L’ART DIFFERENCIE AU CREAHM ASBL DE LIEGE (Belgique)
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“Le Créahm –Association Créativité et handicap mental – fut fondé en 1979. Ses objectifs visaient à donner à toute personne handicapée mentale la possibilité de s’épanouir en découvrant ou en développant ses talents artistiques dans un environnement de choix ; accéder à une reconnaissance digne d’intérêt par le biais de cette ouverture à la culture. La démarche du Créahm s’apparente inévitablement à celle d’un artiste culturellement reconnu, non handicapé, évitant l’aspect occupationnel généralement employé jusqu’alors dans les différentes institutions. Modestes au départ, les ateliers de peinture qui sont créés à Liège en 1980, se développent rapidement, s’étendent à d’autres disciplines : la sculpture, le théâtre, la danse, la mosaïque, la photographie, la musique et le chant ; et s’évadent vers d’autres lieux. Ainsi, des ateliers d’expression artistiques sont ouverts à Bruxelles vers 1982.
Les premières initiatives permettent le travail en atelier, encadré par des artistes capables d’orienter sans la détourner la réflexion originale de la personne handicapée ; de même que des expositions, des spectacles ou des concerts. Le Créahm s’avère rapidement une référence en la matière, bien au-delà de ses frontières. Aujourd’hui encore, de fréquents projets internationaux sont programmés à son instigation. En 1986, il organise à Liège le premier colloque européen sur L’Art et le handicap mental, apportant une dimension supplémentaire à ses activités : la recherche et la réflexion sur les possibilités artistiques des handicapés mentaux. Afin d’affirmer l’existence de cette forme d’expression le Centre d’Art Différencié (CAD) ouvre ses portes au Parc d’Avroy à Liège en 1982. Une collection d’Art différencié glanée au gré des contacts et des échanges y est montée. Une galerie d’expositions temporaires invite les handicapés mentaux à envahir les cimaises aux côtés d’artistes dits “normaux”, ou à développer leur imagination autour d’un thème particulier. Elle se veut la vitrine et l’outil de la promotion et la diffusion de l’art qu’elle représente.
Le mot “ART DIFFERENCIE” désigne désormais cet art produit par des handicapés mentaux, distinct de la notion d’Art brut définie par Dubuffet... (Extrait du texte d’introduction à la visite du Créahm).
La visite s’ouvre sur deux immenses toiles de PASCALE VINCKE proposant sur fond noir un couple en tenue légère, apparemment en train de danser, bien que les deux protagonistes ne se regardent pas. Cette créatrice qui travaille souvent à partir de photos découpées dans des catalogues de mode, affectionne particulièrement le pastel sec, la lithographie et la linogravure. Les oeuvres présentes, très contrastées, témoignent d’un grand sens de la couleur.
Ses oeuvres sont déjà bien connues en Belgique où elle a reçu divers prix lors d’expositions.
Réalisée lors d’un stage de formation, la Tour de Babel a été créée collectivement lors d’une formation en sculpture ouverte à tous, à Wanne-Stavelot. Sa particularité a été d’être cuite sur place après trois semaines de séchage, dans un four à papier.
Enorme, couverte de petits personnages, animaux, fleurs et objets plus ou moins identifiables, elle est de toute évidence le reflet d’une grande complicité des artistes naissants qui ont collaboré à son édification.
Les oeuvres de NICOLE DAIWAILLE témoignent d’une grande puissance imaginative, d’un sens inné des couleurs et de la composition. Elle réalise des petites scènes “de quartier” où l’on se côtoie “entre voisins” dans une ambiance bon enfant.
En 1995, cette artiste a réalisé une fresque sur les murs de la Maison de Poésie d’Amay ; et en 1997, des fontaines pour les jardins de la WHIP.
REMY DE LANGE (1954-1983) eut une activité multiforme, allant de metteur en scène à pétomane, en passant par la peinture de petits personnages rondouillards, très gestuels, cheveux hirsutes, faces hilares ; racontant en quelques coups de pinceau tout le bonheur de vivre d’un être un peu poète, sans doute trop rêveur, puisqu’il mourut écrasé un jour où il traversait la route dans sa voiture imaginaire !
Voyageur intersidéral d’une imagination débordante, et d’une technicité exemplaire, SERGE DELAUNAY faisait à l’automne 1999, outre sa présence dans la collection permanente du musée, l’objet d’une importante exposition dans la galerie du Créahm-Liège.
Murs entièrement tendus de textes / comptes-rendus de décollages vers de lointaines planètes, vers des systèmes stellaires inconnus, d’amerrissages ou d’atterrissages sur la planète Terre ; et de dessins en noir et blanc, au marker et à l’encre.
Reviennent régulièrement sur le papier, hormis les robots et les fusées dont les dates et heures d’envol sont méticuleusement notées, hormis les tanks, caisses et camions nécessaires au chargement des soutes ; deux petites filles apparemment très tristes, aux cheveux lissés avec tant de soin qu’on les croirait peignés un à un ; mignonnes jupettes plissées, corsages brodés et croix sur la poitrine. Elles se nomment Julie et Mélissa ; et sans doute sont-elles là, seules êtres vivants, pour assister au décollage programmé par des techniciens-automates ? Cernées d’inscriptions galactiques et de fleurs, elles affirment
“Nous sommes toujours ensemble partout dans les régions euro-mondiales et ailleurs” !
Bon voyage, donc, à Serge Delaunay, qui a su tirer d’une monomanie, une création tellement vivante ! Variée et planétaire, aussi, puisqu’il a, en 1997, réalisé une série de Martiens pour les jardins de la WHIP ; et que certaines de ses oeuvres ont été acquises par la Collection de l’Art brut de Lausanne.
Et puis, preuve de son talent protéiforme, il lui arrive de quitter Julie et Mélissa pour les Christophe et les Véronique, c’est-à-dire les hommes et les femmes qu’il sculpte en terre, souvent nus, avec des sexes et des seins très proéminents !
INES ANDOUCHE a longtemps vécu de façon itinérante en Afrique où travaillaient ses parents. Elle est revenue en Belgique en 1961.
Ses oeuvres sont le plus souvent au fusain, très structurées. Les lignes noires, épaisses, sont surlignées de rouge. Elles partent toutes d’un même point situé à hauteur du cou du personnage, et rayonnent jusqu’à ce que celui-ci soit installé en gros plan ; avec en extrême avant-plan, là, juste face à face avec le spectateur, sa tête ovale aux gros yeux surpris, peut-être vaguement effrayés, aux lèvres énormes retroussées sur des dents irrégulières. Des images simples, mais rendues puissantes par le talent de cette artiste à tout dire en ne laissant finalement que les traits essentiels.
Voir aussi TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "INES ANDOUCHE ET SON DOUBLE" / http///jeaninerivais.jimdo.com/ / Rubrique RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURE
PHILIPPE LANGEN dessine sur fond blanc des personnages aux lignes chantournées, noires et onduleuses. Ils sont tous là, côte à côte, tournés vers le spectateur, le regardant d’un air vaguement sardonique. Un personnage central, nanti d’une main énorme, mais au corps incomplet semble le point de départ du travail de l’artiste qui continue jusqu’à ce que le support soit complètement “habité”, que la scène lui paraisse complète et équilibrée. Ce dessinateur possède vraiment un sens du trait remarquable !
MARTINE COPENAUT trace au feutre sur le papier, de petits cercles qu’elle colorie ensuite au crayon de couleurs. Elle réalise ainsi des paysages fleuris, très denses, puisqu’au terme de son activité, il ne reste absolument aucun espace vide sur sa feuille ! Paysages de fleurs, très équilibrés, à la fois colorés lumineux et harmonieux, avec, par endroits, comme un effet de surprise, des assemblages de pétales qui deviennent des maisons, des personnages... tapis au milieu des végétaux, sorte de jeu de piste à la fois sérieux et ludique pour le spectateur !
Venait ensuite une énorme sculpture en terre, de PATRICIA VERDUYKT, représentant une femme assise, aux gros seins pointus complètement déséquilibrés, au nombril puissant, aux bras recourbés de part et d’autre des hanches en une courbe provocatrice, comme pour impliquer que le personnage est bien là, sûr de lui ! Les jambes sont repliées vers l’avant, les pieds “rentrés”. Au-dessus d’un cou énorme, la tête continue, sans séparation. Le front est dégarni, mais les cheveux pendent de chaque côté donnent plutôt le sentiment qu’il s’agit d’oreilles de chien. Le nez est réduit à un petit trou, ainsi que les yeux. Volonté de l’artiste ou accident ? Au cours de la cuisson, la terre a, par endroits, été “brûlée”, créant des zones noires sur le fond rose / brun, apportant à cette oeuvre magnifique, un caractère un peu malsain !
DANIEL STERCKX travaille la linogravure et la terre, et dessine au pastel gras, sur fond noir : des oeuvres qui, une fois terminées, ont l’air d’avoir été réalisés avec un brin de laine sans fin, polychrome, entourant un corps immense et sans formes, bordurant une tête semi-circulaire, un énorme nez et de gros yeux qui couvrent presque entièrement les joues ; coiffée d’une toque très raide... De chaque côté, légèrement en avant se tiennent deux personnages plus petits, dont l’un est la réplique miniaturisée de lui qui remplit l’espace , l’autre pouvant être un animal dressé sur ses pattes arrières.
Un travail impressionnant par le côté obsessionnel, de ce trait, par cet aspect ligaturé des individus !
Les petits personnages en pied dont FELICIENNE VAN HOVE fait le portrait ont de bonnes bouilles bien rondes, bien roses, sauf celui du milieu pour lequel le rose a été surchargé de traits verticaux polychromes. L’un porte sur ses cheveux maigres une petite toque riquiqui, l’autre a un chignon en tuyau de poêle. Et leurs bons gros yeux écarquillés ont l’air tellement gentils ! Portraits soigneusement encadrés par un tour constitué de portraits en réduction, de têtes de lapins facétieuses, de fleurs, etc.
Une oeuvre naïve, alerte et primesautière, exécutée par une artiste qui possède un indéniable talent de coloriste !
Morcelés, réalisés au crayon noir et colorés de rouges, aux gros pieds / oeufs, têtes brunes accumulées dans un espace complètement fermé, de forme ovoïde, les personnages de MARC DE BRUYNE donnent l’impression de se liquéfier, de se dissoudre dans ces huis-clos aux couleurs vertes, livides !
Un créateur vivant dans un monde certainement très “enfermé” !
DOROTHY BERRY crée des personnages très bruts dans des tons de roses sur fond vert quadrillé de rectangles dans lesquels sont portées des inscriptions informes, du moins incompréhensibles pour le visiteur. Sortes de petits individus qui seraient juste émergés du stade du bonhomme têtard, aux appendices sexuels très développés, d’une connotation très dynamique, très alerte.
DANIELE LEMAIRE réalise des sujets très bruts, tantôt de teinte vive surchargée de blanc, tantôt reprise ton sur ton par des plages contradictoires de grands traits de crayon. Mais si cette facture témoigne d’un handicap de la créatrice qui a, d’après le musée, souffert à la naissance, elle est aussi la preuve que cette dernière possède un grand sens des harmonies de couleurs, tantôt chaudes, tantôt sombres. Souvent, ses personnages sont non pas des êtres humains, mais des animaux peints de façon très évocatrice par une artiste authentique, d’une sincérité bouleversante.
ANY SERVAIS, réalise des sculptures de terre qui sont chaque fois sauvées par des mains vigilantes de la destruction à laquelle elle ne manque pas de les vouer ; permettant ainsi d’admirer son débordement de sincérité, de dynamisme, son sens de la dérision, son humour qui l’amène par exemple à représenter Napoléon ployant sous le poids d’un aigle aux grandes ailes éployées qui était supposé célébrer sa gloire...
Mais surtout, Any Servais est peintre. Elle réalise d’immenses oeuvres très brutes, complètement “remplies” de personnages-troncs aux têtes carrées qui peuvent (peut-être en fonction de l’état d’esprit du peintre ? ) être très nettes, ou au contraire complètement gribouillées de zébrures ; avoir de grosses mains étalées sur la poitrine, ou au contraire des corps perdus dans un magma de couleurs qui se chevauchent ruissellent, forment des taches irrégulières, etc.
Un oeuvre brute très puissante et bouleversante !
Il faudrait, pour être juste, bien que de toutes façons incomplet, évoquer d’autres oeuvres, d’autres créateurs et créatrices aux univers multiformes et tellement gais ou au contraire tellement perturbés, citer tous les noms attachés aux cimaises : évoquer les oeuvres de MARIE THOLON, petites taches de couleurs contrastées, surlignées au feutre noir qui s’agencent à la manière d’un vitrail pour former un élément figuratif, animal, personnage clownesque, etc. MAXIME COTTONE dont les oeuvres narratives sont directes, violentes, d’une sexualité débordante, et témoignant d’un grand appétit festif. VALERIO CICCONE qui, partant d’une image, circonscrit la partie qui l’intéresse, et recrée ensuite en fonction de son élan créatif, des paysages personnels où se mêlent zones d’ombre et zones lumineuses. JOHN BRESLIN qui entrelace ses scènes de la vie quotidienne de phrases comme “Doing is my hobby” (L’action (le travail) est mon occupation préférée) ; “The ideas come from my head, I like messy colours” (les idées sortent de ma tête, j’aime les couleurs qui ne sont pas nettes)... MICHEL PETINIAU qui a très longtemps dessiné en noir et blanc et s’est maintenant lancé dans des oeuvres colorées au feutre. D’autres encore...
Jeanine RIVAIS
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1999 APRES LA VISITE AU CREAHM LIEGE ET PUBLIE DANS LE N° 67 DE JANVIER 2000 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.