fantasmes. Et ces créateurs sont devenus la quintessence de l’Art singulier, puisqu’ils ne se sont pas contentés de créer des objets, ils ont créé les lieux où les mettre en scène.
Certes à un degré moindre, eux aussi étaient tributaires de leur environnement : les riverains prélevaient des galets dans le lit des rivières ; ceux des régions pauvres, les pierres des champs ou les branches des forêts ; ceux des bords de mer, des bois flottés et tous autres rejets des vagues… Les décharges alors florissantes, procurèrent à tous, les autres ressources qui semblaient inépuisables (boutons, verres, papiers, miroirs, perles…).
Imagine-t-on combien de brouettes de galets a véhiculées le Facteur Cheval ; combien de bris d’assiettes ou de verres teintés, de coquillages ont ramassés Picassiette, Hippolyte Massé, Jules Mir ; combien de hottes de glaise a portées sur son dos Franck Barret ?... Il faudrait à l’infini explorer les autres matériaux qui ont permis ces étranges floraisons (métaux lourds ou tôles, bois, béton, plastique, tissu, etc.) Et se poser la question de savoir s’il faut parler au passé ou au présent ? Car bien que, la plupart du temps, il ne s’agisse plus de créations nées de la folie, le côté obsessionnel reste résolument vivant.
Une fois acquis que tel(s) matériau(x) était(ent) à leur convenance, quelles étaient les sources de ces " Inspirés du bord des routes ", ou des jardins de villages ? Car il est à noter que l’Art brut autre que celui des univers asilaire et carcéral, fut largement une affaire rurale. Rares étaient –sont- les créateurs autodidactes (hormis Hippolyte Massé, Jules Mir et quelques autres) qui ont embelli leurs maisons de ville.
Leurs rêves en premier lieu. Comme celui du Facteur Cheval enfant, suggérant qu’il bâtirait un jour un palais ou des grottes, rêve si puissant qu’il ne put jamais l’oublier. De sorte que, lorsqu’au cours de sa tournée, son pied heurta une pierre d’une forme si étrange qu’il l’emporta chez lui, il sut qu’il était temps de le réaliser…
Leur volonté d’embellir leur quotidien, le sortir de sa médiocrité. Tels l’abbé Fourré sculptant les rochers du bord de mer ; Picassiette couvrant de ses mosaïques le moindre objet de sa maison construite de ses mains ; Danielle Jacqui Celle qui peint, couvrant totalement la façade de la sienne …) Car ces autodidactes ont su exprimer leurs utopies, leurs visions oniriques sur les murs d’habitations banales. " Leurs " villes imaginaires, leurs tours, leurs architectures biscornues, apparemment branlantes mais paradoxalement d’une résistance à toute épreuve, ont été élaborées à grand renfort de glanages, de collages aux couleurs vives, de foisonnements de personnages, animaux, églises, fleurs, etc. Passionnés par des formes d’arts non conventionnelles, mus par leur sens inné du bricolage, auquel ils associaient leur imagination, leur inventivité, ils ont su personnaliser leurs recherches, faire de leurs lieux magiques des sortes de nids où abriter leurs angoisses.
Leurs lectures, peut-être, tels Martial Besse conduisant avec brio le char de Ben-Hur ou mettant son bras dans la gueule d’un dinosaure ; les mélodies ou les rythmes populaires ; ou bien les contes de leur enfance, qui ont placé Romulus et Rémus sous une louve à six pattes ; installé Pinocchio sur un cheval ; jalonné les allées herbeuses de petites Blanche-Neige au teint d’albâtre et cheveux noirs de jais ; et les sentiers des bois de naïves Perrette tenant précieusement leur pot de lait, d’où il faut conclure que leur auteur avait bien compris la morale de la fable !...
La fiction, avec des personnages de films ou dessins animés, comme Peter Pan, qui tire son nom du demi-dieu grec de la nature et qui revient souvent sur les murs, parce que symbole de l’enfance qui ne veut pas grandir, qui veut rester un enfant pour toujours, et éviter les responsabilités de l’âge adulte ; subséquemment, ignorer la mort. La mort, et le besoin d’enfance, si souvent sources d’angoisses de la part de ces créateurs.
Fiction, encore, dans leurs histoires remplies de savants fous et de super-héros tout puissants. Fiction mythologique, aussi, avec Pégase tentant de s’envoler. Ou bien " scientifique " avec les multiples Martiens aux têtes dissimulées sous des scaphandres, aux nez trompettes, aux oreilles cornues… Fiction scripturale, encore, avec les graffitis, les empreintes dans le sable durci ou le béton humide, générant parfois des sortes d’alphabets indéchiffrables par les non initiés…
La nature elle-même, comme pour Pierre Rapaud hantant les forêts occitanes, en quête d’un tronc parfait qui deviendrait personnage-totem ; ou de quelque vieil arbre au nœud idéal, dont il saisirait les détails pour y peindre des êtres que ne renieraient pas les elfes, hobbits, génies, et autres korrigans de tous les horizons…
La religion, parfois, comme celle exprimée sur le " plancher de Jeannot " : " La religion une invente des machines à commander le cerveau des gens et bêtes et Avec une invention à voir notre vue à partir de rétine de l’image de l’œil l’abus de nous santé idées de famille matériel biens Sommeil pendentif nous font toutes crapulerie L’Eglise APRES AVOIR fait tuer les juifs à Hitler un inventeur voulu un procès type et diable AFIN Prendre le Pouvoir du Monde et Imposer la paix aux guerres… "
Plus simple, plus naïve et fervente, celle qui faisait se nicher dans des grottes couvertes de mosaïques ou au contraire grossièrement taillées, des Vierges en robe blanche, auréolées de fleurs en plastique, avec à leurs pieds les divers symboles du christianisme primitif (arbre de l’humanité, couronne, char, poissons, étoiles, palmes…). Ou la Trinité, deux centaures présentant l’enfant Christ en Majesté…
Les valeurs du cœur, souvent. Ainsi, Picassiette ne posait-il sur ses fresques que des animaux gentils (colombes symboles de paix, chiens amis de l’homme, papillons, oiseaux …). De même, David Kennedy peignait-il le chien pour sa fidélité, l’abeille pour son ardeur au travail parmi les fleurs, parfois des croix pour l’espérance…
D’autres, au contraire, introduisaient le lion symbole de courage en même temps que de peur, ou le perfide serpent.
Le quotidien aussi, avec les moulins à vent. Bâtis dans les endroits les plus invraisemblables, sur le toit de cages à lapins, sur la margelle d’un puits, sur une planche traversant le ruisseau qui coulait au bout du jardin… En hauteur, toujours, parce qu’il fallait que les ailes tournent. Généralement peints de couleurs vives.
Quel sens leur donner, sinon qu’aller au moulin pouvait être synonyme d’abondance, de disette éloignée ; qu’il permettait de moudre le blé, et donc, d’assurer la fabrication du pain, nourriture sacrée et spirituelle. Par ailleurs, mais, chez nos bâtisseurs, tout cela n’était probablement que vagues réminiscences de leçons de catéchisme, il se rattache à la roue, la symbolique même du mouvement perpétuel, d’un perpétuel recommencement, de la cyclicité immuable des saisons, des morts et des renaissances.
Il faudrait, dans cette rubrique, parler aussi des volailles, ici grimpées sur un muret, là picorant un carré de légumes…
Et des commentaires émaillant parfois l’une ou l’autre scène, toujours particulièrement vifs, bon enfant, marqués au coin du bon sens. Comme ceux de Fernand Châtelain, " Voyons, Basile, fais au moins pipi comme tous les messieurs " ; " Née de père inconnu 1982, j’accompagne Maman le jour de son mariage " ; "Passement interdit "… Ou ceux qui jalonnaient le manège de Petit Pierre et dont l’humour continue de réjouir des générations de visiteurs, " Vois le temps comme il passe " ; " Regarde bien les hommes mangers "…Ceux encore de Chomo, à valeur d’adages " LOMME DOI* ÊTRE DEBOU OU COUCHÉ SI LÉ ASI SÉ UN MALADE "…
Les fêtes de villages, avec la venue du cirque, animaux exotiques, jongleurs et équilibristes comme ceux du haut relief de Fernand Châtelain. Pour ne rien dire du Manège de Petit Pierre, véritable fête à lui seul !
Les jouets, poupées décapitées, petits baigneurs ou marionnettes. Souvenirs d'enfances trop souvent pauvres.
La fantasmagorie, bien sûr, qui a toujours le dernier mot. Mais qui puise néanmoins son inspiration dans l’imagerie populaire, les légendes paysannes. Ainsi, les innombrables nains de jardins. Toujours de sexe masculin. Rondouillards comme les êtres bien nourris, bossus, joviaux ou bourrus. Arborant pour la plupart la barbe blanche des vieux sages. Coiffés de bonnets pointus. Yeux pétillants de malice ou dépourvus de pupilles et prenant alors des allures inquiétantes ; borgnes d’autres fois et affectant les mimiques les plus inattendues. Campés sur leurs deux courtes jambes. Vêtus de pantalons trop larges et de tuniques ceinturées par une corde comme les paysans et les mineurs de naguère. L’un rapportant un fagot, l’autre caressant un lapin… Toujours munis d’outils, parce que, comme le peuple, il sont des êtres actifs de la société, producteurs des ressources, symbolisant le prolétariat et reproduisant ses gestes.
Dans le même temps, ces nains de jardins qui ont supposément migré du fond des forêts ou de la profondeur des mines, vers les pelouses les plus rases, ne sont-ils pas considérés comme des protecteurs de la nature, des sortes de porte-bonheur, en somme ? Mais ne sont-ils pas également issus de peurs ancestrales liées aux légendes rattachées à ces lieux mal connus ?
Leurs voyages, vrais ou imaginaires. Car ces êtres, généralement confinés en leur lieu de vie, solitaires et introvertis, se sont souvent rêvés " ailleurs ". D’où la récurrence de mondes imaginaires dans leurs œuvres. D’autres fois, il s’agissait de voyages " réels ", comme ceux de Petit Pierre recréant l’Atomium ou la Tour Eiffel ; ou ceux de Robert Tatin revenu du monde des Aztèques, mêlant dans son " Etrange Musée ", les mythologies de l’ancien Mexique à Vercingétorix ou Jeanne d’Arc …
Subséquemment, Les moyens de transport. Car le dessin en particulier, a toujours été le véhicule de la pensée pour s’en aller loin du quotidien. Mais vrai ou rêvé, le véhicule était le même : Monstres ailés, manèges ; petits trains " traversant " à toute allure les plates-bandes du jardin ; avions ou hélicoptères, le plus souvent disposés au bout, ou tout en haut d’une longue perche symbolisant peut-être la piste d’envol ou le départ pour les étoiles ?
La Collection de L’Aracine, foisonne de témoignages de cosmogonies et d’imaginaires à la fois personnels et étranges, de machines merveilleuses emmenant leurs créateurs au long de leurs voyages fantasmés.
Pour ne rien dire des camions américains de Louis Ame en Bretagne, ni de l’obsession de Willem Van Genk qui, aux Pays-Bas, a passé des décennies à créer des gares d’où partaient ses trains…
Les topiaires, enfin, parfois homomorphes, d’autres fois affectant des allures de végétaux sophistiqués… devenant avions, nuages, etc. Taillées le plus souvent sur des buis, symboles d’immortalité, de richesse du propriétaire des lieux, en même temps que de passion et de patience. D’autres fois, créées à partir des matériaux les plus divers, afin de permettre des jeux de couleurs, mais toujours peignées, tondues avec les plus rigoureuses symétries…
Comme il a été évoqué plus haut, la raison de toutes ces étranges créations a bien souvent été le mal-être, l’impossibilité de s’adapter à un monde trop dur, trop insensible. Mais une fois découvertes, qu’est-ce qui fait tourner ces démarches à la création obsessionnelle ? Car si les patients enfermés reproduisaient à l’infini avec des matériaux de fortune, des motifs très proches les uns des autres par manque d’ouverture sur le monde ; ceux qui, plus chanceux, étaient seuls dans leur jardin, disposant de plus de place et d’une plus grande diversité de matériaux, ont très souvent procédé de même, ne se contentant pas d’un unique moulin, d’un nain de jardin, d’une topiaire, mais les dupliquant à l’envi…
Est-ce parce que les voix des médiums ne leur laissaient aucun répit : Un jour, un être de lumière apparaît à Madge Gil, et lui déclare : "je vais te donner le pouvoir de création" ; une voix dit à Augustin Lesage ; " Quitte la mine, et commence à dessiner " ; des extra-terrestres ordonnent à Franck Barret : " Va dans ta vigne et rapporte de l’argile "… ? Est-ce parce que cette façon de voir en dedans d’eux-mêmes leur procurait un tel réconfort qu’ils n’avaient qu’une envie : travailler sans relâche ? Est-ce parce que ce processus répétitif, parfois tourmenté, parfois serein, toujours indiscipliné, ce mariage d’objets hétéroclites prenant peu à peu une forme signifiante, dans un délire de couleurs, créaient autour d’eux un halo de paix, une irréalité qui calmaient leurs propres délires ?
Mais alors, pourquoi, sinon par peur du qu’en dira-t-on, des ragots autour de celui qui n’était pas " comme les autres ", les proches de ces créateurs ont-ils si souvent eu honte des manifestations de ces talents innés exposés au grand jour ? Car peu d’entre eux les ont suivis dans leur fantasmagorie. Et la plupart s’empressent, même aujourd’hui, de détruire les œuvres à la mort de ces trouble-fête ! Ainsi, les animaux de béton d’Henri Lescarbourra sont-ils disparus, sauf quelques-uns réinstallés dans le jardin public de son village ! Ainsi, à Kérabiou, un champ entier de sculptures dont l’auteur était parfaitement anonyme s’est-il volatilisé, sauf l’une d’elles qui orne l’entrée d’un restaurant de Plougastel-Daoulas ! Ainsi, les " mégafers " de Le Lagadec n’ont-ils été sauvés par personne ! Ainsi le courrier de Chomo a-t-il été brûlé… Ainsi… Ainsi… Pourquoi ?...
Car, inversement, le promeneur découvrant souvent par hasard ces lieux " habités " éprouve immédiatement un immense intérêt, virant parfois pour lui-même à une obsession au moins égale à celle des créateurs !
Mais, puisqu’il pense à l'opposé de l’attitude des familles de ces gens appelés aussi parfois " oeuvriers ", pourquoi cet intérêt pour ces réalisations hors normes, liées à la folie parfois, à l’originalité toujours, à des comportements souvent irraisonnables ? N’est-ce pas parce que, vivant dans un monde trop rationnel où les valeurs matérielles ont pris une importance tellement prépondérante, ces univers créatifs en dehors de toutes règles, emmènent dans leur rêve ce visiteur subjugué ? Que ces fantaisies extravagantes et stupéfiantes concourent à enrichir son propre imaginaire, son sens de la beauté rare ? Que ce jaillissement de défis bouscule les idées préconçues de ce visiteur inopiné, comble ses propres obsessions du manque, du vide intellectuel qui le cerne de toutes parts ; l’entraîne dans les méandres de l’inconnu de son propre inconscient ?
Est-ce aussi parce que ces talents innés chez des personnages bien souvent illettrés, cette charge émotionnelle qui se dégage de chacune de ces figures étranges, l'originalité et la fraîcheur de ces oeuvres qui échappent à toute classification, parlent à son moi intime plutôt qu'à son bon goût de "civilisé", et lui sont une sorte de revanche, de plaisir par procuration ? Est-ce enfin parce que ces œuvres du silence et de la solitude soulèvent en lui un questionnement, en même temps qu’elles lui apportent une sorte de réponse ? D’où sa réaction éminemment subjective ?
Sinon, comment expliquer que si longtemps, ces réalisations soient restées dans l’ombre ? Qu’aujourd’hui encore, un très grand nombre soit conservé jalousement par quelques privilégiés ? Qu’au long des routes, chacun considère comme une sorte de victoire de " tomber sur " un lieu surchargé d’avions ou d’hélicoptères tournant en tous sens ; sur un nid de Priape en érection, d’Apollon pissant perpétuellement ; sur quelque gigantesque Prométhée à la tête de serpent ; sur Jeanne d’Arc vêtue de sa cotte de mailles ; sur un haut-relief rutilant de personnages, animaux, etc. ? N’est-ce pas par le fait qu’il est bon d’éprouver à l’improviste un sentiment d'enchantement, de s’approprier les rêves d’autrui. Refaire, en somme, à sa manière, une histoire qui n’est pas la sienne ?
Jeanine RIVAIS.
Marcel Réja : " L’Art chez les fous " (1907). Derrière le pseudonyme de Marcel Réja se cache le Docteur Meunier, médecin psychiatre français. Réédition : Editions de l’Aracine Musée d’Art brut, avec la collaboration de la Culture et de la Francophonie.
Prinzhorn : " Expressions de la folie ". Réédition 1996 : Editions Connaissance de l’inconscient, Gallimard.(1924)