ART ET PSYCHIATRIE: LE MONDE ETRANGE DE JEAN-PAUL HENRY.
Entretien de Jeanine Rivais avec M. André HENRY (père de Jean-Paul) et
Jean-Paul HENRY (1945-2005)
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A l'hiver 1995/96, le petit musée d’Art Naïf de Noyers-sur-Serein (Yonne) présentait pendant quelques mois une exposition de Jean-Paul HENRY. Oeuvre étrange, bouleversante par son côté obsessionnel : Quatre murs entièrement tapissés de dessins, tous du même format, couverts de petits personnages exécutés au crayon de couleurs ou à la craie d’art, parmi lesquels des phrases prenaient à parti, tel un prêcheur le public, le visiteur qui s aventurait dans ce lieu ! Une oeuvre angoissante qui a exigé beaucoup de temps pour être “oubliée ", “retrouvée" plus sereinement et de nouveau affrontée !
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Jeanine Rivais : Monsieur Henry, quel âge a votre fils ; et quel âge avait-il lorsque vous vous êtes aperçu que quelque chose n’allait pas?
M. Henry : Il a cinquante ans. Il est assez difficile de dire quand ont commencé ses problèmes. il était au début, et ce jusqu’en Quatrième, en 1961, un très bon élève au lycée Amyot d'Auxerre. Ensuite, il a dû quitter le lycée parce qu'il est devenu trop instable. Vous savez combien les enfants sont terribles les uns avec les autres. Certains ont grandement contribué à le perturber ! Nous l’avons inscrit à des cours par correspondance qu'il a suivis jusqu’en Première. Mais, au fil des mois, il a eu de plus en plus de mai à faire les exercices. Nous avons donc décidé de lui trouver une activité.
Jean-Paul Henry : J’ai été soigné par le Dr. Scherrer, de 1967 à 1970. Il m’a soigné par le psychodrame, pour m’aider à vaincre ma timidité. Puis je suis allé, de 1964 à 1980, travailler chez un horticulteur : quinze ans et dix mois très exactement !
J.R. : Que faisiez-vous à ces séances de psychothérapie ?
J.P. Henry: J’ai commencé par évoquer une passion qui m’est chère, celle des pompiers.
M. Henry : Il y a eu, dans son passé, l’achat d’un jouet qui comportait des pompiers. Ce souvenir est très important pour lui.. Il en parle souvent. Jusqu'à sa mort, le Dr. Scherrer l’a suivi. Maintenant, Jean-Paul est le patient de Mme Quiniou, médecin-chef à l'hôpital psychiatrique d'Auxerre.
J.R. : Comment se manifestait pour votre fils, l’impossibilité de vivre en harmonie avec les autres ?
M. Henry : Comment définir cette difficulté ? Est-ce de la schizophrénie ? Ce mot s’emploie pour la plupart des maladies mentales, mais il désigne des états tellement divers ! La psychiatrie sait parler des maladies, les caractériser, les situer, mais pas les soigner, sauf par quelques moyens dont le principal est la chimiothérapie. Pour mon fils, comme pour les autres, deux ou trois mots savants suffiraient à le cerner. C’est pourquoi, je préfère le considérer comme un artiste, et dissocier son art de sa maladie.
J.P. Henry : Au début, à cause des médicaments, j’étais complètement endormi, incapable de faire quoi que ce soit !
J.R. : Quand avez-vous commencé à dessiner ?
J.P. Henry : L’idée m’en est venue le 5 novembre 1970. J’ai réalisé une cruche.
M. Henry : Sa décision était inattendue, parce que, techniquement, il n’était pas doué pour le dessin. Il avait malheureusement des difficultés à s'exprimer littérairement, sinon, étant moi-même écrivain, je l'aurais plutôt orienté vers l'écriture. Jean-Paul a fait de nombreux dessins, bien avant sa rencontre avec Melle Crétigny qui l'a pris en charge quelque temps, sur le conseil de Mme Quiniou. Mais ce qui est intéressant, c 'est la façon dont Melle Crétigny a tenté avec lui une approche thérapeutique, au moyen de son expression picturale. Ma femme et moi l'avons grandement encouragé à exprimer ce qu'il ressentait. Il a, depuis, exécuté une quantité invraisemblable de dessins.
J.R. : Comment procède-t-il ? Ses personnages sont souvent bras en croix, et toujours réduits à la ligne extérieure, sans fioritures.
M. Henry : Si on regarde ses dessins sur une quinzaine de jours, il est évident qu'on peut parler d'une certaine stéréotypie : Je veux dire qu'un dessin en répète un autre qui... Mais en fait, il travaille de façon assez curieuse : Il a beaucoup de livres d'art. Il les regarde souvent, et c 'est la plupart du temps à partir du livre d'art qu'il choisit la structure de son travail : Il "habille ", pour ainsi dire, cette structure de formes humaines répétitives qui lui sont propres : Ainsi compose-t-il un dessin original.
J.R.: Jean-Paul, pourquoi dessinez-vous le même personnage ? A quoi correspond-il en vous ? Quand vous le faites, avez-vous le sentiment de reproduire l’oeuvre d’art que vous avez sous les yeux, ou avez-vous l'impression de créer quelque chose de personnel ?
J.P. Henry: Je prends un modèle dans un livre, et je le reproduis d’une façon différente. Malgré tout, j’ai l’impression de copier.
M. Henry: Copier, mais en transposant. En retrouvant dans la transposition des thèmes qui ont, je vous concède le mot, un caractère obsessionnel.
J.R.: Qu’essaie-t-il de traduire par cette obsession ? A-t-il dit de quoi il essaie de se libérer?
M. Henry : Je ne crois pas beaucoup à la psychanalyse, même si j’ai parmi mes amis des psychanalystes célèbres comme Didier Anzieu. Mais je pense que les dessins de Jean-Paul ont ce qu 'on appelle en psychologie, "un caractère projectif". Il est très possible qu’on puisse y lire certains de ses problèmes, mais j'ignore si une lecture serait forcément correcte ? Et si elle dévoilerait finalement grand chose de lui ?
J.R. : Ce qui est impressionnant, c’est qu’il ne s’intéresse qu’à l’Homme !
M. Henry : Cela n'a pas toujours été le cas. Mais il est vrai que désormais il ne réalise que des reproductions humaines.
J.R. : Vous avez parlé tout à l’heure de séries. Qu’est -ce qui peut correspondre à un changement, les uns étant parfaitement nets, bien colorés; d’autres un peu plus "flous”, plus morbides sans jamais être tristes ; moins épanouis que les premiers. A quoi correspond la différence ?
M. Henry : Il y a une question d'humeur, de modèle, de matériau. Ce qu'il fait dépend beaucoup du matériau qu''il utilise.
J.R. : J’ai vu ces dessins aux crayons de couleurs. Quelles techniques employez-vous généralement ?
J.P. Henry : Je dessine souvent au pastel. Mais je ne fais pas de peintures.
M. Henry : Nous avons essayé de l'engager vers la peinture, vers l'aquarelle, notamment. Mais if n'a pas persévéré dans cette voie. Il faut qu'il ait un certain format des crayons de couleurs et des pastels. Mais ces pastels s'écrasent, ce qui est dommage car c 'est avec eux qu'il réalise les dessins les plus expressifs dans les coloris les plus beaux.
J.R. : Que vous a apporté le dessin ? Dessinez-vous beaucoup ?
J-P. Henry : Je fais plusieurs dessins par jour. Mais j’ai aussi des activités physiques et je lis beaucoup. Je dessine chaque jour pendant trois ou quatre heures.
J.R. : Qu’est-ce qui vous a amené à choisir ce format pour vos dessins (27/32 cm) ?
J.P. Henry : C’était celui que j’utilisais quand j'étais lycéen.
J.R.: Vous êtes resté dans une structure qui vous était familière. Pourquoi certains de vos dessins sont-ils couverts de stries ou de couches de couleurs ? D’autres ont un côté très structuré; dont le découpage rappelle les vitraux.
J.P. Henry : N’oubliez pas que je dessine trois/quatre heures par jour. Je fais sans doute les stries quand je suis fatigué ? Pour le découpage, j’ai vu de nombreuses cathédrales, car j'ai beaucoup voyagé. J’ai admiré les oeuvres du Gréco à Tolède, visité Notre-Dame de Fatima, etc.
J.R.: Vous avez néanmoins une série de petits dessins beaucoup plus “ouvragés”. Ils sont plus précieux, au sens où un orfèvre travaillerait un bijou plus qu’un autre. Quelqu’un vous-a-t-il aidé, ou les avez-vous réalisés absolument seul. Comment les définissez-vous?
J.P. Henry: Je les ai faits tout seul. Ils sont parmi les plus anciens. Je les appelle la “période des écailles”. J’ai réalisé cette série pour le livre avec mon père. Il y a très longtemps que je n'en ai pas fait. Maintenant je travaille beaucoup plus vite qu’autrefois.
J.R.: Votre travail est en effet plus gestuel, plus nerveux. Quand vous dessinez un personnage, avez-vous le sentiment qu’il s’agit de vous, de quelqu’un que vous connaissez ? Ou bien, s’il est très coloré, très décoré, peut-il s’agir d’un clown ?... Quel tableau d’art regardez-vous dans ces moments-là ?
J.P. Henry : Probablement Gauguin, car c’est lui qui m’intéresse le plus. Mais je le reproduis chaque fois de façon très différente du modèle !
J.R.: Il est évident que vous êtes un très bon coloriste, vous avez un sens aigu de l’équilibre des couleurs et des formes. La plupart de vos dessins sont d’ailleurs “équilibrés” dans tous les sens. Votre oeuvre mérite un grand respect et une grande admiration, car c’est véritablement un travail de professionnel. Il y avait en outre des inscriptions, à Noyers-sur-Serein; des phrases parlant de "Dieu de l’Homme". Sont-elles de vous ?
M. Henry : Nous avions fait un livre ensemble : Jean-Paul réalisant les dessins qui ont constitué le point de départ, j'écrivais en face un petit poème qui était mon interprétation du dessin. Nous pratiquons depuis une quinzaine d'années un travail commun qui a débuté dans la revue Plein Champ : L'éditeur avait publié une vingtaine de “couples” dessins-poèmes. Jean-Paul a eu une exposition particulière à Paris, rue Saint-André-des-Arts ; à Bruxelles… Il a actuellement des dessins à Ravenne, d’autres à Chicago. Il a eu cette année, plusieurs expositions dans la région (Sens, Cudot, etc.).
J.R.: Qui organise ces expositions ? Qu’apportent-elles à votre fils ?
M. Henry: Des amis ont pris en charge ces manifestations, pour honorer Jean-Paul. Nous en sommes très fiers. Mon fils est bien sûr extrêmement content que l'on parie de lui, que l'on reconnaisse son art, qu'il puisse être connu dans certains milieux.
J.R.: Dans quels lieux est-il exposé en permanence ?
M. Henry: Il est à la Fabuloserie (¹), à Noyers-sur-Serein, à Lausanne, à Chicago.
J.R.: Commentez-vous parfois ses oeuvres?
M. Henry: Je l'apprécie positivement quand j'ai l'impression qu’il crée une forme originale, différente de ce qu'il a fait la veille. Jean-Paul appartient, bien sûr, à la catégorie privilégiée de ceux qui ont un art spontané, brut, parce qu’ils n 'ont pas eu la possibilité de faire des apprentissages. Certains en font tout de même, à l'intérieur de leur expression d’un genre limité, un nombre important : Mon fils est devenu très adroit dans la répartition des couleurs, la conception des formes. C’est ce qui rend son travail intéressant.
J.R.: Avez-vous le sentiment que s’il n’avait pas été “malade”, il aurait tout de même été un artiste ?
M. Henry: Je l'ignore. Mais je ne crois pas qu'il se serait orienté vers le graphisme.
J.P. Henry: Je me demande si je ne me serais pas consacré à l’histoire et à la géographie. Je suis avec intérêt et inquiétude depuis trois ans les événements de la Yougoslavie. Je ne cherche pas à me défendre, mais je lis chaque jour avec le sentiment et le désir de compléter mes études secondaires que je n’ai pas pu mener à bien dans ma jeunesse. Je m'oblige à choisir des livres de plus en plus difficiles : Par exemple, je viens d’achever un ouvrage de Simenon et je lis en ce moment "La chambre des Dames" de Jeanne Bourin, alors que l’an passé, je me limitais à des éditions simplifiées de Jules Verne. Cette impression de recherche personnelle crée en moi une impulsion très forte !
Entretien réalisé à Monéteau (Yonne) le 15 janvier 1996, au domicile de M Henry et Jean-Paul.
(¹) La Fabuloserie d'Alain et Caroline Bourbonnais est située à Dicy (Yonne). Et le Musée d'Art naïf de Noyers-sur-Serein est également dans l'Yonne.
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Ci-dessous : Extrait de l’ouvrage d'André Henry, " Le Père avec le Fils", poèmes sur des dessins de Jean-Paul Henry suivis d'une étude par Jacques Ancert (Plein Chant 1976).
André Henry a publié des ouvrages de philosophie, en particulier sur Bergson, et publié de nombreux articles, ainsi que des poèmes.
JEAN-PAUL
Tu connais le chemin de la plus haute tour,
Tu vas rôdant à pas de neige aux lisières du jour,
A distance de rêve, et tu as ces châteaux obscurs
et des royaumes
Dans des géographies du temps de Livingstone
Pour y loger le faste gauche de tes songes.
Tu vas silencieux, ramassé sur ton ombre,
Comme si tu voulais faire oublier ton corps,
Cet habit maladroit déjà presque trop long.
0 mon enfant, qui te crois seul,
Si tu savais combien tu es pareil à l'enfant que je fus,
Solitaire et raidi dans un pudique orgueil !
Comme toi, j'ai eu mes châteaux, mes jardins, sous d'étranges soleils,
J'ai eu mon île ainsi qu'une tortue géante en mer des Caraïbes,
J'y ai vécu longtemps, magnifique et puissant, enveloppé
d'une quadruple palissade,
Il a fallu beaucoup d'amour pour me faire descendre
de mes tours et passer l'eau du rêve,
Il a fallu de douces voix pour me faire venir et
pour m'apprivoiser.
Comme toi, je me laissais voler mes crayons,
mes bons points et mes règles.
Dédaigneux et lointain, mais je comptais bien mieux
que les autres gamins,
Avec les nombres purs, ceux qui n'ont pas de mains,
Comme toi, je sentais de très loin le regard
des passants peser sur mes épaules,
Comme en toi, chaque mot un peu dur, résonnait longuement
dans ma poitrine étroite,
Comme toi, j 'avais le cœur trop plein de tendresse cachée,
mais cet amour obscur avait peur de sa voix
Étranglée à travers la raideur des lèvres maladroites,
Et ce n'était qu'aux moments éperdus,
qu’il se livrait soudain dans un cri
Presque rauque, et que peu d'oreilles savaient lire.
André Henry (1957)