James Ensor est tellement connu du public comme peintre de masques et de squelettes que, souvent, celui-ci oublie qu’il fut bien autre chose. Et, même si l’insolite et le fantastique ont constitué la part importante de sa création, peu de peintres ont su, comme lui, multiplier les facettes de leur art, en renouveler l’inspiration et la forme ; oser s’aventurer sur des voies jusque-là inexplorées. Il fut, une grande partie de sa vie, un novateur dont l’imagination débordante l’emmena vers tous les genres, avec une étonnante facilité. Cette multiplicité et cette richesse tiennent peut-être aux origines du peintre.
Né dans une famille de la petite bourgeoisie, d’un père anglais anticonformiste, mais qui sombre dans l’alcoolisme ; et d’une mère ostendaise qui ne l’encourage guère dans sa décision d’être artiste, le jeune James passe son enfance au milieu des coquillages, verroteries, chinoiseries, masques et animaux empaillés qui emplissent la boutique de sa mère. Autre explication, à ses yeux, de son originalité : « Je suis né un vendredi, jour de Vénus », écrit-il ; « … Vénus, dès l’aube de ma naissance, vint à moi… [Elle] était blonde et belle… Bien vite je la peignis car elle mordait mes pinceaux, bouffait mes couleurs, convoitait mes coquilles peintes… »
Après avoir fréquenté l’Académie d’Ostende, James Ensor entre à celle de Bruxelles où il ne se plaît pas du tout à cause de l’académisme de « cette boîte à myopes, [avec] des professeurs mal embouchés… » ! Il revient à Ostende en 1880, qu’il ne quittera plus que très rarement. Il installe son atelier dans le grenier de la maison familiale, d’où il entend le bruit des vagues et observe les variations de la mer, cette mer « couleur d’huître, buveuse inassouvie de soleils sanglants ». Influencé par le courant naturaliste, il choisit ses sujets dans la réalité quotidienne, parfois la plus triviale. Les découvrant au fil de ses promenades dans les vieux quartiers du port, il commence à peindre des paysages réalistes, des marines, des vues d’Ostende. Et ses premiers chefs-d’œuvre parmi lesquels son « Autoportrait au chapeau fleuri », En même temps, il peint des personnages aux visages marqués des vices de la comédie humaine qu’est, pour lui, la vie (« Le lampiste », « Le pouilleux indisposé se chauffant », « Les pochards », etc.).
En 1883, il fonde avec des amis, un groupe d’avant-garde, « Les XX » dont il sera le membre le plus contestataire. Mais les toiles qu’il présente dans les Salons, totalement incomprises, sont reçues avec des sarcasmes, et il écrit alors : « Mes concitoyens, d’éminence mollusqueuse, m’accablent : on m’injurie, on m’insulte… »
Toujours en recherche de nouveauté, la peinture d’Ensor change, les lignes s’effacent, il se lance dans un déploiement de couleurs somptueuses, où s’opposent la lumière et l’ombre. Et pourtant il refuse les déclarations de son ami Emile Verhaeren qui voudrait le classer dans la lignée des Impressionnistes français, lui rétorquant : « J’ai été le premier à comprendre la distorsion que la lumière inflige à la ligne. Personne d’autre n’y a attaché la moindre importance. Les autres peintres se sont simplement fiés à ce qu’ils voyaient ». Au long de sa carrière, il refusera d’ailleurs tous les classements
Ecoeuré par la réaction du public, et de ses amis des « XX » qui refusent ses toiles, et menacent de l’expulser du groupe, c’est à cette époque qu’il commence les tableaux aux masques et aux squelettes, se rapprochant de plus en plus du grotesque. Quel pouvoir Ensor attribue-t-il donc aux masques ? « Traqué par les suiveurs », dit-il, « je me suis confiné joyeusement dans le milieu solitaire où trône le masque tout de violence, de lumière et d’éclat. Le masque me dit : fraîcheur de ton, expression suraiguë, décors somptueux, grands gestes inattendus, mouvements désordonnés… » Plus tard, il ajoutera : « Les masques me plaisaient aussi parce qu’ils froissaient le public qui m’avait si mal accueilli… ». La violence qu’il imprime aux visages masqués, tassés, bousculés dans la promiscuité et la cohue, témoigne d’une suite d’inventions burlesques, fantastiques, allant bien au-delà des objets qui peuplent la boutique de sa mère puisque, de la bouffonnerie, les œuvres frôlent souvent l’angoisse, voire la tragédie … Ainsi se succèdent la magnifique série des dessins, « Auréoles du Christ ou les sensibilités de la lumière », et celle des peintures (« L’étonnement du masque Wouse », « La vieille aux masques », « Masques se disputant un pendu », « L’intrigue », etc. Et surtout, pièce maîtresse de ce peintre alors âgé de 28 ans, « L’entrée du Christ à Bruxelles ». )
Pourtant, et ce paradoxe l’accompagnera jusqu’à sa mort, le talent d’Ensor s’édulcore à mesure que croît irrésistiblement sa renommée, et que lui échoient les plus grands honneurs. A partir de 40 ans, rien de ce qu’il peint n’ajoute à son prestige. Il ne fait que se copier, se répéter. Conscient du déclin de son talent, il s’enfonce sereinement dans l’indifférence. Tandis que le voilà soudainement passé de la risée à l’admiration, de l’ombre la plus noire à la lumière la plus vive, en somme : Toutes les capitales d’Europe lui organisent des expositions où ses toiles, que se disputent les collectionneurs, remportent le plus éclatant succès ! En 1932, puis en 1939, le Musée du Jeu de Paume à Paris, lui consacre une importante rétrospective. En Belgique, lui qui a été si longtemps décrié et honni, le voilà couvert de lauriers, adulé, décoré, anobli (le roi Léopold III le fait baron), nommé « père de la peinture belge du XXe siècle », baptisé « Prince des peintres »… Même dans son atelier, se jouent des psychodrames entre lui qui voudrait vivre en paix, et ses amis qui le poussent à continuer à peindre ; entre lui et son amie qui lui prépare des motifs de natures mortes, contrôle son travail, ce qui bien sûr, ne va pas sans heurts. (Un jour où il sortait, il lui laisse ce billet : « N’emportez rien, j’ai tout compté ». En rentrant il trouve la réponse : « Ne comptez rien j’ai tout emporté ! »)
Finalement, il se laisse bercer par la quiétude d’Ostende, « reine des mers capricieuses, reine des sables doux et des ciels chargés d’or et d’opale »… Le temps passe, on annonce par erreur sa mort ; alors que, à demi paralysé, il passe ses dernières années à l’entresol de sa maison. Il meurt à 89 ans. Son enterrement est grandiose, où se bousculent ministres, généraux, magistrats, évêques, fanfares militaires, critiques et marchands… Nul doute qu’Ensor aurait trouvé, dans un tel déploiement, l’occasion d’une immense toile aux masques féroces !
L’un des rares écrivains à avoir d’emblée compris l’œuvre d’Ensor, Emile Verhaeren écrivait dès 1908 : « La place de James Ensor dans l’art de son temps, apparaît belle et nette ». Par contre, après l’avoir si longtemps ignoré ou moqué, les autres journalistes ou écrivains jalonnent sa fin de vie en s’exclamant : « Le type de l’artiste imaginatif et fantaisiste » ; « Un des plus grands artistes, des plus grands visionnaires de tous les temps » ; « « Un des plus grands peintres qu’ait produits l’Occident moderne », etc. Une certitude : Il fut un grand peintre, hors des sentiers battus, toujours résolument situé dans la modernité.
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L’exposition Ensor, présentée à l’automne 2009 au Musée d’Orsay à Paris, propose en 90 peintures, dessins et gravures un nouveau regard sur ce peintre dont l’œuvre a constitué une énigme au cours de tout le XXe siècle. Première rétrospective présentée à Paris depuis 1990, cette exposition entend montrer le jeu de rupture et de continuité perpétuellement pratiqué par Ensor.
Le spectateur y côtoie les principales étapes de cette œuvre inclassable : le naturalisme, le réalisme et la proximité du surréalisme ; celle aussi de l’impressionnisme et du symbolisme. La continuité, ce sont les héritages naturaliste et symboliste qui marquent ses débuts, la « nécessaire » jubilation (parce que compensatrice des humiliations subies) née de l’emploi des masques, du travestissement, du grotesque et de la satire, du carnaval, hérités de sa famille et son enfance à Ostende, ville où il a vécu l’essentiel de sa vie et composé la totalité de sa création. La rupture, c’est la frénésie avec laquelle il passe d'un style à un autre (« Je change de manières autant que de chemises », écrivait-il), c'est son audace par rapport à ce qui se fait en son temps ; c’est la science de la construction que dissimulent le mouvement des lignes, les grimaces et les couleurs, la dramatisation de la couleur et de la lumière ; c’est son répertoire, ses sujets, qui appartiennent plus à l'histoire locale ou familiale qu'à la culture des Anciens ; qui attestent plus d’une modernité futuriste que de la cohabitation avec ses contemporains… C’est enfin l’invention d’un nouveau langage où les mots s’imposent, à côté des images où pullulent les personnages et les actions. Mots et images traduisant sans ambiguïté, par leur humour sarcastique, leur sens de la dérision, leur expressivité, la souffrance ressentie du rejet de son œuvre, et son désir de se venger à sa manière de ses détracteurs.
En fait, par sa façon de projeter une subjectivité qui tendait à déformer la réalité et inspirer au spectateur une réaction émotionnelle ; par les représentations souvent fondées sur des visions angoissantes, déformant et stylisant la réalité pour atteindre la plus grande intensité expressive ; par l’évidence d’une révolte identitaire exprimant avant tout son mal-être ; par son acharnement à détruire les vieilles conventions… s’il avait, pour une fois, accepté une comparaison ou un classement, James Ensor aurait trouvé sa place parmi les précurseurs de l’Expressionnisme. (Regrettons bien sûr l’absence de « L’entrée du Christ à Bruxelles » œuvre qui, à elle seule, aurait tout dit, tout prouvé…)
Jeanine Rivais.
Rétrospective James Ensor : Jusqu’au 4 février 2010.
Musée d’Orsay 1, rue de la Légion d’Honneur, 75007 PARIS
Tous les jours, sauf le lundi, de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu’à 21h45.
Informations : 01 40 49 48 14
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 62 DU 4E TRIMESTRE 2009.