WILLEM VAN GENK
(1927-2005)
"VAN GENK UN HOMME MARQUE ET SON MONDE"
Textes hollandais et anglais de ANS VAN BERKUM
************************
Aussi surprenante que soit la production artistique de Van Genk, il n'y a à ce jour qu'une poignée d'auteurs, principalement de formation journalistique, qui lui aient manifesté un intérêt sérieux. Parmi eux, Nico Van Der Endt, propriétaire de la galerie permanente de Van Genk depuis 1976, et qui a très souvent écrit sur lui. Cependant, Van Der Endt se réfère généralement à ses premiers textes, et ne considère pas de sa responsabilité, d'effectuer une étude plus approfondie. Il a été néanmoins l'un des initiateurs de ce livre.
Van Genk lui-même ne fournit que très peu d'informations. Et il est assez difficile de s'habituer à ses réponses monocordes et décousues, généralement sans relation avec la question posée. Son style de langage est bien illustré par une conversation de 1986 avec Van Der Endt, dont la transcription non corrigée est publiée dans ce livre. Depuis 1996, après deux attaques successives, il garde un silence presque complet. Dick Walda, auteur, responsable de programmes radiographiques et télévisés, et ami très intime de Van Genk, a publié en 1997, une série de textes intitulée "Le Roi des Gares", qui constitue une source appréciable. Walda avait réalisé une cassette de leurs conversations qui ont servi de référence pour le présent livre, et qui constituent une information très intéressante. Il a insisté sur la vie et la position sociale de Willem. Son intention n'était pas de donner abondance de détails sur le développement de son oeuvre. Parallèlement, on a perdu la trace de neuf pièces importantes, faisant partie d'une centaine d'oeuvres bidimensionnelles, dans des transactions qu'il est impossible de reconstituer. Une grande partie du reste de son oeuvre a été largement dispersée. Peu de temps avant la conclusion de cet ouvrage, Van Genk est allé habiter dans un hôtel, ce qui a entraîné une détérioration rapide de l'intérieur de son appartement de la rue Harmelen, à La Haye. Cet intérieur était le nœud vital de son oeuvre et aurait peut-être pu fournir une somme considérable d'informations. Tous ces facteurs se sont combinés pour accroître la difficulté à produire une étude cohérente sur Van Genk et son travail.
Ce livre vise à tracer les orientations principales indispensables pour accéder au monde selon Van Genk ; à la réalité qu'il a créée dans son oeuvre fantastique et unique. De nombreux secteurs de ce monde restent enveloppés de mystère. Une recherche plus approfondie devra mettre en lumière sa relation à la musique ; et tracer de nouvelles voies pour les études générales de l'art des malades mentaux.
Caroline Satink a réalisé toutes les recherches pour ce livre. Elle a travaillé comme conservateur invité du Musée de Stadshof, à Zwolle, pour l'exposition "Willem Van Genk, un homme marqué et son monde", (10 octobre 1998 / janvier 1999). Elle a réussi à exhumer une quantité importante de renseignements nouveaux. Ce livre n'aurait jamais pu être réalisé sans ses efforts approfondis et infatigables. Je suis reconnaissante à Lisbeth Reith et Tom Blekkenhorst pour leurs commentaires attentifs. J'exprime également ma profonde gratitude à Tiny Van Den Heuvel, la sœur de Van Genk ; et à Irène Van der Linden, fille de Nora, également sœur de Van Genk, pour leurs efforts, et le temps qu'elles lui ont consacré.
L'oeuvre de Willem Van Genk est impénétrable. Il est pratiquement impossible de parvenir à des interprétations explicatives qui ouvriraient une voie à travers ses labyrinthes de thèmes visuels et verbaux. Les images jaillissent couche après couche, chacune recouvrant la précédente. Les mots s'éparpillent et le flux d'une phrase est perturbé encore et encore par une nouvelle narration. Tout en haut, une main saisit une ligne électrique, tandis qu'au-dessous d'elle, des trains émergent de gigantesques toits de gares. En haut, peut se déployer un paysage, avec de nettes rangées de moulins à vent et d'arbres, flottant au-dessus d'une cour en ordre parfait, au-dessus de laquelle zigzague en rouge un diagramme dépeignant la croissance industrielle d'après-guerre... Van Genk lie une scène à l'autre par du papier collant, de la colle et des clous ; si bien que le tableau se développe de tous les côtés à la fois et n'est jamais terminé. En chaque scène, il déploie le large panorama de ses associations, utilisant des signes et des textes, en des combinaisons on ne peut plus bizarres. Parfois, c'est comme s'il essayait délibérément de vider à la fois tout le contenu de son cerveau, sur un seul dessin, une seule peinture. Non que son intention soit de transmettre quelque message ; au contraire, son propos n'est que de donner le change à tout le monde, et ainsi échapper pour de bon à ses ennemis.
Quiconque succombe à la fascination de son oeuvre, est perdu. Des énigmes se chevauchent. Des liens apparents s'avèrent n'être rien d'autre que les maillons d'une chaîne dont l'extrémité disparaît dans l'obscurité. Dès que vous pensez avoir trouvé une solution, vous trébuchez sans pitié sur le défi suivant. Le processus est sans fin. Vous visitez des pays et des villes. Vous vous élevez avec Van Genk comme un oiseau au-dessus de la cité. Tout est à vos pieds. A l'approche de chaque destination, s'ouvre une nouvelle perspective. Des gens, des livres, de la musique, des espoirs, des véhicules, de la politique, des architectures, des organisations, des cultures de masse, tout apparaît, trébuchant l'un sur l'autre ; et chaque chose est liée à toutes les autres, dans le monde de sa création. Vous pensez avoir le contrôle, mais de quoi ?
Dans son oeuvre, Willem Van Genk révèle le secret de la vie. Il est l'ultime voyageur qui, avec une sûreté de soi surprenante, trace les lignes qui s'étirent jusqu'à chaque coin du monde ; des lignes qui génèrent un enchevêtrement de relations. Avec une perception infaillible de l'espace, il recrée la culture occidentale, mélange de tentations matérielles et idéales. Il fait de cette culture nue et sans but, une préoccupation temporaire.
FORCE MAJEURE.
Le père de Willem, Joseph-Jean Maria Van Genk (1887-1958) était chocolatier dans une boutique de luxe, à Voorburg, près de La Haye -une origine confortable, dans la bourgeoisie. Vers 1935, il s'engagea comme fonctionnaire au Bureau de placement de la Circonscription, gagnant de ce fait une sécurité financière, et une plus grande liberté de mouvement. Il était catholique pratiquant, comme ses ancêtres qui comptaient de nombreux prêtres et un évêque. Un coup d'œil à ses journaux de voyages illustrés suggère que lui aussi possédait un certain talent artistique.
Le propre père de Joseph Van Genk avait été Gouverneur de Bergen op Zoom. Les membres de la famille actuelle ne connaissent pas d'autres détails sur ses activités professionnelles. Néanmoins, il n'est pas impossible qu'il ait été un membre de cette famille Van Genk à laquelle le musée local Het Markiezenhof consacra une exposition en 1977. Les neuf enfants d'une même famille sur lesquels l'exposition jetait une lumière, avaient tous des professions artistiques. Les filles étaient couturières de mode. Elles montèrent avec succès leur propre affaire, et trouvèrent leur inspiration à Paris et à Anvers. Deux d'entre elles épousèrent des amis de collège de leurs frères qui suivirent des cours d'Art dramatique, en partie à l'Académie Royale Belge des Beaux-arts d'Anvers. Les garçons devinrent sculpteurs, peintres, architectes et décorateurs de meubles. Ils formaient une famille inhabituelle pour la fin du XIXe siècle ; non seulement à cause de leur talent et de leur éducation, mais surtout parce qu'ils fonctionnaient comme un clan incluant leurs épouses et leurs belles-familles. Ils gardaient un contact étroit avec leurs cousins du clergé catholique, qui s'avérèrent une bonne source de commandes. "Dans la période où Piet Van Genk dessine des églises et des presbytères, à Dongen, Begen op Zoom, Groot Zundert, Oostbrug, De Heen et Hengstdijk, il apparaît que l'un ou l'autre des Van Genk est toujours prêtre ou curé". La relation entre cette famille d'artistes et notre Van Genk passe probablement par le décorateur de mobilier Wilhelm Leonard Van Genk (1848-1901). Wilhelm fut assermenté comme Conseiller municipal de Bergen op Zoom le 6 février 1898, et devint plus tard Magistrat municipal -fonction qui a sans doute rejeté dans l'ombre sa première profession. En tant que Conseiller, il a probablement fait office de Gouverneur. Ainsi, un lien entre Willem et "le clan" Van Genk est presque certain.
Willem passa une partie de son enfance avec sa famille à Bergen op Zoom. On ignore s'il était au courant du travail de ses talentueux grands-oncles. L'exposition du Markiezenhof n'incluait pas de meubles de son grand-père, car il a été impossible d'en retrouver aucun. L'affiche de l'exposition, un collage sombre de bâtiments, sculptures et quelques détails de peintures, a été suspendue au mur de l'appartement de Willem, dans la rue Harmelen à La Haye, jusqu'à ce qu'il en parte en 1998.
UNE TETE BOUCLEE.
Bébé, Willem Van Genk (1927) a souffert par deux fois d'une mystérieuse hémorragie. On le trouva saignant des oreilles, du nez et de la bouche ; et il ne survécut que grâce à la rapidité d'une transfusion pour laquelle son père était le donneur. Après neuf filles, son fils signifiait tout pour lui. Il a certainement été profondément déçu que Willem ne se soit pas, à ses yeux, développé comme un garçon "normal". Il était tout sauf le petit bonhomme attentif, brillant, vêtu d'un costume marin impeccable, qu'il avait envisagé. Pour commencer, Willem était bien trop mignon, avec sa tête de boucles blondes féminines, ses traits fins et sa constitution fragile. Plus tard, sur une impulsion, Willem devait couper ses boucles, parce qu'il ne voulait plus être considéré comme une fille, insulte qu'on lui avait peut-être lancée trop souvent. Il ne s'intéressait pas du tout aux vêtements, et détestait se laver. Il refusait de manger du pain, alors, à la place, on lui donnait du gâteau. Il recherchait peu les contacts avec les autres enfants, apprenait lentement. Et, si on le laissait seul, il s'amusait à dessiner. En somme, le petit Willem était "différent", pas très net mentalement ; mais personne ne savait exactement où résidait le problème.
En 1932, quand Willem eut 5 ans, sa mère mourut d'un cancer à la poitrine. Même avant sa maladie, elle trouvait les tâches ménagères trop lourdes ; aussi, quand elle tomba malade, on envoya les filles, trop jeunes pour aider, dans un pensionnat où l'on parlait français, près de Louvain. Elles y reçurent la plus grande partie de leur éducation : En pareille circonstance, c'était, dans cette famille bourgeoise catholique, la seule chose de bon ton à faire. "Nous étions supposées devenir les petites femmes d'affaires de Papa, ses petits rayons de soleil", rappelle Tiny Van Den Heuvel, la soeur aînée de Willem. Seules, les petites Jacqueline et Nora, qui avaient souvent le mal du pays et n'étaient peut-être pas très brillantes à l'école, furent autorisées à revenir définitivement à Voorburg, au bout d'un certain temps. Tiny, qui avait alors 8 ans, retourna à la maison après la mort de sa mère. Le petit Willem fut confié à un oncle et une tante, à Bergen op Zoom, qui avaient eux-mêmes deux fils et une fille. Willem s'entendait bien avec ses petits cousins ; et cependant il ne se sentait pas bien du tout dans cette famille, pour des raisons qui ne sont pas très claires. A cette époque, son père se remaria. Sa nouvelle épouse était la veuve d'un Américain, avec deux enfants, un garçon et une fille. Profondément amoureux, le père de Willem ramena son petit à Voorburg, envisageant l'avenir de façon très optimiste.
Mais Willem continuait d'être "difficile". Au grand désespoir de son entourage, ses seuls intérêts scolaires étaient l'histoire et la géographie ; et à part ces matières, il semble s'être consacré de tout son cœur au dessin. Son père essaya de lui enseigner l'arithmétique en lui frappant les oreilles à tour de rôle, affirmant qu'il devrait apprendre à additionner et soustraire le nombre de coups ! Bien qu'il ne soit pas lui-même très doué en affaires, sa propre carrière l'avait convaincu que son fils devait apprendre l'arithmétique, s'il voulait avoir les moindres espérances. Il dut finalement conclure que ses efforts étaient vains.
On ne sait pas trop si son père avait réellement la main leste ? Dans "Microcollage", une oeuvre exécutée en 1973, Willem peint un garçon en train de recevoir une fessée, avec le commentaire : "Une sorcière marxiste a chassé mon enfance hier". Mais on ne possède pas d'informations concrètes pointant vers une éducation stricte. On sait qu'après avoir passé quelque temps dans un pensionnat de Huyberger, dans le sud de la Hollande, il fut placé vers 1937, dans un pensionnat éloigné, spécial pour enfants difficiles et situé à Harreveld, dans l'est. A la même époque, le nouveau mariage s'effondra, la seconde mère de Willem disparut on ne sait où avec ses deux enfants. A Harreveld, celui-ci apprit à cirer ses chaussures, mais on ne put noter aucun autre résultat perceptible.
Vers le début de la guerre, il quitta prématurément le collège, et fut transféré dans une école technique de Voorburg. Au début, il espéra se spécialiser dans les machines électriques, mais ce fut un fiasco et il bifurqua vers l'art commercial. En dépit de son talent en dessin, là encore il connut une désillusion. Il était tout simplement incapable de se conformer à un système qui déterminât ce qu'il devait et comment il devait étudier. Il parvint à suivre le cours pendant à peine deux ans, puis partit travailler dans la publicité à La Haye. Ses collègues regardaient avec admiration par-dessus son épaule, ses dessins publicitaires exécutés à la main. Cependant, à cause de sa lenteur et de son entêtement, ils ne l'aimaient pas. Quand les autres considéraient que son travail était terminé et satisfaisant, Willem refusait de s'en séparer, et continuait à couvrir le papier jusque dans la marge, de détails inutiles. "Ils devaient aussi vérifier continuellement que ce qu'il dessinait était bien ce qu'on attendait de lui", rappelle Tiny Van den Heuvel. "Avant que vous vous en rendiez compte, il dérivait de nouveau dans ses propres fantaisies, et quelque chose d'entièrement différent apparaissait sur le papier".
Finalement, cet emploi tourna court. Willem était incapable de s'adapter et de fonctionner comme un bon employé. Par la suite, il trouva une série de nouveaux emplois, parmi lesquels ceux de dactylographe, de vendeur de pain... mais il semble que ce soit sans beaucoup de succès. Il travailla pour une compagnie pharmaceutique où son talent à dessiner les difficiles noms latins des médicaments, le fit très apprécier. On lui confia même la tâche de livrer à bicyclette des marchandises aux clients, puisqu'il semblait connaître la ville comme le dos de sa main. C'était un travail agréable, mais il fut très vite grillé, parce qu'il rendait régulièrement visite à ses sœurs pendant ses heures de travail, sans même avoir conscience de faire quelque chose de mal. Puis il travailla chez un cordonnier, livrant aux clients les chaussures réparées. Son patron le surprit très vite, aux heures de travail à regarder arriver et partir les trains. Graduellement, il devint évident que Willem n'était pas fait pour remplir avec succès un emploi rémunéré. On émit de nouveau des doutes sur ses qualités mentales. "Il n'est pas idiot, mais il ignore purement et simplement les choses qui ne l'intéressent pas", dit Tiny Van Den Heuvel. "Le père d'une jeune fille dont il tomba amoureux, Marjolaine Storio, m'a dit un jour : "Il est plus malin que vous tous réunis" ! La famille de la jeune fille s'intéressait à la musique et à l'architecture. Ceci était particulièrement stimulant pour Willem. Il se sentait en sympathie avec eux. Mais ils partirent pour Paris, et il les perdit de vue. Aujourd'hui encore, il possède dans sa chambre, une photo de Marjolaine -qui était une violoniste de talent- Il perdit la fille de ses rêves, mais pas son adoration pour elle. Au moins, le monde de cette famille avait une certaine corrélation avec le sien."
Il est tout à fait clair que les échecs ne peuvent être imputés à un manque de capacités ; mais au fait que son travail quotidien et les choses qui suscitaient réellement son intérêt, se situaient à des années-lumière les uns des autres. Il lui était tout simplement impossible de se concentrer sur des tâches sans aucun lien avec son univers mental. Il était incapable de dominer ses impulsions, de trahir ses besoins intimes. Willem Van Genk aimait lire. Il ne s'épargna aucun effort pour se procurer des livres sur la Seconde Guerre mondiale, les grands hommes d'état, les religions, les pays étrangers, l'architecture, les trains et les aéroplanes. A cette époque-là, il avait déjà appris l'allemand dans les livres, et l'anglais par la radio. Willem aimait aussi voyager, comme son père qui conservait de splendides carnets de dessins réalisés lors de ses vacances à travers les Pays-Bas. Mais lui voulait aller plus loin. Il avait envie de voir différentes parties d'Amérique, d'Asie et d''Europe -L'Allemagne, la Scandinavie, la Russie, la Tchécoslovaquie-. Et puis, il faut considérer le problème du dessin. C'était une nécessité dans la vie de Willem Van Genk qui était heureux de dessiner du matin au soir et du soir au matin, heure après heure, jour après jour, sur n'importe quel morceau de papier blanc qu'il pouvait trouver. Il était constamment plongé dans le monde de ses dessins, semble-t-il, et négligeait le monde réel qui l'entourait.
Mais sa situation idéale, celle où il aurait été libéré de toute obligation sauf le dessin, demeurait une perspective très lointaine. Sa vie quotidienne allait déclinant et il ne s'occupait plus beaucoup de lui-même. Après la guerre, son père se maria pour la troisième fois, et en conséquence, n'était pas trop disposé à permettre à son fils désagréablement sale, de vivre chez lui. Là non plus, il n'y avait plus de place pour Willem.
INFERIEUR.
A un moment donné -on ne sait plus exactement quand- on le plaça pour travailler selon les théories de l'AVO -Emploi pour les inférieurs- une organisation dont le but était de donner du travail à les gens incapables d'une occupation normale. Le travail était simple : emplir des paquets, polir des cuillers, assembler des brosses. La discipline y était cependant si forte que même quelqu'un comme Van Genk ne pouvait y échapper. Il travaillait de huit heures du matin à dix-sept heures, un point c'est tout. Ensuite, il retournait à sa pension, dont le prix absorbait la quasi-totalité de ses gains, pour consommer un maigre plat de nourriture. Il partageait une chambre avec un "compagnon d'infériorité", et manquait donc d'intimité. Peut-être pour lui, l'aspect le plus désagréable d'une telle situation, était-il d'être ainsi classé dans une catégorie. "Je ne m'en suis jamais remis, je crois. Etre classé comme "inférieur". Les patrons, dans ce genre d'endroit font tout pour que vous ne l'oubliiez pas. Ils ressemblent plus à des brutes de camps de concentration qu'à des patrons. Vous devez les écouter. Ils ne tolèrent aucune réplique, oh non ! N'osez surtout pas, hein"!
Willem sortait souvent le soir pour rendre visite à sa sœur Willy dans la rue Harmelen ; un voyage d'une heure à l'aller et au retour. Mais pour lui, ce trajet valait la peine parce que cela lui permettait de dessiner. Il emportait son papier avec lui. Elle gardait pour lui une table, et allumait le chauffage au gaz en prévision de sa venue.
GENERAL D'ARMEES INVINCIBLES.
Willy et leur père avaient fait partie de la Résistance, pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus tard, ils devaient recevoir une pension de "Stichting 40-45", fondation créée après guerre pour venir en aide aux anciens Résistants. A 15 ans, elle participa à "Vrij Nederland", le journal de la Résistance. Le père Van Genk fut une fois serré de très près par la Gestapo, ne s'échappant qu'en traversant un hôpital. Sous les yeux des soldats allemands, un docteur le fit entrer en douce dans une salle d'examens pour maladies infectieuses. Un moment après qu'il eût quitté la pièce, le docteur prévint les Allemands qui attendaient, que le malade s'était apparemment échappé par une fenêtre, en descendant par une corde. L'importance du travail de Joseph Van Genk semble évidente, si l'on considère que les gares de La Haye et Voorburg furent bouclées dès que son évasion fut connue.
Néanmoins, il s'arrangea pour fuir en France, avec l'aide de compagnons résistants, et revint indemne à la fin de la guerre.
Durant cet incident, se produisit, rue des Magnolias, chez les Van Genk, un événement qui devait marquer Willem à vie. Deux officiers de la Gestapo firent irruption dans l'appartement, situé au deuxième étage, et le soumirent à un interrogatoire brutal, concernant le lieu où se trouvaient son père et les Juifs qu'il aidait à s'échapper. "Où est Joseph ?" lui demandaient-ils inlassablement. Willem était complètement perdu. Parlaient-ils bien de Juifs fugitifs ? On n'appelait jamais son père par son prénom complet. On l'abrégeait toujours à Jos ou Sjef. Tiny Van den Heuvel se souvient de l'incident. "Les Allemands ont donné à Willem quelques claques sonores. Les coups avaient pour but de lui faire dire où était son père, mais naturellement il n'en savait rien. La Résistance s'était arrangée pour effacer à temps toutes traces des activités illégales du père, fabriquant de faux papiers pour que les Juifs puissent échapper aux rafles. Les hommes de la Gestapo firent sur lui une impression très vive, dans leurs manteaux de cuir boutonnés jusqu'en haut" !
Il n'existe aucune mention concernant des dénonciations de fugitifs, bien qu'un couple de garçons juifs aient été logés en secret dans le local d'un marchand de charbon et de pétrole, au rez-de-chaussée, juste au-dessous des Van Genk. Mais que ce moment ait fait une impression indélébile sur Willem, et se soit avéré comme un tournant dans son histoire personnelle, est un fait que révèle de cent manières son travail artistique. A compter de ce jour, il demeura fasciné et très effrayé, par toute personne en position d'autorité. C'est un conflit intérieur qui, de façon répétitive, l'a littéralement paralysé, exacerbant dans le même temps ses passions. A partir de ce moment, il chercha continuellement à déceler les connections cachées qui existent certainement entre toutes sortes de phénomènes incompréhensibles. Il avait toujours peur, mais se lançait néanmoins dans le danger. Le déploiement du pouvoir et ses signes extérieurs, comme les uniformes, les manteaux longs, les armes et certains dispositifs le mettent toujours dans des états à la fois de confusion et d'extase. En leur présence, la peur et l'excitation se mêlent inextricablement en lui.
Van Genk fut refusé au service militaire, sous prétexte de schizophrénie. Beaucoup plus tard, en 1997, il devait dire à son ami Dick Walda : "Ils n'ont pas voulu de moi, bien que je sois le général d'armées invincibles qui se rejoignent et se regroupent dans des gares dont vous n'avez jamais entendu parler".
HORS DE PLACE.
A l'AVO, Willem se trouvait quotidiennement en compagnie de gens dont la plupart étaient des handicapés mentaux, beaucoup d'entre eux présentant le syndrome de Down. Il se sentait totalement hors de place dans cet environnement. "Voilà qu'ils m'ont placé avec les mongoliens ! Non que j'aie quoi que ce soit contre les mongoliens... mais on se met très vite à les imiter", disait-il candidement dans un entretien de 1964.
On lui avait plus ou moins fait suivre un traitement psychiatrique lorsqu'il était entré à l'AVO. Il entendait des voix et soupçonnait qu'il y avait quelque chose derrière toutes sortes d'événements. Le psychiatre, le Dr. Gehringer, lui prêtait ses manuels. "Après tout, Willem les a toujours manipulés avec grand soin. Ce n'est pas lui qui ferait jamais craquer le dos d'un livre !" dit Tiny Van Den Heuvel. Il supposait que même un livre pouvait être un objet sacré de pouvoir, et c'était peut-être là un signe. Il était curieux de ses propres symptômes. "...mais il n'y avait pour lui nul moyen de comprendre , nulle échappatoire..." continue Tiny Van Den Heuvel. "Il n'avait aucun ami. Son comportement était résolument étrange. Le monde n'avait pas de place pour lui".
En 1964, la pension où il résidait ferma. Une autre de ses sœurs s'occupa un moment de lui, lui accordant un "placard pour dormir", dans lequel il avait à peine assez de place pour lui, encore moins pour ses objets personnels. Il se sentit obligé de vendre les livres qu'il avait collectés avec tant de dévotion. Il reçut d'un marchand deux guldens pour le lot. Le lendemain, il regrettait déjà sa décision. Il essaya de racheter les livres, mais le prix ayant monté de façon astronomique, il ne put qu'en faire son deuil. La perte irrévocable de ses livres lui causa un traumatisme psychologique dont il ne devait jamais se remettre. Malgré tout, il commença immédiatement une nouvelle collection.
Suivit une période où il fut brinquebalé d'une sœur à l'autre, à La Haye. Il dormait souvent sur un vieux canapé dans le bûcher de sa sœur Willy, jusqu'à ce qu'elle le découvrît et l'amenât dans son appartement, rue Harmelen. Où qu'il aille, il laissait derrière lui des objets lui appartenant, du matériel qu'il espérait utiliser plus tard, dans ses travaux artistiques qui progressaient. Finalement, après plusieurs mois de cette existence instable, il s'installa chez Willy en 1964. L'appartement devait devenir le seul lieu qui pût être appelé son foyer. Il continua d'y vivre seul après la mort de Willy, en 1973.
LES VOYAGES DE GULLIVER.
En 1958, encouragé entre autres par une suggestion de son beau-frère Peter Persoon, il postula pour une place à l'Académie Royale des Beaux-arts de La Haye. Il désirait prendre des leçons pour avoir au moins quelques espérances de succès matériel dans le monde de l'art. Il aurait aimé gagner de l'argent pour voyager à l'étranger et se libérer de son genre de vie tellement étriqué.
Peu après sa première visite à l'Académie, où il montra une sélection de ses oeuvres au sous-directeur Cees Bolding, parut sur lui un important article dans le Courant de La Haye, écrit par le journaliste R. E. Penning. Bolding avait vu bien des choses dans sa longue carrière de peintre et de professeur, écrivait Penning, "mais jamais rien de tel". Il commentait les vastes paysages, exécutés à l'encre et à la plume, avec un peu d'aquarelle, "des panoramas de villes lilliputiennes, comme vues par Gulliver". Van Genk construisait des villes qu'il n'avait jamais vues, à l'aide de photographies et de cartes trouvées dans des guides de voyages. Il cherchait un point sur la carte, où se trouvait un bâtiment précis ; et imaginait alors à partir de ce point, une vision cohérente de l'environnement urbain, grâce à des cartes postales et autres documents. Il développait alors ce paysage mental sur la feuille de papier à mesure qu'il dessinait, le déroulant comme un plan architectural au pied du spectateur. Des routes, des voies ferrées et des câbles s'étalaient à partir de ce point, en éventail sur tout le papier, en courbes bien dégagées.
LA TOILE D'ARAIGNEE.
Penning remarque que l'oeuvre est réalisée avec "une détermination forcenée qui va bien au-delà de la simple patience ou volonté. Cela ressemble à un enchevêtrement, une toile d'araignée de lignes à l'encre. Cependant, cela ne devient jamais un gribouillage indéchiffrable. "Il y a de l'ordre dans le chaos", écrit-il. Il comprend que cet ordre est le résultat de l'efficacité spatiale de la masse construite, placée au centre, et indique qu'il est très impressionné par le travail. Mais qu'est-ce que Van Genk avait à voir avec l'Académie ? Penning voit dans ses oeuvres un mélange de détermination obsessionnelle, indicative de tensions mentales ; et d'autre part une certaine naïveté, un "primitivisme enfantin". "Cette qualité ne devrait-elle pas être protégée et chérie ?", se demande-t-il. Après tout si le facteur français Ferdinand Cheval (1836-1924) qui consacra sa vie à l'élaboration de son "Palais idéal" avait été architecte, son chef-d'œuvre d'architecture fantastique n'aurait peut-être jamais été construit. Eduquer Van Genk de façon académique pouvait de même entraîner la perte terrible de sa créativité tellement originale. "Il vaudrait mieux ne pas risquer de sacrifier ces miraculeuses villes de rêve", suggère Penning.
Heureusement, le problème ne se posa pas. On donna à Van Genk une place aux cours du soir, mais il s'avéra insensible aux efforts des professeurs. Il était après tout impossible de lui enseigner quoi que ce soit par une quelconque influence extérieure, comme l'avaient clairement montré les expériences antérieures. Le directeur de l'Académie, Joop Beljon, également artiste et écrivain, avait soupçonné dès leur première rencontre que tel serait le cas. Il proposa une place à Van Genk par respect pour son talent et afin de lui donner une possibilité de contact social. A part cela, il fit clairement comprendre à ses directeurs d'études qu'il valait mieux le laisser agir à sa guise. "Van Genk est à un niveau qui se situe bien loin, hors d'atteinte de nos capacités didactiques" : ainsi formula-t-il plus tard sa décision.
Le résultat tangible de ses années à l'Académie, a consisté à acquérir la technique de la gravure à l'eau-forte qu'il ne devait appliquer que sporadiquement. Et l'opération d'impression était toujours exécutée par d'autres. Il y eut aussi des développements moins évidents. Dans la période allant de 1961 à 1963, Van Genk fit ses premiers voyages à l'étranger. Ses destinations comprenaient Rome, Paris, Madrid, Copenhague, Cologne, Prague et Vienne.
L'histoire dit que peu après son arrivée à Vienne, il se retrouva survolant la ville en hélicoptère. Ce fut une période faste. Six ans après son admission à l'Académie, en 1964, Beljon demanda au décorateur Pieter Brattinga et à Simon Den Hartog, futur directeur de l'Académie Rietveld d'Amsterdam, d'organiser la première exposition des oeuvres de Van Genk, à l'atelier de lithographie Steendrukkerij de Jong et Cie, à Hilversum. En 1973, il hérita du droit d'occuper l'appartement de sa sœur Willy dans la rue Harmelen. Il y vivait déjà de façon plus ou moins permanente. Il commença à percevoir une pension de handicapé. De nouvelles perspectives s'ouvraient à lui.
TRAVAILLER A CONTRE-FIL.
L'oeuvre de Willem Van Genk consiste essentiellement en collages. Elle comprend quatre composants principaux, qui, par leur contenu, sont étroitement reliés. Le premier en est le travail bidimensionnel, dans lequel il entrelace peintures et dessins, ajoutant éventuellement des éléments de reliefs. Un second, essentiel, est sa collection d'imperméables. Le troisième comprend plusieurs trolleybus faits de cartons et de matériaux de rebut sélectionnés très attentivement. Enfin, il y a l'intérieur de son appartement, rue Harmelen. Une "authentique oeuvre d'art" qui appartient au même monde que la Maison de Hibou d'Hélène Martin, le village-bouteilles de Tressa "grand-mère" Prisbrey, la Ville de Bertus Jonkers et le manège de "Petit" Pierre Avezard. Le monde qu'il crée à travers son art, forme un bouclier invisible contre la canaille par laquelle il se sent cerné. Chaque élément a sa place dans les stratagèmes qu'il imagine pour échapper à l'emprise des forces puissantes qui le provoquent de tous côtés.
CONSTRUCTIONS.
Son travail le plus ancien consiste en paysages urbains panoramiques, dessinés au crayon et à l'encre noire. Ils semblent avoir été entièrement conçus à partir d'impressions qu'il a réunies, provenant de sources diverses. Graduellement, sa méthode a changé pour devenir de petits dessins séparés et des esquisses préparatoires qu'il colle sur de grandes feuilles de papier d'emballage, de toile ou de bois. Les petites feuilles peuvent se chevaucher à moitié. Elles peuvent aussi être découpées avec des ciseaux, pour révéler une partie du dessin de dessous, ou insérer de nouvelles pièces. Il aime réaliser ces compositions en forme de médaillon, d'octogone ou d'étoile. Il découpe des silhouettes de sculptures, de bâtiments, puis remplit les espaces vides avec du plastique transparent peint. Ses compositions ont souvent un centre puissant, consistant en un bâtiment ou un portrait. Autour de ce centre, il agence une large marge de dessins et de peintures dans laquelle apparaît de façon répétitive un liste spécifique de sujets ; des thèmes liés à ses passions pour les voyages, la musique, les bâtiments, les symboles et les hommes puissants. Parfois lui suffit un encadrement de texte, ou une simple bordure peinte, décorée de vagues et de points. Cette approche donne à cette sorte de marqueterie une impression de totale cohérence, d'élaboration réfléchie. Mais quand on y plonge, on trébuche sur un degré de complexité dans lequel on perd inévitablement la trace de l'ensemble.
Des thèmes visuels reviennent aux moments les plus inattendus. Des trains dévalent vers vous ; un autre zeppelin apparaît ; ou bien une certaine escadrille a un air bizarrement familier. Une fille avec une boucle raide de cheveux blonds parade de nouveau à travers le tableau ; ici encore, un autre lys jaune se dresse fièrement ; là, les bulbes des tours du Kremlin se dressent de nouveau. Et, oeuvre après oeuvre, Arnhem compose la scène, avec son trolley, ses fils enchevêtrés au-dessus des rues ; ses phalanges de bus vrombissants. Ce lacis de répétitions visuelles qui enjambe toute son oeuvre, semble procurer à Van Genk un sentiment de sécurité.
Un centre solide conditionnant la composition n'est cependant pas présent dans tous les cas. Le travail consiste souvent en petites feuilles d'importance égale, mais avec des sujets différents qu'il juxtapose en un motif strict. "De kapsalon" (Le Coiffeur) est composé de quatre petits panneaux placés l'un au-dessus de l'autre. Douze scènes, chacune pareillement bordée de texte sont groupées complètement à droite et à gauche de ces panneaux. Pilsen II est formé de deux parties seulement. Un panorama urbain bordé de rouge, avec au-dessus un ciel dans lequel planent d'énormes ballons. Ce n'est que très rarement qu'une peinture est concentrée sans ambiguïté sur un sujet : Tank II, peint sur bois, décrit un tank russe progressant sur la Place Rouge sur ses chenilles massives, protégé depuis les airs par une formation étincelante d'avions de chasse. Le canon du fusil pointe agressivement. Sur le tank, un soldat solitaire. Un monde vide de gens. A l'arrière-plan, la silhouette de la puissante architecture stalinienne s'évanouit dans la brume. Ravenne , où il embellit la cathédrale d'un cortège nuptial, appartient aussi à cette catégorie. Une longue procession de bonnes sœurs tenant des cierges suit les mariés, et un chœur de répondants vêtus de soutanes rouges de cérémonie, se tient prêt sur les marches de la cathédrale. La procession contourne le cimetière jusqu'à un autobus qui attend. Les photographes traduisent un trait typique de Van Genk : leurs silhouettes sont lourdement accentuées, avec des contours doubles ou triples, et ils sont coupés aux épaules. Les briques du bâtiment central, méticuleusement exécutées, rappellent le style de Louis Vivin (1861-1936), l'un des premiers peintres à qui fut accordée l'épithète honorable de "naïf" par le critique d'art et marchand allemand Wilhem Uhde (1874-1947). Les arbres qui remplissent l'image à gauche et à droite font penser au vagabond polonais Nikifor (1893-1968), un naïf aimant peindre des scènes de rues qu'il complétait en peignant des rangées d'arbres par-dessus les maisons. Au fond à droite, à l'arrière-plan de Ravenne, on peut voir un certain nombre d'éléments qui se réfèrent au travail récent de Van Genk : des maisons avec des panneaux publicitaires sur le mur latéral. Mais ceci reste un sujet étrange pour lui. Ces oeuvres pourraient correspondre à une période où il était boulimique de peinture. Un tableau sans titre d'une cathédrale baroque donne également cette impression, mais porte néanmoins sa signature ingénieuse avec les trois pinceaux, ; et les nonnes, reviennent dans Het Waarheidsfestival (Le festival de la Foi).
.
Les travaux de Van Genk qui ne portent pas l'année d'identification sont difficiles à dater. A ses débuts, il dessinait surtout des paysages urbains sous de larges cieux, complètement remplis d'époustouflantes tapisseries de personnages, constructions et véhicules. Dans son travail de 1964 et après, l'utilisation croissante de peinture à l'huile, et la structure de plus en plus complexe de l'image offrent davantage de repères, même s'ils ne sont pas absolument fiables. Il utilise de plus en plus de techniques de collages, soit en peignant une couche par-dessus l'autre, soit en réunissant en une seule oeuvre les éléments préparés séparément. L'importance du texte augmente et les compositions sont plus segmentées en parties distinctes. Dans les années 90, on voit qu'il commence à se servir d' un stylobille à quatre couleurs. Il utilise à plus grande échelle la photocopie de ses dessins déjà existants. Il colle les photocopies, travaille les joints au crayon à bille et avec de nouveaux morceaux de papier. Il en ombre et en hachure certaines parties, pour produire des différences d'expressions ; ajoute ou enlève un morceau ici ou là, comme le bord inférieur de son "Zagreb" dans lequel il remplace un certain nombre de visages dans le public peint. Il a ensuite présenté ce collage à sa galerie comme une oeuvre nouvelle.
"Engelenburcht" (le château de Sant' Angelo) (à Rome), remonte probablement à la période du début, à en juger par la composition plutôt large. Le bâtiment est dépeint sur un arrière-plan de ciel vide gris-pâle. Seuls, les bords supérieur et inférieur de cette peinture ont été soumis à une application de collages qui semble avoir été interrompue à mi-chemin. Van Genk a toujours conservé ce tableau sur l'étagère au-dessus de son lit pliant. Un modèle de dessin était suspendu au coin supérieur droit, avec un portemanteau. Au-dessous du texte "bezoek de druiven-festen un Naaldwijk" (Visitez les festivals du raisin de Naaldwijk) et de plusieurs visages masculins ironiques, il peint la silhouette découpée de la jeune fille familière avec la mèche blonde. Elle est présente de nouveau sous le "Palais du Vatican", la mèche bien en relief. Elle apparaît aussi près du photographe dans le cortège nuptial, et elle a été solidement fixée dans l'encadrement de la cathédrale. Nous la rencontrerons bien des fois. Elle évoluera même en une sorte de sigle de signature. Mais saurons-nous jamais d'où elle vient, et ce qu'elle représente ?
Par rapport à la relative simplicité de composition du début, une progression est évidente, vers des constructions au nombre croissant d'éléments, d'où la centralisation semble à un moment complètement disparue. Tandis que la "Cathédrale de Keulen" (Cologne) se dresse ferme comme un roc dans la mer et attire irrésistiblement vers elle l'œil du spectateur, l'oeuvre intitulée "Vijftig jaar Sovjet‑Unie" (Cinquante ans d'Union Soviétique) laisse le regard libre d'explorer des surfaces innombrables, peintes séparément. "Moskou" (Moscou) fait encore partie des images composées de façon assez hermétique, mais les rectangles sont évidemment non alignés les uns sur les autres. "Zelfportret-zwakzinnigennazorg" (Autoportrait après traitement chez les Malades Mentaux), de 1978, a un centre évident sous forme d'un autoportrait. Dans les surfaces rectangulaires qui l'entourent, Van Genk comprime soigneusement un nombre considérable d'incrustations de photos en forme de médaillon, sans porter préjudice à la clarté de la composition globale. Dans "Collage 78", cependant, il lâche un véritable essaim de ballons sur un arrière-plan de rayonnages de livres et de stations de métros, projetant avec chacune une histoire picturale totalement indépendante. L'entrelacs de lignes narratives qui rend parfois l'image si fantastique et génératrice de perplexité, devient alors un trait permanent
DES COMPLICATIONS.
On peut relier la complexité croissante du travail de Van Genk à la progression de sa schizophrénie. Un scénario similaire est perceptible dans les lettres qu'il écrit au milieu des années 60.
Une lettre à Pieter Brattinga, datée du 25 mars 1964, est écrite d'une écriture nette, et ne porte que sur une seule chose, la question de savoir s'il pourra visiter l'Amérique ou la Russie, cet été-là. Il préférerait aller en Russie. Ce voyage pourrait-il être réglé en monnaie américaine, se demande-t-il, car Brattinga est à New-York au moment où la lettre est écrite. Une autre considération est que le dollar "... vaut deux fois notre monnaie hollandaise. Aussi, en Hollande, devrai-je payer deux fois plus". Un petit soleil apparaît dans le coin supérieur gauche de la page.
La lettre sur-décorée qu'il envoie le 19 février 1988 à Françoise Henrion, propriétaire de la galerie l'Art en Marge à Bruxelles, présente une image complètement différente. Comme dans sa lettre à Brattinga, il utilise l'expression excessivement formelle de "Cher lecteur" ; mais dans le coin supérieur droit, il place le nom de la destinataire, déformé en "Française Henrion", et suivi des mots "La meilleure camarade au monde, qui est encore capable d'agir sans penser à son intérêt personnel". Il laisse ses associations d'idées courir complètement libres, comptant sur des petits morceaux disparates de connaissances pour rendre sa lettre compréhensible à sa lectrice. Par exemple, il fait référence à Bruxelles comme "la ville de Michelin Bohadjan (une Arménienne et les pneus Michelin), le vilain caneton et le Manneken pis"... l'Exposition de Bruxelles en 58, la Grand-Place, le Mont des pleurs... oui, nous pouvons faire pleuvoir des larmes, là-bas ; finalement la ville universitaire de Louvain ( voyez ces blondes de Louvain) et l'empreinte de Gand, Gand la pittoresque, Gand la jaune, où l'on fabrique le Seven up, Gand et ses pavés, la tête des enfants et les ruines de la gare Saint-Pierre... Sur la seconde page, il mélange écriture et dessin. Dans lesquels il voyage via le plan des rues de Bruxelles, jusqu'au Service Municipal des Transports d'Arnhem, notant au passage l'existence d'une harengerie qui est depuis des temps immémoriaux au coin de la Place de la Gare. De façon intéressée, il fournit lui-même la réponse qu'il espère de Françoise Henrion / Française Henrion. Il répond à sa place : "... vous n'avez pas répondu aux questions que j'ai posées, mais je crois aussi que c'est plutôt difficile". Il donne le conseil : "Considérez le problème à peu près comme le ferait un hareng hollandais aux oignons émincés, même si cela est angoissant". Il conclut en s'envoyant les salutations de cette dame, de la part d' "une humaniste moderne dans Bruxelles ensoleillée".
Les lettres mettent en évidence qu'à un certain point, la progression de la maladie rend toute communication directe pratiquement impossible pour Van Genk. On l'a catalogué comme autiste et schizophrène. Interrogé, il évite adroitement de répondre aux questions ; si bien que chaque conversation suit, du commencement à la fin, au moins deux lignes parallèles. Cela ne signifie pas que son univers mental soit devenu moins cohérent. Son oeuvre est éloquente sur ce point.
Le schizophrène a tendance à dériver vers un isolement croissant, résultante de la maladie. Le monde intérieur du patient et le monde extérieur s'écartent de plus en plus l'un de l'autre ; le monde intérieur étant naturellement le plus "réel" pour la personne concernée. Mais "un schizophrène chronique n'est pas seulement un rêveur dans son-monde-d'un-unique-rêve ; sa présence simultanée dans notre monde, son rejet de notre réalité ou sa façon différente de la saisir donnent aux images qu'il fabrique quelque chose à la fois de surprenant et de familier", écrit le psychiatre suisse Theodor Spoerri. De nombreux auteurs posent comme postulat qu'il existe une plage importante de similitude entre le monde intérieur d'un malade mental et le monde inconscient des gens "normaux". Le malade mental qui décrit son monde a quelque chose à nous offrir. Dans "La Nef des fous" de Jérôme Bosch pousse un arbre du savoir.
L'ART COMME PROTECTION.
Le panneau central de "Collage 78" montre un monsieur portant des lunettes et un imperméable brillant. Il est flanqué de deux dames en imperméables semblables. Nous lisons : "Le cercle doré. Le Professeur Schwillens rentre des USA et du Canada". A côté, une blonde aux bras plantureux, est en train de fermer jusqu'au menton, bouton à pression par bouton à pression, le manteau d'une personne immobile et sans défense. Au-dessus de cette scène, une matrone aux cheveux châtain couvre de mousse le menton d'un homme. D'autres messieurs, ailleurs dans cette oeuvre, reviennent aussi avec leurs dames, de cette lointaine destination. A droite, nous voyons un couple de dos. La tête de l'homme est une simple ombre, comparée aux épaules luisantes de son imperméable brodé de façon très décorative.
LE PECHE.
Outre ses oeuvres bidimensionnelles, Willem Van Genk a amassé une importante collection d'imperméables. C'est pour lui une passion de les acheter. Et il tient la liste de l'endroit, du moment et du prix des emplettes. Il les garnit avec des boutons à pression qu'il achète au rayon mercerie du magasin Héma. Il trouve qu'ils facilitent la fermeture du manteau du haut en bas, ou permettent de le dégrafer instantanément. "Vous pouvez aussi concevoir cette action avec un certain sens artistique, tous ces boutons à pression que vous martelez vous-même, mais, mais à partir du moment où vous parvenez toujours à vous faire plaisir, mais c'est une partie de travail, une que vous concevez vous-même ; c'est pourquoi ce sont des oeuvres d'art tout comme des peintures", expliquait-il à Nico Van Der Endt, en 1986. Ainsi, après avoir acheté un imperméable, l'embellit-il toujours du haut en bas avec des boutons à pression neufs. "J'ai découvert cela moi-même". Il met alors le nouveau vêtement que, normalement, il ne porte qu'une fois, et s'en va faire un tour en ville. Parfois, tous les boutons à pression sont fermés, d'autres fois non. En route, la sensation de l'imperméable l'enveloppant comme une armure, l'amène à un état d'excitation sexuelle. C'est une sensation qu'il a dû rechercher maintes fois, si l'on considère le nombre important de ces manteaux qu'il emmagasine chez lui. Acheter de nouveaux imperméables est l'une des raisons de ses voyages. Dans son monde, l'imperméable est synonyme de péché.
Au retour de sa promenade, il suspend l'imperméable sur le porte-manteau derrière le panier du chien, ou le jette sur une chaise réservée à cet effet. Les armoires de sa chambre exiguë sont pleines à craquer. Il place toujours ces manteaux très soigneusement sur des porte-manteaux ou pliés et empilés. Un tas énorme dépasse des couvertures de son lit étroit. Il y en a une montagne étalée sur un tabouret. Ici et là, un rouge, un bleu ou un jaune sont bien visibles, et très occasionnellement, on peut en remarquer un gris ou un vert. Mais la plupart sont noirs. Ils sont en cuir, imitation cuir, vinyle ou autres plastiques, coton imperméabilisé, lainage -n'importe quel matériau disponible-. Il faut qu'ils soient austères et ferment étroitement : c'est le plus important. "Je peux faire une peinture, c'est tout ce à quoi je suis bon ; bien que peut-être ce soit avec les imperméables que je suis allé le plus loin, naturellement, pas avec ces peintures, ou peut-être..." a-t-il dit à Nico Van Der Endt. "Peut-être que je commets trop de péchés", ajouta-t-il, "ma vie spirituelle est trop mauvaise, c'est ainsi. Mais peut-être que si je n'avais pas tant péché, je serais infiniment plus mal en point, n'est-ce pas, eh ?" Van Der Endt demanda : "Qu'entendez-vous par "péché" ? "Bien, je veux dire exiger trop des femmes, avoir trop de femmes ; je veux dire, ces manteaux, ils ont tous été usés..." fut la réponse.
Van Genk aime la sensation de pouvoir qui pervertit son corps serré dans son imperméable, et cherche alors la récompense dans des stimuli visuels. Puis c'est terminé. Le manteau est "usé". Il faut le ranger. Un imperméable est pour Van Genk ce qu'est pour un homme la lingerie féminine. Quand Dick Walda lui a demandé : "Willem, comment a démarré cette histoire d'imperméables ?", il a répondu : "Il faut mettre cela sur le compte de la fausse modestie. De la fausse modestie, voilà ce qui a mis tout cela en route ; avec ces imperméables, on n'a envie de rien acheter d'autre. Ce ne sont que des imperméables de femmes, bien sûr. Pas un seul imperméable masculin. Tout simplement, ces derniers n'existent pas. Si les femmes n'en portaient plus, il n'y en aurait plus en circulation".
Dans une conversation avec Nico Van der Endt, il s'exprime de façon encore plus directe : "...Ces imperméables, sûr, c'est, c'est, c'est de la lingerie féminine, eh, en langage masculin..." L'imperméable est à l'homme ce que la lingerie est à la femme, voilà à peu près ce qu'il veut dire. C'est un uniforme de travail qu'il associe aux pêcheurs, aux facteurs, aux policiers et même aux prêtres. C'est un symbole de l'homme dans une fonction donnée, dans une position de pouvoir : "Me voilà avec mon imperméable imposant. Personne n'ose rire !"
La collection de manteaux de Van Genk remonte à une épreuve cruciale de sa jeunesse. Quand Walda a essayé de l'amener à dire quelque chose sur le but de ses voyages, il expliqua qu'il voyageait pour pouvoir acheter des imperméables. La destination pourrait-elle être indifféremment Séville, ou bien l'Europe de l'Est ? "J'ai tellement peur de l'Europe de l'Est, des gens qu'on ne connaît pas en Europe de l'Est. C'est comme ça depuis la Seconde Guerre mondiale, à cause de deux hommes de la Gestapo qui nous avaient rendu visite. Ca ne m'a plus jamais quitté" ! Puis, il révéla : "Il fallait que je dise à ces clients où étaient ces garçons juifs. Ils étaient là, assis, m'interrogeant là-dessus. Ils disaient : "Si tu ne nous le dis pas, les choses iront mal pour toi. Ca ne m'a jamais quitté, eh ! Parce qu'un jour, j'ai eu affaire à de véritables hommes de foi, eh ? Au début, ils sont gentils avec vous. Mais une fois que vous êtes en leur pouvoir, eh bien, vous savez, ils font tout ce qui leur plaît avec vous. Vous savez, eh ? Ca ne me quittera jamais. Que j'aie toujours peur ! Que j'aie toujours peur des gens qui prêchent une foi , ça ne me quittera jamais, c'est une phobie pour toujours, que j'aie toujours peur de vous, eh ? Ca ne me quittera jamais. Mais oh, bien oh, en somme ça remonte à très loin."
En imperméable fermé par des boutons à pression, Van Genk peut marcher librement dehors ; ce qu'il ne peut faire avec une peinture. Vêtu d'un tel manteau, la sexualité n'est plus une menace pour lui, même si c'est toujours un péché. C'est la virilité transformée en lingerie. C'est la plénitude. Peut-on penser qu'enveloppé dans cette protection à toute épreuve, il s'identifierait à un aspect femelle, trouvant de la satisfaction dans ce qui serait alors sa nature véritable ? Pourrait-il y avoir là des suggestions discrètes de transsexualité ou d'homosexualité ? La vraisemblance de cette idée est renforcée par la rébellion de toute sa vie contre la société "hétéro", et par ses flirts répétés avec les "gaaien" (mot par lequel il désigne évidemment les "gais") dans ses écrits et ses images. Mais en 1997, il devait dire à Dick Walda : "Je suis un homme de soixante-dix ans, un vieux mec, et je n'ai jamais couché avec une femme". A cette époque, il était enfermé dans un hôpital psychiatrique. "Je longe le couloir", continua-t-il ; "et de là, on peut voir facilement les quartiers des femmes. On ne peut les voir que couchées, même des femmes de pays lointains. Aussi y a-t-il une grande tentation de se glisser au lit avec elles et de dire : "Bonjour, madame, me voici ; et si vous voulez bien venir chez moi, rue Harmelen, j'ai là-bas un lit pliant pour vous !"
La fonction spécifique des manteaux ne met pas en évidence la raison pour laquelle il faut tous les garder. Un imperméable "usé" est après tout inutile, un déchet diriez-vous. Une fois il en a jeté un, mais plus tard il l'a regretté. "Il ne peut supporter de se séparer ne serait-ce que d'un de ces manteaux. Il a doté chacun de boutons à pression, utilisant un marteau, et frappant sur une enclume. C'est comme si le tas de manteaux formait un cordon de sécurité autour de sa vie ; comme si chaque manteau était la preuve de son indépendance, de son pouvoir".
La collection d'imperméables forme une partie du système complet de défense qu'il a instauré au moyen de son travail artistique. Les manteaux et les peintures "sont de la même fabrique, je les mets ensemble, j'en fais un spectacle, tout comme je montre les peintures, vous voyez". Bien sûr, ce sont deux choses différentes, mais dans leur essence ils sont reliés. C'est une sorte de fétichisme, de libertinage artistique.
Pour Van Genk, les manteaux et les peintures sont artistiquement équivalents. Les deux sortes de productions agissent comme une soupape de sécurité, lui donnent un espace où respirer. A elles deux, elles lui donnent une chance de maintenir un équilibre entre ses peurs et ses besoins. C'est seulement parce qu'il a réussi à engager davantage de parole sur les manteaux, qu'il en est venu à leur donner plus de valeur qu'à son oeuvre bidimensionnelle. Dans sa clarté fonctionnelle, cette catégorie spéciale à l'intérieur de l'oeuvre de Van Genk, illustre sa capacité unique à sublimer ses sentiments en méthodes et systèmes. Les manteaux sont une indication précise que sa conception artistique se concentre explicitement sur la fonction de ses créations dans le contexte plus large de sa vie.
UNE BOUTIQUE DANS LA RUE GORKI.
L'habitation rue Harmelen, un appartement d'à peu près 50 m2, a procuré à Willem Van Genk un repaire, un refuge, un univers pendant plus de trente ans. Il y vivait avec ses chiens, parmi lesquels Coco, un animal trouvé qu'il chérissait comme un enfant. A la mort de ce chien favori, il lui a rendu hommage avec un grand photocollage dans la corbeille vide du hall. Au-dessus du buffet, dans le salon, est suspendu un portrait à la guimauve d'une fillette avec un chien. Sur le canapé orange, un chien en peluche très douce, blanc à taches noires est toujours à côté d'un coussin présentant l'image d'un chat tigré.
Une vaste installation, devant la fenêtre du salon, domine l'intérieur. Au premier regard, elle ressemble à un tas de matériaux, fils, mâts, tours, baguettes et textes. Des morceaux de bois suspendus à des tubes de plastique portent des nombres et des mots : "Cobourg, Mac Donald's, C & A, et police, police, police", encore et encore. Des lampes et des boîtes de conserves dominent les points les plus élevés. L'oeuvre s'arrête à la fenêtre, en une forêt de tours faites de distributeurs de papier collant entourés de papiers, de bouteilles, boîtes et tubes. Des trolleys sont nettement rangés à hauteur du premier étage. Ils contournent un virage et s'entassent dans l'espace restreint sur le rez-de-chaussée de carton utilisé par Van Genk. Chacun est décoré de marques de cigarettes, de papiers de bonbons, de nombres et d'intéressants détails à allure très technique. Les mots qu'il préfère sont : "Hap‑Hoek" (le coin casse-croûte) ; "Ratelband" (le coin bavardage) ; "Pâtisserie-Bonbonnerie Léon" et "Arnhem". Cette installation est-elle donc supposée représenter la Place de la Gare d'Arnhem ? Des poteaux de trolleys faits de brins de plastique, de lames d'aluminium ou de papier argenté, sont dressés ou gisent sans efficacité contre le toit des bus. Devant, deux ou trois petits abris de trams, faits de carton raide, empêchent l'ensemble de la construction de s'effondrer vers l'avant. L'air de flotter au-dessus de cet assemblage, il y a une couche aérienne de câblage, consistant en tubulures, grilles de réfrigérateurs, bouts de fils électriques, baguettes et fils métalliques... A droite, une nouvelle place est en construction. Van Genk l'a repoussée sous les bus, entre le buffet et le rez-de-chaussée de carton.
Les maquettes de garages constituent la transition avec le parking où sont rangés une quantité de bus, disposés sous un angle précis. Des morceaux de bois et de papier sont fourrés entre les bus et dans tous les coins de la pièce. Partout, sur le manteau de la cheminée, sur le canapé, sur chaque placard et chaque table, sur les boîtes en carton qu'il utilise comme étagères pour ses livres, il y a en outre des espaces qu'il a créés, composés de photos, objets, livres, dessins et toutes sortes de bimbeloteries. Les murs sont décorés de découpages de magazines, de pages déchirées, de cartons d'invitations, souvenirs, reproductions et de ses propres peintures. Les objets suspendus comprennent une paire de bottes de cuir noir verni et plusieurs calendriers roulés provenant du restaurant chinois. Entre les décorations murales comme ses peintures, il a collé des mots, des phrases et des images. Une série de collages en forme de tondos (¹), si familière dans ses peintures, est suspendue au-dessus du canapé. Ils semblent consister surtout en découpages de magazines de mode. L'idée de la "dame" joue clairement un rôle primordial dans cette série. Le visage altéré d'une femme mystérieuse observe la pièce depuis le centre de ce collage mural. Van Genk l'a fixée sur un filet de plastique semblable à ceux que l'on utilise pour les oranges. Les rideaux se séparent sur un paysage urbain romain, avec le monument de Victor Emmanuel. Au-dessous, il y a un arrangement semblable à un autel, de poupées russes et de lys de plastique jaune. Chaque coin, chaque surface a une unique composition.
Les livres empiètent jusqu'au milieu de la pièce, des livres que Van Genk a réussi à réunir depuis le désastre de la vente forcée. Il en conserve beaucoup sur des étagères, mais encore plus en tas sur le sol, qui sont arrangés de telle façon que la plus grande partie de chaque livre soit visible. Des titres bombardent la rétine : "Het Kapsel", "Le Métro de Stockolm" ; "Dressé pour obéir à sa maîtresse" ; "Kernwapens" ; "Die Beine der Hohenzollern" ; "Per Buvik‑Pornografi" ; "Grepen uit een kwart eeuw tv in Nederland" ; "Der Reichstag" ; "Vreemd eten in Nederland"... Deux sacs plastiques sont étalés sur une table ronde, l'un portant les insignes du Centre commercial de l'aéroport d'Amsterdam, et l'autre celui du Courant de la Haye. Ils supportent sa collection d'aéroplanes miniatures, qui pour la plupart, sont arrangés en cercle, le nez vers l'intérieur. Une collection de Tours Eiffel miniatures se dresse fièrement au-dessus d'un placard, parmi lesquelles une tour que Van Genk a réalisée lui-même. Un autre placard porte un groupe de bus/jouets et de voitures de police. Un autre encore, une collection de figurines et de bustes, ceux de Lénine et de Beethoven placés au centre. "... De ce point de vue, je suis une véritable pie. Je collectionne tout ce que je trouve et ne m'en séparerais ni pour or ni pour argent".
Une table spéciale est réservée à ses tubes de peinture, bouteilles d'encre et stylos. Le véritable travail est réalisé au centre de la pièce, sur une table à café basse, couverte d'un large morceau de carton. Les matériaux qu'il a l'intention d'utiliser pour son travail manuel sont placés à l'avance de façon très organisée : boîtes à cigarettes, à fromages, à beurre vides, kits non montés pour trams et bus, nombres découpés, feuilles de carton, tasses de plastique, fil de fer... Tout est posé nettement et soigneusement , diagonalement en rangées parallèles, ou sur des sacs de plastiques différents pour chaque matériau. "C'est une habitude qu'il a héritée de son père", pense Tiny Van Den Heuvel. "Celui-ci présentait avec un tel talent dans sa vitrine des spécimens de chocolat que cela lui valut un prix". Lui aussi arrangeait ses matériaux diagonalement côte à côte, pour former des rangées bien nettes. Quand on demanda à Willem Van Genk pourquoi tout devait toujours rester exactement comme c'était disposé dans son appartement, il répondit : "Eh bien, c'est la boutique de Budapest, eh, la
boutique de la rue Gorki. C'est ainsi que je l'ai vue alors... Oui, absolument ainsi, tous ces détritus. Ils vous conduiraient au poste, ces gars aux foulards rouges, s'ils voyaient traîner tous ces détritus" !
ARTISTIQUEMENT DANGEREUX.
Une boutique dans la rue Gorki, à Budapest -ou bien est-ce à Moscou- ? Une boutique typique-de-derrière-le-rideau-de-fer, avec des rangées de livres soigneusement disposés, bien étalés en éventail ? Une boutique communiste ? Pour rester dans le monde mental de Van Genk, ce pourrait tout aussi bien être un magasin sous un régime fasciste, car pour lui ils sont définitivement un seul et même système. Comme le sont le catholicisme et la culture des Provos. "...tous artistiquement dangereux. Complètement givrés. Tous mêlés. Le Parti Central (un parti hollandais d'extrême droite), ce sont tous des Provos. Mais si on souscrit, parce qu'on est devenu membre, on termine dans un ordinateur avec son nom coché d'une croix !"
Les idéologies et les systèmes de toutes sortes, instillent en Van Genk une peur terrible. Dans son esprit, ils se mélangent tous en une unique menace -la menace d'un camp de concentration dans lequel "ils" vous bouclent si étroitement que plus jamais personne n'entend parler de vous-.
L'appartement de Van Genk est bâti de la même façon associative que ses oeuvres. Ses murs sont des "panneaux publicitaires" ou "placards", terme qu'il utilise également pour ses peintures, collages d'objets qui sont très divers, mais qu'il considère comme cohérents. Les autres items pendent côte à côte comme un tissu d'invocations dans lesquelles sont intégrés, comme au hasard, le mobilier, les lampes et les bibelots de Willy. Il devient nerveux dès qu'une quelconque influence extérieure modifie d'une façon ou de l'autre son travail. Il y a alors quelque chose qui cloche. Il porte en lui des références concernant d'une part les événements de sa vie personnelle ; d'autre part des dimensions politiques et idéologiques qui le fascinent. Il commente les secondes de manière visuelle. Chaque élément suggère sa quête d'une place parmi les autres. Est-il un artiste ? Un fou ? Un pécheur aux yeux de l'église de sa jeunesse ; ou un transgresseur aux yeux des rigoristes en quête de respectabilité ?
Il ne connaît pas la réponse. Mais il construit depuis très longtemps un contre-système qui renforce son emprise sur une réalité qui lui est étrangère.
Son réseau est composé d'informations ordonnées. Il existe une bonne raison pour laquelle il a réalisé une gare de trolley dont il est le maître. C'est exactement le genre d'endroit qui est une menace pour lui, venant du monde extérieur ; la preuve tangible de l'existence d'une toile d'araignée occulte, de grande envergure, qui commence par votre propre téléphone et que contrôlent des personnes animées de mauvaises intentions -de ces "types" qui vous enfermeraient dans un des camps de concentration qu'ils dissimulent à tout le monde-. "Ce que je peins et ce que je dessine, ce sont des détritus. C'est ce que je suis moi-même. Mais en même temps, on peut être le chef des trolleybus, même si on est un sac de nerfs. Le roi des gares, l'empereur des places urbaines, des trains qui se précipitent à travers le monde et dans ma tête. Tout ce que je peins est à moi. La canaille ne peut pas me l'enlever."
Dans son appartement de la rue Harmelen, Van Genk héberge le rêve de sa petite famille, consistant en lui-même, Coco le chien et Jongetje le chat. Là il concentre son pouvoir d'imagination pour construire le système qui le protège de ses mystérieux ennemis ; et l'investit de la cape du pouvoir : "N'hésitez pas à m'appeler Commandatore. Je vous répondrai."
LES SYMBOLES D'UNE INGENIOSITE TECHNIQUE.
Quand il commença à en fabriquer dans les années 80, les trolleys de Van Genk furent rangés dans la pièce de débarras, dans la douche et sous le lit pliant. C'étaient de merveilleuses structures qui, au premier regard n'apparaissaient pas de façon criante comme fabriqués avec des kits de carton prédécoupé. Peut-être son enthousiasme était-il alors enflammé par son beau-frère, Théo Van den Heuvel qui aimait beaucoup construire des maquettes de trains, éclairés de l'intérieur par des ampoules électriques, et qu'il étalait sur les placards de la maison. Willem respectait sûrement cela. Mais, avec les bus qu'il construit, il s'efforce probablement d'atteindre un but supérieur. Quelle place tiennent-ils dans le schéma de compréhension qui le motive partiellement, avec ses collages et sa collection d'imperméables ? Et dans le reste de la structure constamment travestie de sa conception du monde ? Quelle fonction exercent-ils dans sa stratégie personnelle contre les conspirations qui le menacent de partout ? De quelle manière font-ils office d'arme contre les horribles forces invisibles qui l'épient jour et nuit de tous côtés, n'attendant qu'une occasion de l'écraser ?
Un trolley Van Genk est un assemblage de nombreuses couches de matériaux soigneusement choisis. Des éléments à allure technique y sont modelés avec de la colle et de la ficelle, de façon à donner l'allure générale : ce sont des phares énormes et des projecteurs, des châssis de fenêtres brillants, des réflecteurs et des poignées montées sur fils de fer qui conduisent à d'énormes poussoirs. Certains bus, "mis au rebut", ont leurs caténaires attachées par des chaînes ou des cordes, aux pare-chocs surbaissés ; mais plus souvent elles pendent mollement. On peut rarement voir des passagers. Des textes et des feuilles réfléchissantes sont collés sur les fenêtres. Des slogans publicitaires sont répétés inlassablement et les destinations sont écrites en gros caractères. On peut identifier tout un itinéraire sur le fronton de l'un d'entre eux : "De Laar", "Ederveld" et "Geitenkam", alternant avec des signes de ponctuation. Il empâte des découpages sur chaque panneau, bord et charpente, et les complète avec des notes et des cartes écrites à la main au stylobille à quatre couleurs ; et souvent pliées comme de petits harmonicas ou couvertes de plastique transparent à l'origine. Les références à des quartiers d'Arnhem y abondent. Il mentionne par leur nom de nombreux bars et magasins. Encore et encore, il répète des destinations proches de ou dans Arnhem -"Geitenkamp" et "Velp"- ou d'autres noms comme "Haarhuis", "Haphoek" et "Ratelband". "Maison Nouveauté", "rue Rogge", celles-là existent toujours", explique-t-il. "Le Centre commercial d'Arnhem, le Centre Ratelband". J'ai aussi la musique, je démarre cela maintenant, la musique, eh là" !
Des roues et des enjoliveurs occupent parfois une place disproportionnée par rapport à l'objet ; faisant paraître trop petites les rangées de fenêtres. Beaucoup de voitures donnent l'impression d'être composées de deux maquettes combinées. Viennent ensuite pare-chocs, portes et fenêtres faits à la main. Mais les câbles et les boutons, les composants techniques, demeurent la partie la plus importante. C'est comme si la partie mécanique de chaque bus était amplifiée. Même les châssis du dessous, entre les roues, sont terminés avec une attention méticuleuse pour le détail. Se pourrait-il que la puissance et la menace de ces véhicules colossaux réside pour Van Genk dans leurs incompréhensibles combinaisons mécaniques ? Pourraient-ils constituer le lien avec les solides réseaux aériens qui à leur tour sont l'expression de pouvoirs humains écrasants et dominateurs ? Les bus rendent évident le fait que Van Genk est fasciné par la mécanique et cependant n'y comprend goutte. Il en emprunte les traits extérieurs, mais la façon dont il les combine laisse suspecter que leurs fonctions lui sont un mystère. Se peut-il qu'il les comprenne aussi mal qu'il comprend la radio ? Quand Dick Walda essaya de l'aider à localiser différentes stations, il lui dit : "Regardez, vous avez ici un autre de ces petits marteaux". "Vous voulez dire une antenne", expliqua Walda. Sur quoi, Van Genk devint très agité : "Attendez, attendez, il ne faut pas toucher à mes boutons. C'est là que je les contacte ; c'est de là que je contacte mes gares".
DES SYSTEMES INVISIBLES.
Les trolleys séparés sont plus détaillés et dans certains cas un peu plus larges que le matériel installé devant la fenêtre du salon. L'intention de Van Genk concernant les trolleys séparés, était-elle de donner ultérieurement plus d'ampleur à l'installation ? Ou avait-il en tête un projet plus grandiose, dont les bus n'auraient été qu'une partie ? La place urbaine aménagée est-elle un avant-goût d'un projet beaucoup plus ambitieux ? La ville entière d'Arnhem ? Il dit : "Tout, dans l'appartement de la rue Harmelen, est une déception. Je colle ensemble des détritus pour faire un bus ; et une dame, une dame de bonnes manières en dépit de son accent du sud, en achète un et l'installe dans une galerie. Déception. Le bus ne représente rien du tout. On ne peut rien en tirer. Ca ne va pas. C'est une déception. Tout ce que je fais est déception, ma maison entière en est pleine. Il est temps que je le dise. Toutes ces gares, toutes ces places, elles n'existent pas. Elles sont dans ma tête, elles sont dans mes mains ; mes doigts sont tout couverts de colle, comme vous pouvez le voir". Ceci est un commentaire dans lequel il essaie de résister à toute forme d'interprétation et de compréhension de son oeuvre. Néanmoins, il est aussi enclin à dire : "Tout a à voir avec tout, toujours. On peut le constater dans les choses que j'ai faites. Appelez cela de l'art si vous voulez. Ca n'a d'importance ni dans un sens ni dans l'autre".
Sans cesse il établit dans ses dessins le lien entre les bus et les toiles d'araignées des câbles aériens qui dominent la ville. Une quantité innombrable de ses oeuvres font référence à Arnhem -pas à la gare de chemin de fer, mais à l'embranchement d'où les lignes aériennes pénètrent dans la ville, dans toutes les directions. Est-ce à cause de Henk, le fils de Leni, troisième femme de son père, à qui Willem rendit la première visite qu'il ait jamais faite à Arnhem ? Henk avait été sympathisant des Fascistes pendant la guerre, et appartenait donc au "mauvais" côté. Aussi avait-on prévenu Willem d'éviter sa compagnie. Ce qui, le concernant, aurait pu facilement avoir le résultat inverse de l'effet souhaité.
Un de ses derniers collages inclut à la fois le dessin d'une place et des modèles plus anciens de trolleys. Il a photocopié ce dessin, tracé à l'origine sur deux feuilles de bloc-notes ; et l'a transformé en une oeuvre séparée plus importante. Il a ajouté une bande en haut, afin que la toile noire de fils aériens domine le travail. Il a lourdement repassé les lignes de la copie à la pointe noire, de sorte que l'ensemble révèle soudain une main exceptionnellement adroite et expressive. Les personnages qu'il a ajoutés sur la bande d'en bas ont un air raide de marionnettes. Ils semblent avoir été partiellement tracés à l'aide de stencils qu'il a utilisés ailleurs. Ils sont littéralement dépendants des câbles, entre lesquels les noms de "Ratelband" et "Haphoek" (établissements de l'avant-cour de la gare) apparaissent de façon répétitive. En haut à gauche, sur la façade de la gare, il a écrit : "0ok voor vader. HET STATION. Een seniorenkaart" (Et aussi pour le père. LA GARE. Passage pour adultes).
Dans un entretien de 1997, Dick Walda lui a demandé quel sens il donnait aux bus dans son oeuvre ? Van Genk n'a donné que peu d'informations. Walda a voulu lire tout haut les inscriptions sur le bus : "Haphoek. Ratelband. Qu'est-ce que cela signifie, Willem ?" "Ce sont tous des coins conversation" a répliqué, Willem, coupant court aux questions.
LA PEUR.
Sur l'un des placards du salon, Van Genk conserve une ancienne photo de lui-même tenant le plan d'un modèle de voie ferrée. Le centre de la pièce portant "Märklin" fait référence à la fête hollandaise de Sinterklaas, où les enfants reçoivent des présents. Il y a dessiné les cadeaux qu'il a reçus. Un cœur en pâte glacée, et un train sur un rail circulaire, flanqué des mots "voor vader en zoon" (pour le père et le fils), écrit en double trait. Une rame de wagons, à la fois pour le père et pour le fils ! Le slogan est entouré de trois trains sifflants, lancés à toute vitesse, de l'image d'un haut viaduc traversé par un train à vapeur chuintant ; et de celle, splendide du train aérien de Wuppertal. "Das Jahrhundert des Eisenbahn" (le centenaire du train) : ce texte apparaît dans son travail, entouré d'un demi-encadrement plein de références à la Révolution russe. Les trains et les gares symbolisent toujours le lien entre Van Genk et son père. A partir de cette idée, il les explore et essaie de découvrir leur signification pour le sort de l'humanité. Mais sa fascination récente pour les gares de chemins de fer a des facettes supplémentaires. Les toitures de gares en acier emplissent ses oreilles de symphonies héroïques et le rendent rose d'orgueil pour les réalisations de l'homme. En même temps, elles le rendent malade de peur, d'être écrasé comme une mouche. Elles amplifient ses visions épouvantables de l'intérieur des zeppelins, immenses charpentes qui peuvent vous tomber dessus sans prévenir. Peut-être avait-il vu ces vaisseaux aériens colossaux, au cours des années 30, dans le ciel de La Haye, en route vers Lakehurst aux USA, ou Berlin en Allemagne. Une liaison aérienne régulière existait entre ces deux destinations avant la Seconde Guerre Mondiale, mais cessa peu à peu de fonctionner après l'incendie catastrophique du Hindenburg, en 1937 ; et les vaisseaux aériens disparurent de la circulation. Mais ils sont toujours dans le ciel, dans le travail de Van Genk. Ils font partie du répertoire d'images constant que l'on peut identifier, parfois en cherchant bien, dans de nombreuses peintures. Ils peuvent être un peu vaporeux, disparaissant presque dans l'atmosphère, comme dans Francfort, amarrés à des mâts immenses qui permettent au vaisseau de tanguer librement dans le vent, comme dans "Het Waarheidsfestival" (le Festival de la vérité), ou juste à la sortie du hangar, comme dans "Pilsen 2".
Sans cesse, Van Genk décrit l'intérieur des toits des gares. Dans certains cas, ils ont un air majestueux, comme dans "Central Station Amsterdam" (La Gare Centrale d'Amsterdam) où la gare, située dans le lointain, ressemble à un tuyau d'arrosage en train d'aspirer un gigantesque fagot de trains. Ici, il exprime la peur d'être avalé, ce qui lui provoquerait une attaque ou une crise cardiaque. Il a peur également des locomotives à vapeur. "Ce sont les pires. Cela vient de mon enfance, aujourd'hui elles n'existent plus. Mais surtout, ces trains à vapeur, c'est de la sexualité. Ce sont les roues qui montent et descendent, les pistons. C'est le bus d'Hitler, ces trains à vapeur ; les chemins de fer nationaux allemands. Je vous parie que s'ils avaient existé du temps de la Sainte Espagne, tous ces trains n'auraient pas manqué d'être brûlés sur le bûcher. Surtout, c'est l'évolution de la roue", confiait-il à Dick Walda. Incidemment, dans la même conversation, il niait sa fascination pour les gares " Non, pas les gares. Il n'y a aucune raison de les haïr, les gares. C'est de l'anticipation. C'est le voyage de votre vie !"
Quant à la beauté, la gare Kaletti, à Budapest, en est l'apogée pour Van Genk : "Elle s'étale comme une reine, grise au milieu des jardins publics. C'est réellement un diamant pour moi". Une peinture en quatre parties, suspendue au-dessus de son lit, montre en haut la gare Kaletti, gigantesque terminus avec une façade néobaroque. Elle est accompagnée du texte : "La Traviata" ; et soudain, on note aussi "shampjin" (contraction de "shampooing" et du mot hollandais signifiant "douleur".)
DES NUAGES BLANCS.
Rien de ce que fait Van Genk n'est laissé au hasard. Sa plus grande terreur est celle qu'il éprouve pour les salons de coiffure et la longue chevelure des femmes à qui l'on fait un shampooing. Il ne peut s'empêcher de se masturber à la vue de la mousse, "et alors on a des problèmes avec la loi". Les salons de coiffure représentent sa plus grande tentation, et par conséquent la plus grande menace de son existence. Il ne peut être sûr de bien se conduire, même quand il ne fait qu'en apercevoir un depuis un bus. A la question "qu'est-ce que le bonheur pour vous ? Qu'est-ce que vous aimez le plus ? Qu'est-ce que vous attendez avec le plus d'impatience ?", il a répondu à Dick Walda : "Imaginer un voyage à Budapest, et que le trajet se déroule bien... Un souvenir agréable, ensoleillé, où on ne voit pas un seul camp de concentration... mais OK, de quoi est-ce qu'on se souvient surtout, alors ? Au fond, c'est de la chose la plus importante : c'est de l'HOTEL ; et le reste n'est que broutilles. Qu'on en ait trouvé un bon. On se souvient de l'HOTEL. Pas un salon de coiffure en vue. Qu'on ait de la chance avec l'hôtel". Sa fascination pour les cheveux est apparue dès son plus jeune âge. Il suivait les femmes aux cheveux longs. "Parce que c'est là que sont mes problèmes. J'en suis complètement fou, hein" ! Piqué devant les vitrines des salons de coiffure de La Haye, il va observer un monde parfumé, plein de miroirs, de lumières et de rituels. La courbe avancée du bac à shampooing, le savonnage des cheveux en une masse mousseuse, le massage, le rinçage des cheveux avec les femmes sans défense penchées en arrière, et qui finalement se tiennent assises, immobiles, la tête captive du séchoir : voilà des scènes qui suscitent une formidable excitation. Combiner en outre ce plaisir visuel avec un imperméable neuf, voilà qui fait merveille sur lui. Aussi, sur les conseils de son psychiatre, et pour éviter les problèmes, embauche-t-il des prostituées pour leur shampooiner les cheveux dans la cuisine.
Dick Walda fait une remarque importante à ce sujet : Van Genk venait de fantasmer sur un groupe de garçons en train de faire de la gymnastique dans une prairie, insistant sur les cheveux longs d'un de ces jeunes gens, joli à croquer, et peut-être insupportable. "Les garçons avaient tous, à un moment donné, des cheveux longs. Maintenant, c'est passé de mode. Pourquoi ? Personne ne peut me le dire. Mais ce garçon reste dans ma mémoire. Je veux voir, le concernant, quelque chose de grandiose ; un jeune prince ; même si c'est probablement un petit bâtard grossier avec sa mère. Je revois ses cheveux longs et c'est tout ce qui compte".
Enfant, Willem souffrait profondément quand son père se moquait de lui en le traitant de "fillette", à cause de ses longues boucles blondes. Peut-être ce message est-il à l'origine de cette confusion : "les cheveux longs sont pour les filles ; mais toi, tu es un garçon". Cette ambivalence a dû l'embarrasser gravement, si l'on considère la violence avec laquelle il a soudain coupé ses boucles "féminines". Et un autre message implicite accompagnait le premier : "Les garçons tombent amoureux des filles ; puisque tu es un garçon, tous ceux qui t'attirent doivent nécessairement avoir des cheveux longs". Peut-être, dans sa propre perception, les cheveux longs ont-ils toujours été un point de confusion entre les sexes ? Se peut-il que Van Genk, en acceptant et prenant du plaisir à regarder les cheveux longs de quelqu'un, s'accepte et se satisfasse de lui-même tel qu'il est -dans sa masculinité qu'il vit peut-être comme une forme de féminité ?- Et cela s'obtient-il en plaçant l'autre, l'objet d'amour, sous une forme extérieure féminine ? Ou en transformant mentalement la forme extérieure masculine en lingerie féminine ?
On peut peut-être voir le lien avec les gares dans la référence faite par Van Genk aux trains à vapeur. La locomotive chuintante au terminus rappelle la tête de la femme sous le séchoir du coiffeur. En observant les nuages de vapeur blanche giclant de la machine poussive, il éprouve la même excitation que quand il voit la chevelure couverte de mousse sous un jet tiède. Honte et titillation apparaissent. Il est saisi par une sensation à la fois de souffrance et de plaisir. Il vit par le truchement de sa sexualité qui trouve son accomplissement dans cette forme blanche et fumante.
TOUT CELA FORME UN COMPLOT.
Il est clair qu'une philosophie globale est latente dans l'oeuvre visuelle de Van Genk. Tout ce qu'il colle sous forme d'image, ou exprime en mots, apparaît comme une partie d'un ensemble prémédité. Des liens similaires sont manifestes dans tout son travail : des métropoles, le communisme/le fascisme, de multiples informations, les trolleybus et les trains apparaissent constamment. Comment tout cela fonctionne-t-il en bonne harmonie ?
La façon dont Van Genk fabrique ses trolleybus et celle dont il organise son intérieur domestique sont identiques à la façon dont il réalise ses oeuvres bidimensionnelles. Chaque chose a sa place précise. Si jamais quelqu'un change un objet de place, il se sent mal à l'aise, confus, attaqué et véritablement volé. Il sent que quelque chose a été arraché à la fabrication méticuleuse de ses objets, images, matériaux et fournitures. Cela implique un changement dans son plan de base et le déséquilibre complètement. Littéralement, l'ensemble est bancal !
Son environnement formé de trolleybus, imperméables, installations et "placards", est une structure absolue. En étudiant patiemment n'importe lequel des objets lui appartenant, on découvre finalement toujours les éléments révélateurs des liens entre les différents composants. Par exemple, dans un dessin plié, au crayon de couleur et stylobille, qui a une place permanente au-dessus de son lit de camp, Van Genk a écrit un texte (en bas, à droite) qui n'est plus complètement lisible, mais qui se réfère à la Sibérie : "Siberië (...ke ? ) en slapende" (La Sibérie et le dormeur). Le nom "Matheus Engel" a été ajouté au bord. A gauche, on peut, après beaucoup de supputations, déchiffrer les mots : "Dick Walda ; Matheus Engel ; la Sibérie et le dormeur ; le géant s'éveille ; des fleurs" ; le tout écrit en vert.
Or, n'a-t-il pas fait connaissance de Walda à une réunion d'une association d'étudiants de La Haye, où ce dernier avec son ami photographe Matheus Engel, donnait une conférence sur un voyage en Sibérie ? Les autres thèmes visuels commencent à se renvoyer la balle, dans cette oeuvre en trois parties. Une série de pylônes à haute tension qui occupe une place importante dans la partie gauche, est reprise tout à fait à droite, réduite de moitié et plantée sur un pont. La composition de la partie droite est dominée par la silhouette d'un cerf ou d'un élan orange. Le type d'animal devient clair dans la section médiane, lorsqu'on note la tête dessinée avec précision, dans un carré très discret, à gauche du centre. Ceci est certainement en rapport avec la Suède, telle est la conclusion évidente. Mais à l'intérieur de la ligne qui circonscrit l'élan, on voit approcher l'Oncle Sam, en pied, avec un énorme cigare et une liasse de dollars. "Ik financierde Hitler" (J'ai financé Hitler) apparaît dans une bulle au-dessus de sa tête. Dans la partie gauche du dessin, on peut discerner une allusion supplémentaire à la Suède : "Sveriges... Bank Stockholm Centralen Upsala Centralen" (La Suède... La banque centrale de Stockolm ; centrale d'Upsala) ; tandis que dans la partie du milieu s'approche, dans un halo rouge, une jeune fille, sa lourde tresse blonde lui tombant sur l'épaule. Sur sa poitrine, apparaît le haut d'une sorte de flacon d'aérosol (ou bien est-ce une tarte ?), portant le mot "Svenska". Il est juste au-dessus d'autres textes : "La Famille, pierre angulaire de la Nation. Mangez des flocons d'avoine". Autour du cou de la jeune fille, l'artiste a dessiné un collier de perles, portant le texte "Godvader, kerk, Rhijn, staal" (Parrain, église, le Rhin, l'acier).
Sa manche gauche se termine en médaillon portant le texte "Intercoiffures. Paris International S/A."Le centre du médaillon révèle une araignée, et derrière elle, vaguement visibles, les lignes de sa toile. Par-dessus l'épaule se dresse une maison de corps de garde du mur d'enceinte du Kremlin, derrière lequel se profile le large panorama d'un boulevard nettement pavé, plein de trolleybus. Puisque c'est écrit juste à côté, il peut s'agir de "Novossibirsk. Boulevard Rudnev, URSS ?" S'il en est ainsi, cette partie de l'oeuvre ramène de nouveau à la Sibérie. La ligne suivante affirme : "Pornograph is "des duivels" (La Pornographie appartient au Diable", avec un astérisque entre les mots "is" et "des". Un soleil en forme de fleur au-dessus de la rue, contient les mots : "Porno. Zagorsk, le mode de vie américain". Et qu'est-ce qui est caché, là, au-dessous du mot "logiciel" ? C'est bien "... gekkenwerk" (un travail de fou) ?
En bas à droite, est dessinée une grande bouteille de vodka avec un marteau et une faucille. .D'après l'inscription, on doit pouvoir l'acheter chez Vroom et Dreesman, à La Haye. Tous les clochers du Kremlin apparaissent en une ligne silhouettée en bas à gauche, juste au-dessous du stade de Berlin. Van Genk joue-t-il ici avec la pensée d'Arno Breker, qui fut le sculpteur officiel du IIIe Reich et décora les stades allemands de statues pompeuses en l'honneur des Jeux Olympiques de 1936 ? Ce nom apparaît, en fait, dans l'oeuvre, à droite, combiné avec une allusion au titre du livre de Breker : Paris, Hitler et moi. Tout au loin, un gigantesque zeppelin plane au-dessus du stade.
L'antenne de la "Raï", Radio-Vatican, fournit le lien avec l'Eglise qui se dresse également sous la forme d'un mot répété "Tour de contrôle". Or, ceci est également le titre du journal des Témoins de Jéhovah. Dans la coiffe de la jeune fille, les médaillons portent l'inscription "Eau de Cologne", "Parfum", et le sigle du dollar. Ses yeux sont attirés par un énorme bouquet de rais lumineux qui émergent du nez du ballon.
Dans la section gauche, Van Genk traite du problème spatial russe avec le mot "MIR" en lettres volantes styles années 60. Le contour orange d'une colombe de la paix, partiellement obscurci par le toit d'une gare, vole au-dessus de cette partie, surmonté du texte "Arbeit macht frei" (le Travail, c'est la Liberté). Ou bien alors, évoque-t-il ici Francfort-sur-le-Main ? Et les fantaisies de Liszt sur les mélodies folkloriques hongroises appartiennent-elles aussi à cette partie, comme il l'écrit ? Un grand filet est arrimé au mât, au centre du dessin, fixé par deux doigts d'une main. Dans cette section, en haut à gauche, Van Genk a inclus un paysage d'Arnhem avec des trolleybus. Le sujet, cette fois, porte sur la Place Willemsplein, au-dessus de laquelle il a écrit entre autre "Arnhemse zedenpolitie" (L'Escadron du vice d'Arnhem) et "straks*het Arnhemse*Antifaschistische-comitée" (devenu Comité anti‑fasciste d'Arnhem). Moscou et Zagorsk se dressent de nouveau avec des clochers bellement exécutés.
Quelque chose de la cohérence intime de l'oeuvre commence à émerger. Chacun des trois dessins a son propre centre de composition, d'où un sujet complètement et ostensiblement différent. En profondeur, cependant, Van Genk est tout simplement occupé à entrelacer les significations du langage mystérieux par lequel il, et seulement lui, parle du monde dans son oeuvre complète. C'est le langage qui englobe "le monde selon Van Genk". Tout y est. Cela touche à la conspiration des multinationales -il cite deux fois Siemens et AEG-, à proximité d'un mât derrière lequel un train fait une embardée vers l'espace. Le capitalisme international est aussi représenté par l'Oncle Sam, lié dans la logique de Van Genk aux événements politiques de la Seconde Guerre Mondiale qui ont laissé leur empreinte dans sa vie. Tout cela complote ensemble. "Ces clients viennent te chercher, ou peut-être en fait" l'entend-on bougonner, plongé dans le monologue avec lequel il tient à la fois son entourage à distance et l'intègre à son monde personnel. "Marjo reizen exit verleden tijd" (Marjo voyage le passé disparaît ! ) dit un petit soleil dans la partie gauche. Se réfère-t-il à Marjoleintje, la jeune violoniste qui avait déménagé pour Paris ? Il est écrit sur la Place Willemsplein : "Expo Parijs in Arnhem" (Paris-exposition à Arnhem). "Visitez Pékin", vitrine hollandaise de toutes les protestations internationales. Au milieu, il combine les autoroutes de Hitler avec le réseau du métro de Staline à Moscou, le chemin de fer de Berlin et Francfort-sur-le-Main, le S-Bahn et le métro de Lausanne. Dans la section droite, il met de nouveau en scène les Catholiques et l'histoire d'Israël. Fascistes, Juifs, Bolchevistes sont mentionnés d'une même haleine. Communistes et capitalistes communiquent grâce à un réseau électrique d'envergure mondiale.
Peut-être -mais cela reste de la spéculation-, son travail est-il une manière de conjurer les quelques lieux où il a un jour senti la présence tangible de la toile d'araignée : les rails sur lesquels roulent trams et trains ; et les fils aériens sur lesquels glissent les caténaires des trolleys. De même pour ces gigantesques toits de gares en acier, qui absorbent et rejettent sans trêve des trains grondants et soupirants ; et pour les menaçants zeppelins : leurs carcasses d'acier ne sont-elles pas le symbole du réseau lui-même ?
La toile, la conspiration, semble-t-il se dire, sont essentiellement nourries par les pays de l'est et du nord de la Hollande, surtout la Russie et la Suède. Elles tirent aussi leur force des démons politiques de l'ultra-droite et de l'extrême-gauche qui revendiquent d'innombrables victimes dont Van Genk inscrit les noms dans ses oeuvres. Elles se nourrissent aussi des longues chevelures qui, couvertes de shampooing mousseux, sèment la confusion et la corruption, en octroyant immanquablement un pardon, au détriment de la conscience. Ce qui est sûr, c'est que dans le salon du coiffeur de "Intercoiffures Paris International S/A", là se tapit l'araignée : il l'y a dessinée !
Dans chaque dessin, dans chaque peinture, Van Genk, l'homme qui ne comprend rien à l'arithmétique, tient le compte des événements de sa vie. Il répand les pointes qui, en surface, ont donné corps à son existence, sans tenir compte du sujet essentiel, en changeant continuellement de constellations : moralisme antisexuel, Catholicisme, Seconde Guerre Mondiale, systèmes totalitaires, ses voyages, ses livres, sa musique. Il fait communiquer les événements qui lui paraissent importants, en toute facilité, comme l'insigne de la Gestapo avec les symboles du Mouvement International pour la Paix ! Il en parle au moyen de ses antennes radios, ses ponts, ses vaisseaux aériens, trains, métros, routes sinueuses, parades, armements, tunnels, dômes et cathédrales. Il les évoque avec ses références aux Juifs, aux imperméables, au shampooing, à la mousse et aux araignées.
Ces connexions cohérentes envahissent les quatre catégories de son travail. Toutes les oeuvres bi- ou tridimensionnelles sont reliées par leur contenu. Les ingrédients du langage basique qu'il essaie d'employer avec le courage du désespoir, reviennent inlassablement.
Aussi autobiographique que puisse être l'oeuvre de Van Genk, c'est plus qu'un journal. Chaque élément qui y apparaît, y a été placé délibérément, comme un arbre susceptible de s'enraciner. A première vue, il peut sembler que Van Genk ne soit capable que d'ajouter ou soustraire des événements, et que son vocabulaire ne puisse s'étendre à une réflexion générale. Et ce, en dehors du fait que la plupart des gens concernés par, ou suivant attentivement son travail, lui attribuent un pouvoir prophétique terrible. Ils y voient un commentaire de la phase critique où est parvenue l'humanité ; une critique de la mécanisation des métropoles contemporaines dans lesquelles les individus sont toujours écrasés. "Van Genk peint l'image monstrueuse de notre évolution ; une évolution sans ordre ni beauté ; la menace du chaos pur et simple". De telles réactions correspondent directement à l'atmosphère sinistre de l'oeuvre, plutôt qu'à ce qui y est réellement dépeint. A la réflexion, on en vient inévitablement à soupçonner un plan derrière tout cela ; un ordonnancement soigneusement dissimulé, dont le but est de blinder l'artiste et de lui assurer sa place dans le monde.
L'ENGRENAGE.
"Belle à vous dresser les cheveux sur la tête", écrivait en 1964, Willem Frederic Hermans, à propos de l'oeuvre de Van Genk. Il inaugurait sa première exposition personnelle chez Steendrukkerij de Jong et Cie, à Hilversum, devant un public compact. Beljon avait présenté Van Genk à la fois comme un génie et un handicapé mental ; description qui fut rapidement dévalorisée par d'autres, jusqu'à devenir le cliché populaire du "génie fou". Les prix que demandait Van Genk semblèrent au public une spéculation sur une future réputation sans précédent et suscitèrent dans la presse rancœur et incompréhension. En fait, les prix élevés témoignaient de son aversion à se séparer de son travail, dont chaque pièce avait tenu une place dans un monde qui n'était accessible qu'à lui. Plus les prix seraient élevés, présumait-il raisonnablement, moins il y aurait d'acheteurs potentiels. Mais il créait, ce faisant, une sorte d'ambivalence, car il avait besoin d'argent pour voyager et payer ses dépenses courantes. Van Genk a toujours nourri de solides appréhensions concernant les tractations de ventes de ses oeuvres, y compris avec la galerie Schmela de Düsseldorf en Allemagne. Non seulement il en a perdu toute trace, mais les transactions sont demeurées pour lui un mystère. Et il a toujours soupçonné qu'une part bien trop importante des royalties était allée dans d'autres poches que les siennes.
UN NOUVEAU DOUANIER ?
Beljon décrit Van Genk dans le catalogue de son exposition d'Hilversum, comme un Peintre du Dimanche, "dans sa technique, sa vision et son comportement personnel". Il le compare au Douanier Rousseau (1844‑1890), qui fut considéré comme une personnalité modeste, mais débordant de confiance en soi dans sa peinture. L'attention qu'il reçut des artistes contemporains de son temps ne lui paraissait en rien anormale. Ne fut-il pas, avec Picasso, l'un des grands novateurs de son époque, Picasso "à la manière égyptienne", lui-même "dans le modernisme" ? Il devait vivre dans un monde de rêve, car les gens se moquaient dans son dos de sa naïveté sans malice.
Van Genk n'a jamais été tout à fait aussi naïf. Bien qu'il ne soit pas exempt d'une certaine conscience de soi, à l'époque d'Hilversum il se considérait simplement comme un artiste. Il ne fut pas surpris d'entendre son psychiatre lui dire qu'il "ne devait pas s'attendre à gagner une fortune par son art. Toute cette attention des journaux cesserait très vite". Le psychiatre, le Dr Speijer, avait peu d'estime pour ses peintures ; opinion dont Van Genk dut très vite se rendre compte. "Ce sont des oeuvres stériles, congelées, qui donnent une impression de non-créativité" dit-il à un journaliste. Speijer admettait plus généreusement que Van Genk avait peut-être quelques aptitudes, mais puisqu'il ne pouvait voir aucune évolution dans le travail, il y en avait sûrement des milliers de meilleures. "Je vous conseille de lire le livre du Dr. Plokker sur ce sujet, "Geschonden Beeld"", ajoutait-il , comme si cet ouvrage était une explication suffisante à son attitude défavorable.
Le psychiatre J. H. Plokker (1906‑1976) fut le premier à introduire une thérapie créative dans les hôpitaux psychiatriques hollandais ; et fut aussi l'un des premiers à collectionner les oeuvres de ses patients ; collection qui est aujourd'hui considérée comme très importante, et comprend de nombreux dessins d'un niveau pictural élevé. Plokker était au courant de la littérature devenue classique sur l'art des malades mentaux. Sa thèse de 1962, "Geschonden Beeld" , en témoigne. "Quiconque examine le travail sur l'art publié par des psychiatres tels que Prinzhorn et Alfred Bader", déclarait‑il, "est immédiatement frappé par son caractère complètement "différent"". Néanmoins, malgré cette évidence que ces sortes d'oeuvres étaient différentes de celles des artistes qu'il connaissait, le critère d'après lequel Plokker jugeait le travail de ses patients, était le même que celui de l'art professionnel. Si la relation entre les divers éléments des oeuvres des malades mentaux lui demeurait obscure ; et s'il ne parvenait pas à y découvrir un quelconque développement au fil du temps, alors il les considérait comme médiocres. "Bizarres, stériles, nues, insensées et chaotiques" font partie des adjectifs qu'il employait pour décrire les "formations" produites par de tels patients. Le mérite artistique des images était de son point de vue affaire de ce qu'il appelait "une forme signifiante". Dans une bonne oeuvre d'art, "les lignes et les couleurs, placées dans une relation mutuelle spéciale ; les formes et les relations entre les formes, suscitent nos émotions esthétiques", déclarait-il. "Chaque élément est correct et nécessaire, l'absence de l'un d'entre eux de sa place actuelle donnerait la sensation d'un manque, et toute autre chose mise à sa place serait superflue". Les rares oeuvres qu'il considère de ce point de vue comme artistiquement solides sont, selon lui, des réalisations sporadiques et fortuites de la part de leurs créateurs. Il décrivait comme suit un portrait fait par un patient qui, selon lui, ne réalisait que des tentatives avortées : "Chaque trait qui n'était pas nécessaire a été omis ; les plans sont larges ; tout est à sa place ; rien n'est forcé ; et on ne peut rien y ajouter". Il pensait que ce travail qui paraît aujourd'hui si sage et si conventionnel, était le seul parmi de très rares oeuvres, à mériter une place au musée.
Le mérite artistique des oeuvres décousues de Van Genk, dans lesquelles tout aurait à l'évidence pu être fait différemment ; et dans lesquelles les choses sont vraiment souvent transférées d'un endroit à l'autre était sûrement incompréhensible pour quelqu'un comme Plokker. Et on peut présumer que Speijer, psychiatre qui considérait Plokker comme une autorité, était lui aussi incapable d'y entrer.
Dans "Microcollage", Van Genk dépeint un homme en train de se donner un coup de pistolet. Le sous-titre dit : "Plokker, expression artistique personnelle de la folie". Une araignée noire pend, juste au-dessus de la tête de l'homme. La lettre du suicidé déclare : "Cher lecteur, je mets fin à mes jours, car je ne peux plus supporter de vivre... Pardonne mon geste, cher lecteur... Plokke".
Une conversation, aux environs des années 60, entre Speijer, alors directeur de l'hôpital psychiatrique où Van Genk avait un emploi journalier ; et Beljon, directeur de l'Académie des Beaux‑Arts de La Haye :
Beljon : Un certain Willem Van Genk est employé durant la semaine dans votre atelier protégé. Il suit notre cours du samedi soir, mais il souhaite aller plus loin ; passer en fait un après-midi par semaine dans ce qu'il appelle la "vraie" Académie. Je crois que nous pourrions lui faire ce plaisir ? Seriez-vous prêt à lui accorder cet après-midi par semaine, qu'il demande ?
Speijer : J'ignorais que faire plaisir aux gens faisait partie du travail d'un directeur d'académie artistique. Est-ce que vous réalisez que vous êtes en train de vous impliquer dans une branche hors de votre compétence ? Accorder un après-midi ? Il n'en est pas question !
Beljon : Mais nous pouvons supposer qu'à l'Académie, nous avons quelque chose à dire en matière d'aptitude et de talent ?
Speijer : Ne me faites pas rire ! Aptitude ! Ah Ah ! Vous vous mêlez de sujets qui ne vous regardent pas. Voulez-vous que je vous dise ce qu'est le Q.I. de Van Genk ? Zéro !Zéro !
Beljon : Si c'est vrai, alors je souhaiterais avoir zéro de Q.I. !
Speijer raccroche le téléphone.
PRIMAL.
Prinzhorn dont le livre "Bildnerei der Geisteskranken" était paru en 1922, aurait très probablement eu une opinion diamétralement différente, de l'oeuvre de Van Genk. Certains malades mentaux doués artistiquement peuvent exprimer des expériences du genre humain en les symbolisant en termes archétypiques. Elles sont latentes dans les couches les plus profondes de chaque être ; et peuvent donc être reconnues par tout spectateur du travail d'un malade mental. Quelque chose résonne en lui, croit-il, une émotion, un sentiment de nostalgie, une tentative de beauté... De nombreuses oeuvres d'art réalisées par des patients montrent des signes clairs comme le cristal d' "une urgence originelle de création qui est fondamentale en chaque être humain", mais est chez la plupart des gens étouffée par les développements civilisateurs de l'éducation et de la socialisation. Prinzhorn déclara que cet art était sans aucune relation avec les mouvements artistiques significatifs de cette époque. "Ces oeuvres ont vraiment jailli de personnalités autonomes qui ont fait, pour elles-mêmes et sans aucune obligation à l'égard d'autrui, ce que quelque nécessité anonyme les a obligées a faire. Là, isolée du monde extérieur, sans plan conscient mais poussée comme un phénomène naturel, se manifeste la forme primale d'un processus créatif", écrivait-il. Prinzhorn décrit ses patients comme d'authentiques artistes qui, emprisonnés dans leur isolement artistique, loin de toute connaissance et habileté, créent spontanément sans éprouver l'envie de rien transmettre. Il n'y a aucun besoin de les encourager ; et ils n'ont aucun but. Ils n'ont même pas conscience de ce qu'ils font ; et sont virtuellement en transe. La créativité est dans ce cas un phénomène de la nature.
La manière solitaire de travailler ; l'absence de tout besoin de stimulation extérieure ; et la position relativement indépendante eu égard à la culture artistique environnante, sont des traits qui se retrouvent chez Van Genk. Ce sont des caractéristiques qui se mettent en place comme les pièces d'un puzzle quand on essaie d'établir sa position artistique par rapport au monde de l'art.
NAÏF OU PAS ?
Comme l'avait prédit Speijer, l'émotion suscitée par la découverte de Van Genk, en 1964, comme le "Nouveau Douanier", ne dura que peu de temps. Van Genk se vit dans une émission télévisée et fut choqué de sa voix et de son visage. En ce qui le concernait, le temps des apparitions publiques était passé. Au cours des expositions qui suivirent, son travail fut toujours classé comme naïf ou d'amateur. Le Musée Stedelijk acheta un de ses dessins dès 1966, mais ne l'exposa pas. Un second achat suivit en 1976, mais celui-ci aussi resta dans la réserve. Pieter Brattinga projeta d'exposer Van Genk à New-York.
"M.-Pieter-Bratt-a-introduit-des-peintres-européens-du-dimanche-dans-les-journaux-Genkovsky-des-Etats-Unis" devait plus tard souligner Van Genk sur une couverture de Life Magazine, dans une oeuvre titrée "New-York Stri/Mr. Petrov" ( Dessin de New-York/M. Petrov). En définitive, l'exposition à New-York n'eut pas lieu. Tout devint très calme, après l'excitation initiale dûe à l'intérêt pour son talent. Ce n'est qu'en 1976 que fut organisée une autre exposition personnelle, à la galerie De Ark à Boxtel ; dont le propriétaire Willem Heesen avait auparavant exposé quelques oeuvres de Van Genk parallèlement à une exposition d'art ethnographique. La réaction à cette seconde exposition personnelle fut importante. Les revues reprirent sous tous les angles la question de la position de Van Genk par rapport au monde de l'art.
EN CONGE DE LA CULTURE OFFICIELLE.
"On appelle Van Genk Peintre du Dimanche", écrivait dans le catalogue le propriétaire de la galerie Lambert Tegenbosch, reprenant le point de vue de Beljon. "Mais un peintre du dimanche sans beaux paysages, sans architecture pittoresque, sans figuration comique et sans anecdotes... Il a pris congé de la culture officielle". Tegenbosch trouvait son travail inquiétant et unique en ce qu'il ne pouvait être relié à rien d'autre. D'après lui, n'apparaissait pas dans l'oeuvre de Van Genk le caractère non-engagé du peintre amateur typique. Son travail traduisait un souci humain qui agrippait le spectateur. Il était probable qu'il ne serait jamais apprécié au plan esthétique, supputait Tegenbosch, mais parce qu'il possédait une certaine "vérité". Tegenbosch voulait sans doute dire que Van Genk peignait une réalité incontournable, un côté obscur de l'existence qui, normalement reste caché. Cela ne s'accordait pas du tout avec le Peintre du Dimanche ou l'artiste naïf alors en vogue : un amateur n'est concerné que par l'aspect superficiel des choses ; il limite son sujet au beau et au bon ; et il fait de son mieux pour être, en imitant la technique de l'art professionnel, unanimement reconnu ; alors qu'il fait preuve, immanquablement, d'inhabileté touchante à y parvenir. "L'artiste naïf est sous le charme de l' "art culturel"" écrivait l'auteur Gerd Pressler. "Il est le produit du conditionnement culturel. En même temps, il a une prédisposition pour les aspects mineurs de cette position. Il n'y a rien qu'il préférerait à la reconnaissance et à l'attention".
Si l'on s'en tient à cette conception limitative de l'art naïf, qui a longtemps prévalu, alors Van Genk n'entre pas du tout dans cette catégorie. Certes, son appartement est plein de livres d'art ; certes, il a étudié des illustrations et des photographies ; mais on peut se demander si c'est par nécessité d'imiter les grands maîtres ? A un moment, par exemple, Van Genk a commencé, à titre expérimental, à mêler figurations illustrative et abstraite, comme c'est évident dans la "Vallée de Los Caïdos", où il a pavé le sol devant le monument de façon très réaliste ; mais dessiné le flanc de la montagne sous une forme triangulaire ressemblant à une toile d'araignée. Ce n'est pas simplement un symbole de la surface rocheuse, puisqu'il a déjà utilisé ce motif ailleurs. Cependant les efforts pour contrôler le graphisme, et l'adresse dans la composition ne lui sont pas étrangers. Il faut considérer ce qu'il a appris du monde des mass media, et peut-être lors de son apprentissage comme artiste commercial. Il utilise ici et là d'innombrables esquisses très rapides, de facture très légère. Résultat : de temps à autre, une de ses oeuvres semble présenter des aspects "faciles". "Amsterdam-Moscou" appartenant à la collection de l'Aracine, en est un bon exemple. La petite fleur définitivement récurrente, utilisée pour remplir les vides dans nombre de ses oeuvres, vient certainement du monde de la publicité.
Van Genk apprécie aussi une certaine reconnaissance. L'image de l'artiste naïf esquissée tout à l'heure ne lui est pas totalement inapplicable, bien qu'on puisse se demander si son intérêt pour la technique et les méthodes de représentation est dû à l'envie d'être accepté par le monde de l'art établi. Mais le sujet principal de son travail, l'urgence monomaniaque avec laquelle il l'exprime, son incapacité à mettre au point un processus fructueux d'échange avec son environnement culturel ; et son évolution vers des oeuvres toujours plus remplies et complexes, impliquent que sa position artistique possède un caractère différent.
L'artiste et critique Maarten Beks exprime aussi l'idée, à propos de l'exposition de Boxtel, que la comparaison de Van Genk avec Rousseau lancée fortuitement en 1964, était non fondée. Van Genk n'était pas de la catégorie de ces esprits simples "qui s'arrangent pour recréer le monde entier à l'image de leur jardin", explique-t-il. Il appartient plutôt à celle de ces "architectes possédés par une monomanie, à laquelle ils vouent leur vie, en bâtissant avec un sentiment de réalité, des châteaux en Espagne". Bien sûr, Rousseau était allé au-delà de la sphère de son jardin, à Laval, pour réaliser une jungle très onirique ; mais il n'était pas non plus interdit à Beks de déclarer que Van Genk allait bien plus loin que la description d'objets épars ; et qu'il y avait dans son travail un concept global. "Il peint des villes comme si c'étaient d'immenses donjons du passé", écrivait Beks, faisant écho à Hermans qui, en 1964, comparait Van Genk à Giovanni Battista Piranese (1720‑1778). On sent dans "Cologne et Moscou" quelque chose des ombres mystérieuses des gravures de l'artiste vénitien ; dont la surface est remarquablement travaillée et retravaillée. Cela est certainement dû aux tons sombres et au fait qu'il plaçait très bas son point de perspective. Mais l'oeuvre de Van Genk, contrairement à celle de Piranèse n'est pas entièrement vouée à évoquer pour d'autres des sensations conflictuelles d'horreur et de plaisir. Il se distingue des artistes du courant officiel précisément parce qu'il ne lui viendrait pas à l'idée de titiller les cordes émotionnelles du spectateur. Ses villes puissantes sont l'expression de ses espérances, ses peurs et ses schémas réactionnels propres ; et en aucun cas faites dans l'intention d'éveiller des humeurs similaires chez autrui. Il n'a jamais envisagé de déployer sa batterie artistique dans ce but. Ce n'est pas non plus sa façon de réfléchir à l'effet de son travail sur les autres.
En conséquence, Van Genk n'est pas un artiste naïf du genre qui ouvre une porte sur un paradis perdu, en produisant des peintures charmantes. En fait, le terme "Art naïf" impliquait à l'origine une expression picturale complètement différente. Les artistes naïfs n'étaient pas supposés partager le point de vue commun sur le monde, dans lequel ils essayaient d'arrêter les forces de dégénérescence en décrivant le beau et le bon. Ces gens-là travaillaient dans un total isolement, et suivaient leurs propres chemins.
L'Art naïf est essentiellement un travail garant de pouvoirs d'imagination ; un travail qui n'est pas seulement le produit du désir du créateur de s'élever au-dessus de ses limites et faire "un art" qui corresponde aux traditions du courant officiel. Les motifs pour produire un art naïf peuvent varier du simple point de vue ludique à un désir irrépressible d'explorer, exprimer, bien que d'une main inexperte, et donner un sens à la place du créateur dans le monde. Le côté attractif de l'art naïf repose sur sa remarquable originalité qui peut s'appliquer non seulement au contenu, mais à la façon dont sont prises en compte, au besoin, les méthodes et les techniques de l'art professionnel.
Mais même sous ce type d'art naïf, des écrivains comme Beks ne trouvaient pas de place pour le travail de Van Genk. Car il possède un style unique et personnel de peinture et de dessin ; qui "va bien au-delà du charme de l'authentique simplicité du naïf", écrivait Han Redeker. Et l'historien d'art Tom Frenken voyait "un besoin et une urgence existentiels totalement incapables de convenir aux naïfs.
BANDE DESSINEE POUR PEINTRE HOLLANDAIS DEBILE.
Est-il possible pour un artiste de devenir de plus en plus "primitif" dans son travail, se demande Beks à un moment ; que l'artiste semble de plus en plus isolé et en même temps tourne le dos à la culture artistique dominante ? Comparés aux "séries jaunes" des peintures de la deuxième moitié des années 60, Beks considère que les premiers paysages urbains, au crayon, à l'encre et aquarelle de Van Genk, sont à la limite de l'"art professionnel". Mais même ceux-là sont des mélanges bigarrés d'impressions que Van Genk tirait de magazines et de brochures de voyages. Parce qu'il les combinait en larges panoramas magnifiquement dessinés, ils suggèrent une unité concertée de composition, qui n'y est pas réellement présente.
Dans les oeuvres des "séries jaunes", il est immédiatement évident que ce sont des agrégats de multiples saynètes dépeignant ostensiblement des situations, des lieux différents les uns des autres, et complètement infiltrés de textes. Van Genk relie les éléments subsidiaires, comme dans son travail du début, par ses sentiments personnels exprimés par le sujet. Cependant, son travail semble plus brut, plus idiosyncratique, et d'une signification plus profondément stratifiée. Il paraît aussi moins équilibré et même plus intensément poussé par l'obsession. La violence y joue un rôle manifeste. Le langage visuel est proche de certaines bandes dessinées populaires. Les changements de temps et d'endroits dans les scènes ont la rapidité frénétique des clips vidéos. Les "acteurs" des drames qu'il peint, pleins d'irrégularités, de toiles d'araignées, de récits de nouvelles, de boulets sifflants et du tohu-bohu des villes, prennent un contour plus net. Les questions que Van Genk se sent amené à formuler, des questions telles que "Qui suis-je et où vais-je ?", commencent à prendre une forme plus explicite. La question de la position des autres gagne, de façon inattendue, du relief au cours du processus. Dans "Collage de la haine", Van Genk écrit sur le drap retourné d'un patient émacié,"LE-HOLLANDAIS-DEBILE-HOMO-PHYL-CANCER-PATIENT-W-VAN-GENT-IMBECILE-TREMBLOT" Se réfère-t-il à lui-même, ou à son psychiatre le Dr Van Gent ? Et quelle est la signification du monsieur alité, lunetté de "Dessin de New-York/M. Petrov", avec le mot "stumper" (misérable) écrit à côté en grandes lettres auxquelles une infirmière en uniforme ajoute : "jij gaat naar Onze Lieve Heer, vent" (Tu t'en vas retrouver notre cher Seigneur, mon gars ?)
Après le suicide de "Microcollage", Van Genk nous informe qu'il s'agit d'une "bande dessinée pour peintre hollandais débile". Dans le panneau droit de l'oeuvre, un cancéreux est en train d'absorber l'hostie consacrée. Dans le panneau gauche, un personnage douteux, face à face avec un écran télévisé, est sur le point de se tirer dessus ; et en réaction à cette scène quelqu'un se sert autrement du pistolet pour établir une relation avec le monde extérieur. Dans la portion droite de "Dessin de New-York/M. Petrov", Van Genk attache la Sainte Vierge à Marx et Hitler, comme toujours en se servant des couvertures des "Bibles" auxquelles ils sont éternellement liés. "Faites grand cas d'une Bible, avec une préface de Sa Majesté la Reine des Pays‑Bas", lisons-nous dans un tableautin rond, à côté du corps momifié de Lénine, dans le mausolée de la Place Rouge. Une flèche pointe du drap blanc de Lénine, vers un tas de briques en train de s'effondrer qui, dans le lointain rencontrent une flèche opposée, portant cette admonestation : "Lees het rode boekje voor scholieren" (Lisez le petit livre rouge aux écoliers). Le texte de la première flèche dit : "verstärkt unser Reihe" (redressez notre ligne) ; et "Das refranzischistische wächtst immer" (Le congélateur attend toujours ). A gauche de Lénine, un homme bilieux, aux yeux boursouflés, est allongé entre des draps. Des araignées sont en train de tisser en une toile l'intérieur de sa tête et sa boîte crânienne. Au-dessous de lui se trouve un hexagone, couvert d'une quantité gigantesque d'ordures.
"Un peintre hollandais débile" relie sans aucune gêne tout avec tout dans ses dessins animés, d'une tonalité douce-amère. Ce qu'il a acquis et développé produit d'une part la peinture d'un chaos effroyable dans lequel nous vivons ; et d'autre part les connexions que cristallise ce chaos. Connexions impitoyables, incompréhensibles, comiques ou dévastatrices. Il déverse la cynique autonomie de tous les événements mondiaux, de telle sorte qu'une personne isolée, dotée d'une mentalité précise, ne peut éviter de les expérimenter sur l'heure. Il rend dramatiquement clair pour l'individu le caractère incompréhensible de toutes choses. En haut à gauche du "Dessin de New-York/M. Petrov", il ré-intitule cette oeuvre des années 70 "Collage 2000" ; et ce texte repousse dans les coins les mots "anti" et "kunst" (art). Voilà l'endroit où le "peintre hollandais débile", Van Genk, touille sa remarquable diversité de perceptions dans une grande marmite d'ingrédients visuels destinés à inventer une perspective prophétique.
La façon dont travaille Van Genk ne se rattache qu'à la folie ; à cette faculté décrite par Prinzhorn, qui touche involontairement des sources, des motifs et des conclusions dont le spectateur ne peut que deviner le sens ; ne peut que le pressentir. Quelque chose de très ancien résonne. Quelqu'un n'a-t-il pas écrit, dès 1976, "Van Genk peint la vérité" ?
STACCATO.
Van Genk est indubitablement autodidacte ; mais il a visiblement retenu quelque chose des possibilités techniques qui se sont présentées à lui. Il compose sans efforts ses langages visuels à partir de différents médias, et donne au résultat final un air unique. Ostensiblement, son travail n'a cessé de croître dans ses profondeurs, dans ses couches génératrices de sens. A un moment donné, s'est interrompue son envie de réaliser des compositions grandioses dans une perspective à vol d'oiseau. Il a cessé de dessiner des panoramas citadins avec leurs flots incessants de trafic, leurs puissantes cathédrales et leurs déferlements de véhicules, de bâtiments et de gens ; scènes dans lesquelles "le système" n'est jamais très loin. Son regard n'a plus plongé sur de vastes paysages urbains qui s'immergent à l'horizon dans une sorte de brume légère, tandis qu'un avion scintillant encombre le ciel au-dessus.
Van Genk a abandonné tout cela pour se rapprocher de la ville, s'y plonger, se perdre dans son étreinte. Il s'est mis à se déplacer au ras de la végétation et piquer sur les citadins qui se déplacent comme des automates. Il est descendu dans des tunnels du métro ; a enregistré les milliers de messages saccadés enregistrés à longueur de journée à l'intention de chaque passant. Ses nouvelles oeuvres se sont emplies de scènes innombrables d'événements passés ou présents. Les gens lisent un journal dans le métro, flânent dans le parc ou vont promener le chien dans une rue quasiment vide. Soudain, un déploiement d'épées brillantes est catapulté dans les airs. Des trains partent, des avions atterrissent, des gens patibulaires fument des cigares, des cancéreux gisent et dépérissent entre des draps, des routes sont envahies de plans de rues, et des graffiti se recouvrent couche après couche. L'alternance d'images s'installe à une vitesse incroyable. L'agitation est incessante. Construction et démolition, arrivées et départs, mouvements et immobilité alternent ; et tout devient chaotiquement noué. Le Pont du Golden Gate se retrouve en Afrique du Sud, des swastikas apparaissent sur le kimono des Japonaises, la station de métro Opéra coule sous un déluge de textes et un abonné, plongé dans son journal découvre devant lui la Bible sur une table, accompagnée d'un plat de crêpes. Dans les dessins de Van Genk, le toit de chaque maison, dans chaque ville, est conçu de façon à former un filet très serré. Des rails et des fils aériens affirment leur présence comme les témoins menaçants d'une conspiration aux multiples rameaux, comme les toiles au-dessus et le public en bas. Ce sont des matériaux très denses, reliant les bâtiments, se fondant dans le lointain comme les lignes invisibles de communications du futur.
PRIMITIF.
Van Genk lit tout ce qui lui tombe sous la main, y compris bien sûr les livres d'art. Ses projets de voyages qu'il met au point avec une très grande précision, comprennent des visites de galeries d'art et des musées. Cependant, l'influence de ces contacts sur son propre travail n'est que de surface. Van Genk ne va généralement pas plus loin qu'une allusion, un mot ou une image, à une oeuvre qui l'intéresse. Ou bien il note au pinceau le nom d'un mouvement ou d'un artiste qu'il admire, comme Van Gogh qui, Van Genk l'a compris, travaillait aussi dans des "conditions pourries". Une autre habitude consiste pour lui à résumer, comme dans un journal, les noms des artistes avec lesquels il expose. Il tient ainsi, dans son travail, le registre exact de ses activités. Dans "l'Aéroport Arthur Hailey", par exemple, il donne la liste des artistes qui faisaient avec lui partie de l'exposition des "Nouveaux Réalistes", au Gemeentemuseum de La Haye, depuis Eduardo Paolozzi jusqu'à Ron Kitaj. Près de chaque nom, il note brièvement ce qui était montré : "assemblages. Kistjes. Bielden" (Assemblages. Boîtes. Sculptures). Des reproductions d'oeuvres de l'artiste naïf Peter Mattheij qui a souvent peint des scènes d'Arnhem, ornent sa maison, ainsi que de nombreux posters d'expositions.
On peut comprendre l'accumulation des références comme la simple volonté d'en garder la trace. La façon de travailler de Van Genk est bien éloignée d'une relation consciente au travail des autres, de la volonté de l'amalgamer à son propre travail comme c'est l'habitude dans l'art professionnel. Beljon raconte que pendant la période où Van Genk a fréquenté l'Académie de La Haye, il lui avait montré de nombreuses photos de sculptures. Il se sentit obligé de faire une copie de l'une d'entre elles au moins ; tentative qui échoua misérablement. Néanmoins le cavalier de l'église de Bamberg qu'il choisit un jour, se retrouve impeccablement réalisé dans une oeuvre non terminée relative à l'Allemagne. Il y a en arrière-plan un calice qui vient peut-être du trésor de la cathédrale de Cologne : une cathédrale aussi monumentale que celle de Cologne domine cette image comme c'est le cas, après tout, dans plusieurs autres oeuvres. Cela indique que Van Genk ne fait que résumer les choses. Il essaie de faire naître l'esprit d'un endroit au moyen d'objets signifiants. Ni les objets eux-mêmes, ni la façon dont ils sont représentés, ne sont importants. "Van Genk", conclut Beljon, "ne reconnaît qu'un monde, celui de sa peinture. On n'a pas tous les jours l'occasion de rencontrer un peintre authentique".
AUTHENTIQUE.
C'est une constatation marquante et qui explique pourquoi le travail de Van Genk fascine tellement les autres artistes : Il est un peintre authentique ; un artiste qui ne dessine que d'après ses propres ressources ; et est exempt de culture artistique, même s'il en est entouré. Avec son incomparable originalité, Van Genk résume un idéal depuis très longtemps révéré en art. Une grande envie d'authenticité a saisi le monde de l'art public depuis l'avènement des mouvements modernes. En fait, la nostalgie de l'unicité et de l'originalité absolue, de la simplicité intacte doublée d'un désir passionné pour des émotions pures contre lesquelles sont impuissantes raison et discipline, a caractérisé, depuis le Romantisme, la culture occidentale. Nous nous sentons dans notre époque, incertains, nus et spoliés. Le contact avec la nature, autrefois moteur principal, a été balayé par des vagues de "civilisation", débutant avec l'ère industrielle, se poursuivant à notre époque, dans le flux de la technologie et de la société de consommation. La quête pour restaurer le contact avec nous-mêmes et par voie de conséquence avec la source de toutes choses, a été véritablement plus acharnée dans les Beaux-arts que partout ailleurs. Cela a été, entre autres choses, rendu très clair par les tentatives d'établir des relations authentiques avec des "civilisations" moins avancées ; de se laisser imprégner de leurs influences. Cette tendance, appelée Primitivisme, est présente chez les Fauves, les Cubistes, les Expressionnistes allemands, les Surréalistes, le groupe Cobra, les Expressionnistes abstraits et les innombrables mouvements se succédant jusqu'à nos jours. Des contrées lointaines devinrent les réserves heureuses où les effets destructeurs de la civilisation n'avaient pas encore frappé ; et où la soif d'émotions brutes pouvait être étanchée.
Progressivement, il devint évident que les cultures non occidentales éteintes n'étaient pas les seules où l'on pouvait retrouver profondeur et pureté. Même dans notre propre société, existaient des enclaves à l'intérieur desquelles étaient restées intactes la pureté recherchée et la plénitude.
Les artistes découvraient d'innombrables moyens d'expression qu'ils avaient jusque-là ignorés. Leur enthousiasme fut réveillé par chaque étrangeté potentielle, y compris le kitsch, les rebuts de la société de consommation... Ils découvrirent le monde de l'enfance, celui du folklore et de l'art populaire. Ils furent fascinés par les oeuvres de non professionnels, de talents innocents, d'idiots et de simples d'esprit, de visionnaires et de naïfs : en bref, de quiconque était capable de créer quelque chose sans référence à l'idée conventionnelle de l'art ou des "vrais" artistes. Ils découvrirent par-dessus tout les oeuvres des "malades mentaux". Pour de nombreux artistes, cette découverte fut synonyme de confrontation avec une sensibilité et une originalité sans précédent ; avec des profondeurs et des passions d'une puissance étonnante. Ils pensèrent alors pouvoir redonner vie à d'anciens liens précieux directement issus de la source créative, en acceptant sans restriction ces oeuvres et en les prenant comme modèle. Dans le même temps, de tels contacts représentaient une opportunité de trouver de nouvelles orientations à leur travail, à l'intérieur d'un système qui avait toujours réussi à momifier toutes les précédentes innovations.
L'enthousiasme de ceux qui découvrirent l'authenticité et l'absence de toute influence dans l'oeuvre de Van Genk s'accrut du fait que celui-ci n'était pas seulement autodidacte, mais aussi "différent", c'est-à-dire mentalement perturbé. La quête pour une place dans le monde de l'art est surtout implicite dans le classement sous les rubriques "peintre amateur" et "artiste naïf" ; car ce sont les noms connus presque universellement pour désigner toute création extraconventionnelle, pour des oeuvres qui prennent place à la périphérie obscure des productions des professionnels de l'art. Concernant Van Genk, ces termes sont insatisfaisants, car ils ne couvrent pas la tension qu'avait perçue Hermans, la "monomanie" notée par Beks, ni le "rythme organique individuel", ajouté à un "système personnel" et un "langage personnel articulé" dont avait parlé le journaliste Hans Redeker. Ils évoquent la détermination observée par Penning "qui peut difficilement être encore appelée patience ou vocation". Cependant, aucun de ces écrivains n'eut l'idée d'employer les mots "obsession" ou "nécessité".
Une pièce du puzzle destiné à caractériser l'oeuvre de Van Genk manquait encore. Ce n'est qu'au milieu des années 70, que le directeur de galerie Nico Van der Endt prit en mains les intérêts de Van Genk. Il plaça quelques-unes de ses oeuvres dans une exposition de groupe intitulée "Tussen waan en zin, Para-naïeven" (Entre illusion et sens, les para-naïfs) ; et tomba par hasard dans une librairie sur la couverture d'un livre mentionnant l'Outsider Art (art hors-les-normes) : enfin, émergeait une caractéristique convaincante de l'oeuvre de Van Genk.
L'ART BRUT.
Le livre était un essai de Roger Cardinal (1940), paru en 1972. Roger Cardinal, professeur de l'Université du Kent à Canterbury, l'avait, sous la pression de l'éditeur, rebaptisé "Outsider Art".
Le terme "outsider art" signifiait à l'origine exactement la même chose que "art brut" antérieurement inventé par Jean Dubuffet (1901‑1985). Il concernait l'art créé par des gens situés en dehors de la sphère d'influence de l'art culturel. Les créateurs d'art brut restaient vierges de toute culture artistique ambiante ; culture intellectualisée avec, selon Dubuffet, une fâcheuse propension au mimétisme. Au contraire, les créateurs d'art brut ne dépendaient que de leurs propres ressources d'inspiration, et ne se souciaient aucunement des valeurs de l'art classique ou de l'art à la mode. L'art brut est pur, basé entièrement sur des impulsions. Au beau milieu de l'art public, il est maintenu vivant par une sorte d'étrangeté, d'incapacité à singer les autres ou nager dans le sens du courant !
L'art brut comprend des productions de toutes sortes : dessins, peintures, broderies, figures modelées, etc. Toutes ont un caractère spontané et hautement inventif ; le moins possible tributaire de l'art normal ou culturel ; réalisé par des gens anonymes, étrangers aux cercles de l'art professionnel Près de la moitié de la collection de Dubuffet était composée d'oeuvres de malades mentaux. Néanmoins, il affirmait que l'art brut peut aussi provenir de toutes sortes de créateurs marginaux. "En fait, j'ai trouvé un grand nombre d'oeuvres très personnelles et hautement inventives chez des gens qui n'avaient rien à voir avec les hôpitaux psychiatriques".
A mesure que se développait le concept d'Art outsider, (appelé en France art hors-les-normes, ou art singulier ), l' "autisme" de ses créateurs vis-à-vis du monde de l'art a perdu de son importance. Les artistes outsiders peuvent désormais susciter attention et reconnaissance, même si, dans de nombreux cas ils gardent cachée toute leur vie leur création, par peur ou par doute. Le critère principal est qu'ils soient imperméables au dialogue sur le fond et la forme qui pervertit tellement le monde de l'art officiel. Les artistes hors-les-normes ne s'occupent pas de traditions artistiques, de tendances ou de critères. Ils n'acceptent aucune directive pour leurs futures réalisations. Ces créateurs n'ont jamais appris à adopter une attitude critique à l'égard de leur travail ni de celui des autres ; et ne pratiquent par conséquent aucune censure. Ils ne travaillent pas à partir d'un concept même s'ils ont une image précise des résultats qu'ils veulent obtenir. Ils sont entièrement absorbés dans leur processus créatif : le gros fumeur oublie ses cigarettes, l'alcoolique omet de remplir son verre, l'épouse et les enfants de l'artiste sont cruellement ignorés. La succession du jour et de la nuit n'appartient pas à leur monde. Tout est subordonné à l'urgence créatrice.
Le cœur de l'art brut, comme celui de l'art hors-les-normes est l'indépendance aux tendances artistiques et aux principes qui s'y rapportent. Les créateurs sont bien sûr sensibles à l'influence potentielle de la culture visuelle qui les entoure. Tout comme les artistes professionnels, ils sélectionnent des aspects de cette culture, et les réutilisent d'une manière qui leur est spécifique. L'art hors-les-normes se caractérise, comme celui de Van Genk, par des motifs répétitifs, par un réseau serré d'ornementations et une accumulation incroyablement dense d'éléments sémantiques. On y trouve souvent une certaine symétrie ; et de nombreuses images sont à mi-chemin entre décoration ou figuration, ou entre calligraphie et représentation. Il n'est pas rare d'y observer un mélange de mots et d'images. Mais aussi puissant soit l'impact de la culture ambiante sur ces créateurs singuliers, ils demeurent sourds et muets à la façon dont le monde de l'art réagit et apprécie de tels stimuli. Ils sont au contraire totalement introvertis, plongés dans leur production artistique ; et ne reconnaissent aucun préalable de qualité, contenu ou technique. A cet égard, ils sont incapables d'"apprendre" quoi que ce soit oralement ou empiriquement. Ils sont comme Van Genk qui "peint comme s'il était le premier et l'unique peintre, le dos tourné à l'histoire culturelle, dont il ne connaît rien et ne souhaite rien connaître. Son primitivisme, ses peintures qui nient l'histoire de l'art, sont demeurés intacts. Il a découvert un art de peindre personnel", écrit Maarten Beks.
LA FUITE.
Le label "outsider art", "art hors-les-normes", décrit une position par rapport à l'art en général ; et non pas une école ou un style spécifiques, comme l'art naïf. La vitalité qui caractérise l'art outsider vient de sa relative liberté face aux codes et aux règles, de l'isolement artistique de ses créateurs et de la façon brute, têtue dont ils suivent leurs passions et leurs particularités. Van Genk est l'un d'entre eux.
De nombreux artistes considèrent les outsiders comme uniques et privilégiés dans leur isolement artistique. Ils sont "différents" sans s'efforcer de l'être, sans but artistique et sans profession de foi. Leur firmament n'est jamais couvert des nuages du doute, ni illuminé de leur succès. Au regard de l'art, ils vivent dans un paradis insulaire. "En vérité, on est bien plus proche de l'art si on n'y connaît rien, si l'on n'a pas été récupéré par l'affairisme culturel", disait Jürgen Glaesmeïer.
Pourtant, dans leur passion pour des sujets particuliers, les artistes outsiders sont moins uniques ou isolés. Ils partagent leur passion non seulement avec les artistes des courants officiels, mais aussi avec d'autres membres de leur propre cercle, à travers le monde. La fascination de Van Genk, par exemple, pour les véhicules mobiles et les avions, est largement répandue : l'artiste belge Panamarenko (1940) dessine à jamais des véhicules volants, variantes fantastiques de machines existantes et qui pourraient, selon lui, réellement prendre l'air. Le travail du Français Joseph (Pépé) Vignes (1920-1999) est plein de bateaux, avions et jeeps. Gustave Mesmer (1903) a combiné l'avion et la bicyclette et construit des assemblages de parapluies pour le transporter dans les airs. Le Hollandais Jimmy Roy Wenzel (1959) aime dessiner des trains et, parce qu' il ne peut pas voyager, marche dans son jardin avec, devant le visage, une vitre de train qu'il a faite lui-même. La voiture d'une femme qu'il adore est confondue avec son torse, dans ses sculptures de personnages aux longues jambes. L'Autrichien Johann Hauser (1926-1996) dessinait non seulement des femmes, mais des vaisseaux spatiaux et des raids aériens. Les oeuvres surpeuplées de son compatriote August Walla (1936-2001) contiennent une foule de véhicules basés au sol, ou en vol. En France, des tramways, des trains, des avions circulent autour du manège de Pierre Avezard (1902-1990). L'Américain C.A.A. Dellchau (1830‑1923) passa vingt ans à réaliser des livres portant de magnifiques dessins d'avions. Sibuisio Mbhele (1969) de Kwazulu au Natal, a créé un environnement d'aéroplanes et d'hélicoptères colossaux, faits d'épaves de véhicules et autres débris métalliques. Leslie Payne (1907) a fabriqué huit aéroplanes de bois et de chiffons et commencé son propre aérodrome. Son livre de bord en bois, L'Aéroplane Payne" est rempli de voyages imaginaires autour du monde. L'artiste italien Giovanni Battista Podestà (1895‑1976) essaya de s'envoler d'une colline avec des ailes qu'il avait fabriquées. Les bus mobiles jouent un rôle important dans l'oeuvre de l'Américain Dwight Macintosh (1906). Robert Burda (1942), en Allemagne, dessine des images très détaillées de bus et écrit à côté leurs horaires. Tito Zungu (1939), en République Sud-Africaine, reproduit sur des enveloppes des avions qu'il confie à la poste. Sa seconde passion est pour l'architecture citadine, un monde très éloigné du kraal où il vit, sur le fleuve Tugela : Zungu dissèque les bâtiments dessinés pour les convertir en avions, regroupe ces derniers, généralement en arrangements symétriques, et les décore avec des détails surprenants sur sa page impeccable. Jaco Kranendoule (1951), de Rotterdam, travaille d'une façon différente de celle de Zungu. Il fait des dessins extravagants, presque au hasard, au pastel sur papier, basés sur les impressions qu'il emmagasine lors de ses errances dans les rues et les docks. Il dessine une image au-dessus de l'autre. Il adore rendre le rythme déchaîné d'un déferlement citadin, grâce à ses dessins de bâtiments, de ponts, trains et trams.
Van Genk partage avec d'autres sa fascination pour l'architecture souvent pareillement combinée aux véhicules et aux moyens de transport. La liste des exemples méritant d'être cités, à commencer par Adolf Wölfli (1864-1930) est pratiquement infinie ! Récemment, le monde a eu la surprise de découvrir le travail d'Achilles G. Rizzoli (1896‑1981), à San Francisco. Chacune de ses constructions très diversifiées et minutieuses, est symboliquement un portrait de sa mère ou d'une autre femme, comme il l'indique dans le texte intégré à ses peintures. Le travail d'Emanuel Navratil (1875-1956) est pour le moins surprenant : dans ses dessins incroyablement détaillés de panoramas urbains vus d'en haut, rampent des gens de la taille de têtes d'épingles qui n'entrent jamais en collision. Des centaines de véhicules se déplacent le long des rues de ses cités imaginaires dont l'architecture est à la fois futuriste et décorative. Des bombardiers, des avions et des rayons lumineux fendent l'air. Ces dessins merveilleux sont souvent mis en valeur par des marges décoratives. Navratil est très proche de Van Genk quant au choix du sujet et du respect de la forme, bien que chacun ait sa personnalité située à des kilomètres de celle de l'autre. Le monde de Navratil est un monde bien ordonné, contrairement aux métropoles chaotiques de Van Genk où tout système est apparemment englouti. Navratil représente ses sujets architecturaux en utilisant la méthode du pliage dont l'utilisation est très répandue dans l'art naïf, tandis que les structures de Van Genk sont alignées, de façon à être davantage en concordance avec un point de vue unique. Navratil ne s'autorise aucun texte dans ses oeuvres, tandis que Van Genk ne peut s'en passer. En comparaison du travail de Van Genk, celui de Navratil est serein, bien qu'à un examen plus approfondi, tout semble imprégné d'un mystérieux sens d'aliénation. Il ne viendrait à l'idée de personne d'associer l'oeuvre de Navratil à des visions prophétiques d'un monde corrompu en voie de disparition. Alors que certains ont prêté un tel don à Van Genk, ce qui est compréhensible.
Sa prédilection pour une méthode de composition semblable à celle du collage est quelque chose que partage Van Genk avec d'innombrables autres artistes. Les photo moulages de Paul Citroën (1896-1983) et de la dadaïste Hannah Höch (1889-1978) viennent immanquablement à l'esprit. Une oeuvre célèbre, celle de Heinrich Vogeler (1872-1942), est en étroite relation avec celle de Van Genk. Cet artiste germanique fut longtemps membre de la colonie d'artistes de Worpswede, jusqu'à ce que ses convictions politiques le poussent à émigrer en Russie. Il est très probable que ses collages, comme ceux de Van Genk aient été influencés par le style publicitaire des Soviétiques et la propagande des années 20.
Par ailleurs, dans ces oeuvres, les mots gagnent en vigueur du fait de leur forme visuelle ; et la surface du tableau est fractionnée en milliers de fragments généralement rattachés par des morceaux de textes. Dans ce contexte, les ponts, les mâts, les locomotives et bateaux à vapeur possédant un vocabulaire futuriste, deviennent les symboles incontournables des visées de ces héroïques créateurs.
On a dit de Van Genk qu'il avait eu, pendant une certaine période, des convictions communistes ; convictions qu'il regretta plus tard. Mais le fait indique une fascination pour tout ce qui respire le pouvoir, sans que Van Genk exprime la moindre allégeance à tel ou tel mouvement. N'a-t-il pas déclaré : "Alors le fascisme pourrait aussi bien être le communisme ; et cela est vrai pour la culture provo ; pour tout ce qui est antifasciste ; c'est tout de la propagande". Van Genk n'est pas le seul à avoir de telles convictions : August Walla place systématiquement côte à côte dans ses peintures, les symboles du communisme et du fascisme ; il mentionne sans arrêt en même temps Dieu et le Diable, comme il le fait pour "Adolf" et "Allah" ; "la clique communiste" ou "la clique nazie" et des écrivains possédant un grand sens poétique. "Blanc comme un lys latin, blanc de la blancheur de la groseille NSDAP_ Capitalisme catholicisme NSDAP ! "
Walla, comme Van Genk, donne dans son travail, un statut égal au texte et à l'image. Dwight Mackintosh emplit le sien d'une pseudo écriture très rythmique ; et Amazine Yassir (1975) crée des tissus de gribouillages avec entre eux des mosquées, des maisons, des voitures et des aéroplanes. Auguste Le Boulche (1910) forme des images à partir du texte. Barbara Sückfill (1885-1928) couvrait de nombres et de lignes de textes, de la porcelaine transparente. Adolf Wölfli écrivait ses histoires et ses vers en lignes sinueuses entre les images figuratives placées sur ses feuilles de papier. Image et texte se supportent mutuellement dans le travail d'innombrables artistes outsiders. Aucun ne joue premier violon, mais ils confluent pour constituer des langages d'égale importance.
"La différence se trouve au sein de la ressemblance, parce qu'une différence dans la différence est idiot. Il y a là comme les racines d'un langage", écrivait le psychiatre Ferenc Jadi. Van Genk est aussi "différent" que ses homologues, ceux qui partagent ses passions, qui proposent des méthodes voisines ou des vues similaires du monde. Ils sont tous investis de préoccupations semblables dans leurs cheminements individuels. Van Genk aussi fait le rêve d'Icare. Lui aussi souhaite s'élever au-dessus de toute chose. Lui aussi rêve de la force des puissants -des policiers, politiciens ou respectables domestiques ; des multinationales et des pompes mécaniques effrayantes-. Son état de victime se transforme en une identification avec ceux qui en sont responsables, et avec la création de son propre réseau d'une portée considérable. Il rembourse ses persécuteurs en espèces. Dans l'espace imaginaire de son travail artistique, il visite le monde, les plus grandes villes et les pays, au moyen d'emblèmes et de symboles éloquents. Il fonce dans l'espace semant sa vengeance sur quiconque essaie de contrecarrer ses plans. Il est architecte et conducteur, chef des trolleybus, roi des gares, empereur des places de villes. Vêtu d'un imperméable amélioré, il est comme une chauve-souris ou un officier supérieur. "Les gens disent que je serai bientôt nommé amiral. Moi, en vérité, je pense à vice-amiral, qui est bien plus distingué. Ces hommes ont de merveilleux habits de chauves-souris ; ainsi, je peux passer la revue".
DECOUVERTE CAPITALE.
Quand le Musée Stedelijk d'Amsterdam exposa sa collection d'art naïf, en 1985, le grand public eut enfin l'opportunité de faire connaissance avec l'oeuvre de Willem Van Genk. Le dépliant de l'exposition le situait "en marge de tout ce qui est connu de l'art brut", un art "issu d'obsessions qui normalement restent cachées dans les couches les plus profondes de la personnalité". Dans le cas de Van Genk, c'est l'horreur du vide qui lance l'écrivain sur sa trace, cet entassement couche après couche de symboles densément tissés, que l'artiste ne peut résister à exprimer et pour lequel chaque format est trop petit -et ceci est un trait typique de l'art brut-.
Une fois que Van Der Endt eut découvert l'existence d'un art outsider en relation avec l'art brut, il sut ce que l'on attendait de lui. Il attira sur le travail de Van Genk l'attention de la Collection de l'Art brut de Lausanne. Ce musée avait été créé pour héberger la collection acquise par Dubuffet, de 1942 à 1985, qui incluait une grande proportion d'art brut. Ce label est employé depuis sa mort pour les oeuvres les plus brutes qu'il ait collectionnées ; et celui de Neuve Invention pour les oeuvres de créateurs qui, bien que très originales et inventives, gardent un lien avec le monde de l'art. Le musée acquit quelques oeuvres de Van Genk en 1986, puis organisa une exposition individuelle. Celle-ci fut suivie d'une autre à l'Art en Marge, galerie bruxelloise spécialisée dans l'art hors-les-normes. Visitant une exposition collective d'art outsider à la galerie Hamer, à Amsterdam, en 1989, la journaliste Renée Steenbergen décrivait "Zelfportret-zwakzinnigennazorg", (Autoportrait après traitement chez les malades mentaux) comme le sommet de l'exposition. En 1990, Van Genk exposa à l'Aracine, encore à cette époque, musée parisien indépendant ; et possédant une collection d'art brut. On montra la même année son travail à Rotterdam , dans le centre d'information qui précéda celui de Stadshof, Musée d'Art naïf et outsider de Zwolle. L'Institut hollandais du Patrimoine acheta deux de ses dessins en 1993. Toutes les collections majeures d'art brut et outsider d'Europe achetèrent de ses oeuvres. Certaines sont depuis 1994 en exposition permanente au De Stadshof de Zwolle, et depuis 1996 au Musée Charlotte Zander de Bönningheim (en Allemagne). Seule l'aversion personnelle de Van Genk à vendre ses oeuvres à des collectionneurs privés les a sauvées d'une dispersion à plus grande échelle. Car il y en a eu de nombreux à être intéressés, en dehors du cercle spécifique des institutions d'art outsider. Van Genk dit : "Tout ce que je peins est à moi. On ne peut pas me prendre des déchets. Et je veux que rien ne soit vendu à quelque gros bonnet possédant douze pièces. Ainsi a parlé le Roi des Gares !"
Ce n'est qu'en 1977 que la galerie Hamer présenta une exposition personnelle de ses oeuvres. Elle coïncidait avec la parution de "Koenig des Stations" (Le Roi des Gares), ouvrage de Dick Walda qui se concentre essentiellement sur l'histoire de la personnalité de l'artiste. La production de Van Genk a, à cette époque-là, plus ou moins marqué un temps d'arrêt, conséquence de deux attaques mineures. Il ne put continuer à travailler sur ses bus et ses "panneaux publicitaires", sauf à les réaliser assis dans son fauteuil , penché sur une table à café couverte d'une planche, au milieu de son salon. Il ne peut désormais profiter d'aucun des plaisirs qui ont rendu sa vie digne d'être vécue. Voyager lui est pratiquement impossible. Son chien a dû être piqué. Son appartement a été "nettoyé" de telle façon qu'il ne peut le reconstituer. Progressivement, il est devenu de moins en moins autonome. Il évite les rencontres avec le monde extérieur et les gens qui lui sont chers. Même sa sœur Tiny dont il avait dit un jour "C'est une chance immense que je l'aie rencontrée", est presque incapable de maintenir un contact avec lui. La peur, le soupçon, l'impuissance ont désormais la haute main sur lui. Au moment-même où sa réputation atteint enfin le niveau qu'il mérite, sa vie personnelle se trouve à celui des plus basses eaux.
COMPOSITEUR ET CHEF D'ORCHESTRE.
Dans cette étude de l'oeuvre de Van Genk, nous avons abordé les trois aspects principaux de l'homme qui se définit comme "un peintre hollandais débile". D'abord, son milieu socioculturel. Son père qui, lui aussi, a dû aimer de tout temps jouer avec des trains ; et qui se moquait des boucles féminines de son fils, a dû jouer un rôle décisif dans son développement personnel. Mais Willem n'a jamais voulu laisser couper ses boucles jusqu'à la mort de sa mère, et le rôle de celle-ci demeure inconnu. Quelle influence ont eue ses sœurs ? Il rêvait d'elles dans la scène suivante : "Elles étaient assises sur mon lit. Toutes. Et elles parlaient toutes ensemble. Vous ne pouvez rien comprendre de ce qu'elles disent, ces neuf mères qui veulent me border. Malgré cela, vous êtes solitaire. Elles parlaient de mon père, un petit nobliau qui vivait autrefois dans un château de France. Elles avaient un tas de choses à rattraper, parce qu'elles étaient mortes depuis des années". Tiny, sa soeur aînée, a essayé toute sa vie de comprendre Willem. Elle a fait ce qu'elle a pu pour atténuer sa solitude. "C'est la femme sur l'avenue, là, sur le Zuiderparkplaan... C'est ma soeur. Très affirmative, avec Dick Walda", disait Willem. Et quel fut le rôle joué par les pensionnats où fut cloué Willem ; dans lesquels des prêtres et des moines en terribles soutanes lui imposaient leur volonté. Il a lui-même beaucoup parlé de l'effet produit par sa rencontre avec la Gestapo. Mais qu'en est-il des psychiatres qui l'ont pris sous leur aile ? Quelles idées a instillées en lui Speijer qui le tenait en grand mépris à cause de son manque d'intelligence normale ? Voilà les fils de l'histoire qui se trame sur les motivations derrière l'oeuvre artistique de Van Genk.
Et puis, il y a l'oeuvre elle-même, filet de sécurité pour le préserver de l'attaque des forces de conspiration qui gouvernent le monde. Elle restera probablement incomplète, de sorte que les connexions internes n'en seront pas parfaitement claires. Ses trolleybus ne seront jamais rassemblés en un système que puisse contrôler Van Genk. Ses voies ferrées ne se ramifieront jamais à travers le monde, jusqu'en Asie. Les meurtres qu'il complote n'auront jamais d'autre réalité que celle de sa peinture. Les hétéros restent au pouvoir, et les médicaments pour soigner les gens comme lui n'existent pas : "...Ils sont pour les couples mariés. Pour moi, rien n'est fait". La maladie et la mort menacent les personnages de ses tableaux. Les systèmes politiques sont ébranlés et déplacés. L'araignée accomplit son oeuvre diabolique. Van Genk crée de nouvelles mailles qui sont à la mesure des enchevêtrements monstrueux du fascisme, communisme, capitalisme , église catholique et psychiatrie. Mais l'envergure de sa vie et ses capacités physiques sont devenues insuffisantes. Nul ne saura jamais où elles auraient pu le conduire.
Quant au troisième volet de sa situation, il l'a occupé en tant qu'artiste créant hors des circuits officiels. Son isolement artistique fait de lui une personnalité authentique dans toutes ses productions ; et son authenticité fausse le système d'évaluation du monde de l'art régulier.
Willem Van Genk est avant tout un artiste dont l'oeuvre, malgré quelques parallèles avec d'autres, n'a aucun équivalent véritable. La position à partir de laquelle il crée, celle d'outsider par rapport au monde de l'art officiel ; monde dans lequel les protagonistes ne sont que trop avides d'absorber les influences des uns et des autres et toujours prêts à se mesurer "à l'aune d'autrui" ; constitue pour nous l'ossature d'une valeur esthétique spécifique et de la question du sujet soulevée par son travail. Cette ossature fait aussi ressortir ce qu'un artiste de cette qualité peut offrir au monde. Même avant que l'art médiatique devienne un phénomène reconnu, Van Genk a ouvert les yeux des spectateurs au chaos, à une réalité béante, à la complexité éternelle et multicouche des choses. Il nous ouvre les yeux à la musicalité et la poésie de l'information qui résonne crescendo autour de nous. Il ne nous coupe pas du monde ; mais le transforme en une interaction infinie et excitante de forces bien équilibrées. Van Genk nous tourne le dos. Il monte un spectacle pour son public. "Il va falloir m'expliquer cela. Vous dites que vous faites ces trolleys et ces trams de la manière dont quelqu'un d'autre, un compositeur, crée de la musique ?" demande Dick Walda. "Eh bien, oui, c'est une de mes idées, que quelque chose de ce genre se produise", marmonne de façon presque inaudible Van Genk, comme s'il avait honte de ses fantaisies grandioses, son identification avec des gens en position de pouvoir. Il joue à être le chef d'un grand orchestre. Il fait jaillir la musique et les pans de son smoking battent. Le public reste assis, il est obligé de suivre le chef qui entend déjà les sons, qui les entend comme il veut les entendre sonner, avant même que ne résonne dans leur sang le moindre coup de cymbale souterrain. Des marionnettes s'agrippent aux archets et aux baguettes. Van Genk, le Roi des gares, Général d'armées invincibles, votre Commodore, se dresse devant vous.
"Van Genk est pris dans une toile, comme nous le sommes tous, mais il a sauvegardé la vision de ce qui l'entoure. Il n'est ni victime ni collabo", dit Frederik Hermans. Il est attaché par des cordes invisibles aux événements mondiaux, comme le prouve son travail. Lui, plus que n'importe qui, tire les ficelles."
Il a fallu longtemps pour que s'impose en Hollande la relation entre Van Genk et l'art brut ou outsider. En fait, le label d'artiste hors-les-normes a déjà acquis une connotation quelque peu péjorative, du fait d'une explosion inflationniste de cette catégorie. La notion d'art outsider ne bénéficie pas de la protection d'un auteur comme Dubuffet déclarant que l'art brut était son but suprême. Le terme d'art outsider nous invite à beaucoup insister sur la biographie personnelle du créateur, sur l'aspect social de son oeuvre. Et c'est précisément cette insistance qui porte en suspens le danger de faire de l'"art outsider" un portemanteau où accrocher quiconque se sent exclu de l'ordre établi, et éprouve soudain l'envie de prendre un crayon ou un pinceau. En outre, il devient de plus en plus difficile de tracer des frontières nettes entre le courant officiel et l'art marginal, maintenant que les artistes ont entrepris de batifoler d'un domaine à un autre pour satisfaire les fantaisies des institutions d'art et autres intérêts. Maintenant également que de plus en plus d'artistes professionnels se tournent vers la création outsider pour y puiser leur inspiration, s'approprient son vocabulaire visuel, et subséquemment sapent l'autorité apparente du travail sans sophistication qu'ils copient.
L'oeuvre grandiose de Van Genk le place qualitativement dans le noyau dur des artistes dont le travail a été à l'origine des dénominations de l'art hors-les-normes et de l'art brut ; et ce, grâce à des chercheurs comme Prinzhorn, via Jean Dubuffet, Roger Cardinal et les gens qui l'entourent. Une telle oeuvre peut servir de critère à ceux qui souhaitent savoir à quoi se réfèrent réellement l'art brut et l'art outsider : c'est-à-dire à l'indifférence particulière du créateur à l'égard des systèmes du monde de l'art et de l'esthétique personnelle absolue qui envahit l'oeuvre. A un travail débordant littéralement d'un contenu symbolique d'une qualité incomparable, totalement opposé à, ou inversement complètement adapté, aux importunités incessantes de la culture de masse ; et qui, couche après interminable couche, est ouvert à l'interprétation.
Van Genk mêle frénétiquement les diverses informations visuelles qui frappent sa rétine. Il ne peut que rester à leur niveau, parce qu'il pressent ce qui va arriver. Il marche côte à côte avec elles et n'évite jamais l'abîme d'un prétendu paradoxe, parce qu'il est capable comme personne d'autre de percevoir les liens qui relient tout à tout. Van Genk a accroché sa perspicacité aux systèmes de trains et de trolleys qui sont pour lui le miroir de toutes conspirations. "Transports publics, oui. Pourquoi ne le voient-ils pas, alors, naturellement. Je veux les aider à comprendre, mais en vain. Il m'est impossible d'y parvenir !"
Le travail de Van Genk est inaccessible. Aucune partie n'en a été créée dans l'intention de tenter le public pour le faire entrer dans le monde qui est dépeint. Son oeuvre, les peintures et les dessins, les imperméables modifiés, son foyer, et sa flotte de trolleys au moyen des quels il saisit le système "par la peau du coup", et démasque ses machinations en s'appuyant sur ses schémas personnels, consiste d'abord et surtout en la toile d'araignée passionnément aimée derrière laquelle il se retranche. "Nous avons tous nos fantaisies, bien sûr", nous rappellerait sûrement le tout puissant Van Genk, l'homme et l'artiste !
ANS VAN BERKUM
Historienne d'Art
(¹)Tondo : Mot d'origine italienne. Diminutif de "rotundo".
Ouvrage publié par le Musée de Stadshof d'Art naïf et outsider de Zwolle (Hollande),
dans le cadre de l'exposition "VAN GENK UN HOMME MARQUE ET SON MONDE".
Textes hollandais et anglais de Madame ANS VAN BERKUM, conservateur du Musée de Stadshof.
Traduction de l'anglais par Jeanine Rivais.
Photos : Jeanine Rivais et Internet.
En 2002, le musée doit fermer, et une partie de la collection est confiée au Musée Guislain à Gand (Belgique).
Ce texte a été intégralement publié dans le N° 64 de juin 1999, du BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.