L'ATELIER DE L’AUTRE A VILLE-EVRARD
*****
(Les travaux des Ateliers d’expression plastique du Secteur 12 de l’EPS de Ville-Evrard (Seine-Saint-Denis) à l’Institut Cochin de Génétique Moléculaire, 22 rue Méchain. PARIS.)
**********
Il y eut Antonin Artaud. Après quoi, l’anonymat concernant le type de soins donnés aux patients de l’hôpital psychiatrique de Ville-Evrard eut sans doute du mal à être préservé ! Il est même sûr que le mouvement s’est inversé, puisque régulièrement, l’atelier de thérapie autorise la “sortie” d’oeuvres réalisées entre ses murs. Cinquante ans après, il est à la fois angoissant et réconfortant de constater que, si fleurissent en France des lieux un peu légers dispensant à des personnes psychiquement perturbées un “enseignement pictural” très directif dont les résultats “à l’imitation des créations d’Art brut” sont loin d’être probants ; d’autres continuent d’œuvrer pour le mieux-être de patients parfois gravement atteints.
A voir les oeuvres exposées à l’Institut Cochin, tel est le cas du Secteur 12 de Ville-Evrard ! Car, réalisées dans cet atelier ; ou créées par des malades enfouis dans le secret de l’avant-Prinzhorn, le même désarroi s’exprime sur les murs. Un texte explicatif précise d’ailleurs que la plupart des gravures, dessins et peintures exposés ont été réalisés par les malades au cours d’”accès délirants”. Et le résultat ne laisse planer aucun doute sur la sincérité de ces délires !
En noir ou bleu, une série de gravures (ce travail de patience qui présupposerait une grande paix intérieure !) très fines et précises, propose ici un individu enchaîné enveloppé de linges ; là deux personnes, l’une ayant l’air d’être en train de griffer l’autre de sa main-moignon ; à côté, un sexe sans doute, dans lequel sont lovés des personnages, ou plutôt des tronçons de personnages, dont les “morceaux” remis “en place” reconstituent un ensemble “humain” ! Sur un autre mur, figures aux yeux vacants et bouches aux commissures dissymétriques ; travail délicat pour un petit être lourd, au visage marqué, au corps incertain, à moins que les fragments de quelque chose, posés sur une table, ne soient...
Et puis des dessins : visages aux gros yeux, aux nez tantôt énormes, tantôt minuscules ; les coulures de peinture générant, de leurs zébrures, la désolation sur le papier... Somptueux lever de soleil au-dessus d’un semeur au geste large. Terrible paysage de cauchemar fait de taches et de longues traînées noires sur lesquelles est à demi-allongé un individu aux cheveux surabondants, la tête inclinée au-dessus d’une surface lisse et brillante qui pourrait être de l’eau : mais paradoxalement, son corps ne s’y reflète pas. Par contre, tout autour, évoluent des sortes d’ectoplasmes ? d’araignées ?... Plus loin, sur un autre papier, un petit être quadrillé, réduit aux lignes les plus primitives, relié intentionnellement ou par accident par une énorme coulée de matière à un nuage-chien, est parvenu à se hisser jusqu’au houppier d’un arbre, sur fond de grillage diffus !
Des peintures, enfin, jusqu’au bas de l’escalier. Véritable de chemin de croix le long duquel se succèdent comme autant de témoignages déchirants-déchirés des êtres humains, personnages rudimentaires, dardant leurs nez-phallus, affirmant leurs yeux dilatés aux cernes énormes ; griffés à coups de crayons irréguliers, de grattages et de quadrillages obsessionnels, dans des bruns tourmentés et des noirs terribles ; ou au contraire des bleus profonds comme l’eau glauque, des rouges vifs comme le sang... Il y a bien, au cours de cette promenade au bout de l’angoisse, cette descente vers les tréfonds du psychisme humain, un Batman très esthétisant ! Mais de ses oreilles jaillissent des étincelles électriques, et vers un possible astéroïde spiralé dessiné derrière lui, part un violent éclair...
Peindre, sculpter sont une autre façon d'écrire. Qu'ils écrivent, qu'ils peignent ou sculptent, à chaque fois, ces créateurs repartent du désordre enfantin de leurs émotions, des premiers mots qui leur viennent. De formes arrachées au matériau ou de taches de peinture sur une toile. Après, s'engage en eux une aventure, menée en grande partie inconsciemment, d'expérimentations et de tâtonnements, d'avancées et de reculs. Jusqu'au moment où leurs détresses profondes s’étant épanouies, leur "dit" sublimé, transféré sur la toile, dans la terre... il leur est impossible d'aller plus loin, parce qu'ils sont parvenus à une forme d'évidence.
Subséquemment, n'est-ce pas aux animateurs de ce centre de thérapie que revient le mérite d'avoir compris la force créatrice de ces marginaux, leur donner la liberté d'expression, la possibilité de "raconter" sans tabous leur mal de vivre, en ayant su regrouper leurs paradoxes, exalter leurs antithèses, pointer leurs ressemblances, encourager leurs différences ? De permettre à chaque artiste, grâce aux œuvres qu'il produit, de témoigner face au public, de sa quête d'un absolu, SON absolu, SON rêve, SON utopie …
Jeanine RIVAIS
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 64 DE JUIN 1999 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.