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(1912-1996).
Cet entretien a été réalisé le 21 mars 1995, au milieu des poupées magiques de Simone Le carré-Galimard. La grande dame nous a quittés l'année suivante.
Ses œuvres sont visibles à la Fabuloserie qui lui consacre deux belles pièces ; au Musée de la Création franche de Bègles.
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Jeanine Rivais : Simone Le Carré-Galimard, racontez-nous votre vie ?
Simone Le Carré-Galimard : A vingt ans, sortant de l'école, je me suis trouvée confrontée à une période de chômage épouvantable. J'ai fait partie des milliers de personnes qui formaient de véritables serpents humains devant les usines ! Alors, bien avant que cela ne devienne à la mode, j'ai "effectué", si l'on peut dire, un retour à la terre. En 1934, ma mère possédait en Champagne, un tout petit lopin de terre et quelques ruches. Devenue apicultrice, j'en possédais moi-même plus de deux cents au début de la guerre !
Peut-être est-ce en observant les abeilles que j'ai acquis cette patience inlassable qui m'est précieuse pour mon travail ! Comme elles, je démolis, je reconstruits sans arrêt.
Dès le début de la guerre, je me suis engagée dans la Résistance. La paix revenue, j'ai épousé Maurice qui a été le compagnon de toute ma vie. Nous sommes venus à Paris parce que les abeilles, négligées pendant la guerre, n'ont pas survécu à une année de forte sécheresse. J'ai été engagée comme massière chez Germaine Richier.
Heureusement, j'avais sauvé quelques ruches en les transportant dans un bois, une véritable forêt vierge dont je devais couper les branches pour arriver jusqu'à elles. Au moment de l'essaimage, il me fallait rester près des ruches. Quels souvenirs ! Vivre sous la tente, au milieu des lianes, près des oiseaux et de mes abeilles ! C'est là que j'ai commencé une série de "Dessins blancs" à l'encre de Chine, qui existent toujours mais que je n'ai jamais exposés !
Puis, l'enfer dans notre vie, dans le cadre d'un petit restaurant acheté à Paris : victimes de racketteurs, nous avons mis quatre ans à le payer avant de pouvoir le revendre. Après ces années horribles, nous avons été heureux dans un atelier situé dans l'allée où Truffaut a tourné "Jules et Jim". Puis un jour, coup de foudre pour ce petit pavillon où nous vivons depuis tout ce temps ! Toutefois, comparé à l'atelier, il était très sombre. Et surtout, l'une des fenêtres était couverte de barreaux qui me contrariaient beaucoup ! J'ai donc pioché dans le sac de jouets de mes petits-enfants et commencé à agglomérer sur ces barreaux toutes sortes de minuscules personnages. Sans le savoir, je venais d'entrer dans l'Art brut et cette expérience m'ayant infiniment plu, j'ai continué. Cela a été, en 1974, le début de mes "accumulations" qui ont, depuis, fait tant d'émules !
En 1975, une amie m'a présenté Alphonse Chave. Il a tout de suite souhaité exposer mes œuvres. Mais j'en avais encore très peu, il a fallu attendre. Et quelques mois plus tard, il est décédé.
Je n'aurais jamais eu le courage de porter mes travaux dans des galeries si un ami ne m'avait emmenée chez Alain Bourbonnais qui dirigeait alors la galerie Atelier Jacob. Cela a été le début d'une longue amitié et d'une série d'expositions. Puis il a créé, à Dicy, la Fabuloserie, où il a emporté mes œuvres.
Depuis 1988, j'ai fait une vingtaine d'expositions, surtout dans des Maisons de la Culture, parce que j'aime la réaction des jeunes et des enfants devant mon travail. J'ai été invitée à l'Internationale de Gand et, en 1992, au Palais de la Découverte, à Paris. Plusieurs galeries ont exposé mes poupées (à Montauban, Nevers, Roanne…) ; des musées (Bègles). Des revues ont publié mes œuvres (L'Oeuf sauvage). Tout cela s'est déclenché à partir de 1992. J'ai été invitée à une émission de télévision pour un entretien sur l'art de récupération, qui m'a valu de nombreux appels téléphoniques. Parallèlement, plusieurs courts-métrages ont été tournés sur mon travail.
JR. : Lors de vos débuts, hormis la prospection de Dubuffet dans les milieux asilaires et carcéraux, et l'Atelier Jacob, aucune des structures maintenant consacrées aux artistes singuliers, n'existait encore.
Aviez-vous conscience, en choisissant votre style si particulier, de ne pas vous engager dans la voie royale ?
S. LC-G : Bien sûr ! Parmi les gens "normaux", personne ne me prenait au sérieux ! D'ailleurs, moi-même, je ne pensais pas à faire "une carrière artistique". Je ne pensais qu'à ma vie dans une maison que je trouvais sombre, et que j'égayais en accrochant aux murs, des personnages de mon cru ! Sans Chave et Alain Bourbonnais, j'aurais continué à les accumuler pour notre plaisir personnel. Même encore, c'est pour moi un crève-cœur de devoir les laisser partir de ce lieu, car ils contribuent à rendre la maison vivante !
JR. : Au fil des années, des modes se sont succédées, des crises ont éclaté, des artistes un jour au pinacle, se sont, le lendemain, effondrés.
Pendant ce temps, des musées ont été créés pour les artistes singuliers. Cette voie qui ne semblait qu'entre parenthèses, est à son tour devenue royale. Quel rôle avez-vous le sentiment d'y avoir joué, et qu'a signifié pour vous, votre entrée à la Fabuloserie, etc. ?
S. LC-G : C'était très agréable de sortir de l'ombre. Et les expositions m'ont aidée à convaincre les sceptiques que mes œuvres avaient de la valeur. Car il m'était pénible de lire dans les yeux des gens que je m'amusais à fabriquer des poupées pendant que mon mari faisait un travail ingrat de peintre en bâtiment !
Etre exposée à la Fabuloserie ou au Site de la Création franche, est devenu une caution : mon travail recevait l'approbation de gens sérieux, il devenait donc sérieux !
Et pourtant, les choses n'ont pas été faciles. Au début, je ne vendais rien et cela m'ennuyait beaucoup pour Alain Bourbonnais qui prenait des risques en m'exposant. Mais malgré le découragement, il y avait en moi quelque chose de physique qui me poussait à recommencer !
JR. : A l'origine, ces arts parallèles auxquels vous avez le sentiment d'appartenir, étaient l'œuvre de malades d'hôpitaux psychiatriques, de personnes dites "incultes" comme le Petit Pierre, de gens dits "du commun", incapables de rester plus longtemps esclaves de leur handicap (comme Ratier…) ou de la banalité de leur vie.
Or, vous savez très bien parler de votre travail, vous prouvez votre culture en citant des écrivains… A l'évidence, leurs problèmes n'ont pas été les vôtres. Comment êtes-vous entrée dans cette lignée de créateurs et comment rattachez-vous votre œuvre à la leur ?
Etant donné l'infinie variété de votre travail sur vos œuvres, quelle définition en donnez-vous ? Etes-vous peintre, sculpteur… ?
S. LC-G : Toutes ces définitions sur l'Art brut m'agacent un peu, parce que les fous n'ont pas forcément du talent ! D'autre part, le Petit Pierre n'a jamais pu vraiment communiquer avec les gens puisqu'il était muet ! Mais s'il vivait maintenant, des médecins s'occuperaient de lui, et personne, probablement, ne dirait qu'il est fou, ni simple d'esprit !
En ce qui me concerne, Alain Bourbonnais avait, lors de ma première exposition, trouvé un titre qui éclaire bien ma démarche : "Orgiaque foraine" ! Il est vrai que je me sens un peu clown au milieu de tous mes personnages. J'aime chanter la vie, veiller à ce que mes créations se sentent bien ensemble, séparer celles qui ne veulent pas cohabiter, bref faire une œuvre vivante, dont la meilleure définition me semble être "populaire".
JR. : Lorsque vous dessinez, votre démarche est-elle la même que quand vous créez vos personnages fantastiques ?
S. LC-G : Non. Les dessins étaient motivés par une démarche qu'on aurait pu, à l'époque, appeler surréaliste. Sauf que je n'inventais pas, je recréais l'ambiance tellement spéciale de ce bois, avec les lianes et les oiseaux qui pépiaient même la nuit ! C'était une atmosphère très étrange !
JR. : Vos créations sont entièrement réalisées à partir de vieux objets achetés dans des brocantes ou, comme Picassiette, récupérés dans des poubelles : Pourquoi cette démarche ? Est-ce un besoin pour vous de n'utiliser que des objets patinés par d'autres ; une volonté consciente de votre part, de créer du beau à partir de leurs rejets ?
S. LC-G : Oui. Trop souvent, les gens ne voient pas la beauté là où je la devine instantanément : dans un papier découpé ; un caillou qui, dans le caniveau, brille comme un diamant ! Peut-être ai-je en moi beaucoup d'imagination ? Et cette idée que je pourrais acheter du neuf, alors que, toute ma vie, j'ai vécu en autarcie complète ! Je suis effarée quand je dois entrer dans un magasin rutilant de choses neuves qui sont supposées être belles ! J'éprouve un amour vital pour les choses rejetées par d'autres, après avoir été aimées. Toutes ces poupées qui, à un Noël, ont donné du bonheur à une enfant et qui ont été abandonnées parce que le Noël suivant apportait un jouet encore plus beau ! A toutes, j'ai redonné la vie.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, j'ai "ramassé", "collecté". J'ai même gardé des écorces trouvées dans mon enfance. J'apprécie infiniment le travail de Picassiette, mais je ne le connaissais pas encore quand j'ai vu, à Troyes, le jardin d'hiver d'un couple de quincailliers dont tous les meubles étaient couverts de petits morceaux de vaisselle. Je ne dis pas que, de là, vient ma vocation, mais c'était mon premier sujet d'admiration. Ensuite, j'ai bien compris que les accumulations de Picassiette, comme les miennes, n'étaient pas faites n'importe comment !
JR. : En effet, contrairement à nombre d'artistes qui entassent, ajoutent juste pour compiler, votre travail est infiniment précis, harmonieux, chaque objet appelant le suivant de façon si évidente que tout changement entraînerait irrémédiablement la "naissance" d'un personnage différent. On parle de caverne d'Ali-Baba, mais ici l'expression prend tout son sens : c'est comme une folie, une passion pour ces poupées, ces objets tellement disparates qui, peu à peu, vont s'incorporer à un tout !...
S. LC-G : Oui, c'est comme une pâtisserie dont les divers ingrédients s'ajoutent progressivement les uns aux autres. Du fait de ce mélange, ils vont se transformer peu à peu. Il faut, comme un grand cuisinier, avoir l'œil, savoir à quelle dose mélanger les éléments, trouver le petit détail qui va rendre le résultat satisfaisant.
JR. : A quel moment, et comment sentez-vous que vous avez atteint un équilibre, l'harmonie recherchée ?
S. LC-G : C'est très difficile. Je ne suis jamais satisfaite de ce que je viens de faire. Je vais d'une table à l'autre, du haut en bas de la maison. Je cours au sous-sol chercher tel objet que j'ai en tête, reprends une œuvre oubliée depuis longtemps. Cette démarche dure pendant des années. Il me faut dix, vingt, trente ans pour juger de la valeur d'une création. C'est pourquoi voir mes poupées quitter la maison m'est une telle souffrance !
JR. : Des centaines, des milliers peut-être, de poupées ou de baigneurs entrent dans vos compositions dont ils constituent l'élément moteur. Leur accumulation semble faire partie, et en même temps générer la forme humanoïde de toutes vos œuvres : en somme, "les poupées dans la poupée", "les poupées créant la poupée". Quelles raisons donnez-vous à cette démarche très obsessionnelle ?
S. LC-G : Je vous ai parlé de mon enfance. A la mort de mon père, nous sommes allés vivre dans une ferme que ma mère possédait au milieu des bois, à huit kilomètres de l'habitation la plus proche ! Un seul chemin pour en sortir, même pas carrossable en hiver. Il fallait, pour aller à l'école, traverser le bois sur le cheval que conduisait mon frère aîné. J'ai donc été habituée à vivre dans la solitude, et à la peupler grâce à mon imagination.
D'autre part, ma mère était mennonite, une branche de la secte créée il y a bien longtemps par les Anabaptistes. Cette secte interdisait toute joie, tout plaisir. Ajoutez à cela la mort de mon père lorsque j'avais sept ans : pas question pour moi d'avoir des jouets ! J'ai donc commencé à m'en fabriquer. J'ai l'impression que c'est maintenant que je vis mon enfance, en tenant ces poupées dans mes mains, en en faisant d'autres qui sont belles !
JR. : Parlons de l'aspect de vos créations : vous avez réalisé une multitude de poupées baroques, extrêmement sophistiquées. Et, sous leurs airs anodins, elles véhiculent beaucoup d'érotisme : corps/quille inversée… ventre arrondi sur des entrelacs de laine/placenta. Corps/sexes… Nez/sexes… etc. Est-ce délibéré ?
S. LC-G : Je n'ai pas du tout conscience de faire des poupées érotiques. Je travaille avec mon instinct, avec mes yeux. En fait, ce qui m'intéresse, c'est de vivre parmi elles, leur redonner l'amour qu'elles ont perdu, les travailler comme un tableau, choisir les couleurs qui me plaisent, amener toutes mes trouvailles à vivre ensemble.
JR. : Il est, en effet, fascinant de suivre œuvre par œuvre, le caractère de ces poupées, belles, colorées. Pour certaines, vous avez su exploiter les déformations, les brûlures… en somme, détourner l'"accident".
Par ailleurs, vos masques ressemblent beaucoup à des masques de guerriers africains, aux têtes de dragons chinois ou aux poupées vaudou : mêmes couleurs vives, même aspect "terrifiant". Et, cependant, ils n'ont jamais l'air méchant. Comment réalisez-vous ce paradoxe qui nous amène à la deuxième caractéristique essentielle de votre travail : le côté ludique.
S. LC-G : C'est à vous de me le dire ! Je ne suis pas une littéraire, je ne sais pas analyser on travail. Et je suis toujours surprise de ce que les autres y découvrent.
JR. : Enfin, sans vouloir faire preuve de sexisme, il faut bien constater qu'hormis "Un lion au fond des bois" et quelques autres, vous ne réalisez dans l'ensemble que des personnages féminins. Vos "filles", donc, sont très fardées. Vous les traitez avec une féminité (le mot est exprès répété) exacerbée, beaucoup de sophistication, voire de préciosité. Etes-vous d'accord ? Et pourquoi pas ou peu de personnages masculins ?
S. LC-G : Mais les masques sont masculins ! Quant aux poupées, peut-être un psychanalyste rappellerait-il que j'avais trois frères, et que le dernier surtout était le favori de ma mère ! Il avait tous les droits, parce qu'il était un garçon. Mes poupées féminines sont sans doute ma revanche sur ces privilèges accordés pendant mon enfance, au sexe masculin ?
JR. : Pour terminer sur une boutade : les murs de votre maison vivent et respirant au rythme de vos créations : Vivez-vous avec elles en bonne harmonie ? Ou les soupçonnez-vous de vivre leur vie indépendamment de vous ?
S. LC-G : Ah non ! Elles ne sont pas indépendantes ! Elles sont "mon" univers ! S'il faut en décrocher quelques-unes pour une exposition, les vides paraissent énormes, et brusquement deux personnages habitués à se regarder, sont tout désorientés. Alors, vite, je reconstitue un environnement afin qu'ils soient de nouveau heureux !
JR. : Donc, eux et vous, c'est pour la vie ?
S. LC-G : Oui, c'est vraiment une symbiose. Bien sûr, de temps en temps, j'aimerais me trouver dans une pièce vide ; mais, comme disent mes amis, elle serait vite peuplée !
JR. : Quels sont vos projets ?
S. LC-G : Travailler, je ne vois pas d'autre solution. Il y a toujours, dans ce que fait un artiste, un désespoir, une recherche, et je vis dans la même incertitude que les autres.
A l'automne, j'ai un projet dans un musée, mais j'attends pour en parler, d'être sûre qu'aucun contretemps ne surviendra.
De larges extraits de cet entretien ont été publiés dans la Revue FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL N° 17, de Janvier/Mars 1996.
** "Dessin blanc" de Simone Le Carré-Galimard : Photo René Münch. Collection privée. Copyright L'Art en Marche.