Véronique Attia aime le dessin depuis l'enfance. Autodidacte, elle a fortuitement commencé à dessiner en empruntant les pastels de son fils ! En bonne logique, ressentant le désir de s'approprier ce moyen d'expression, il lui fallait trouver des "sujets" aptes à l'inspirer ; des couleurs qui s'imposeraient : intuitivement elle s'est tournée vers le figuratif ; et les ocres l'ont subjuguée, les dorés et les blancs avec quelques pointes de rouge :  bref, elle était déjà en quête. Une quête qui se poursuit depuis plus de deux décennies, au cours desquelles elle a obstinément refusé d'"apprendre" à dessiner, désireuse de demeurer dans le ressenti, le sentiment qu'il lui fallait personnaliser son travail, et non pas répéter ce qu'une technique bien affûtée aurait pu lui rendre ! 

Et puis, un jour, elle a commencé à se mesurer à la peinture ! Même quête pour en venir à des réalisations qui la rendraient heureuse ! Dès lors, se sentant proche de tout ce qui touche à la terre, les ocres se sont décidément imposés dans les œuvres qui peu à peu, prenaient forme. Ainsi a-t-elle obtenu des bruns lumineux qui s'emboîtent les uns dans les autres en solides aplats ; aimant ce travail qui consiste à mélanger des vernis, des encres, des pigments, des goudrons peut-être, les agglomérer jusqu'à générer tour à tour des plages de brillants et de mats très proches de ceux de Rembrandt, dont elle a la même préoccupation de la lumière. 

          Les dorures, "c'est", dit Véronique Attia, "ce qui brille, les arbres, le firmament… C'est en même temps l'Orient, qui s'associe peut-être inconsciemment aux contes des mille et une nuits"… Certes ! Mais si les peintres de retables, si Klimt ou autres couvraient de feuilles d'or leur support, l'or constituait alors l'élément principal de leur création. Véronique Attia, quant à elle, ne les utilise qu'à petites touches, avec parcimonie, pour servir de rehaut aux ocres évoqués.

Quant aux blancs, plutôt crème, d'ailleurs que vraiment blancs, ils comportent plusieurs apports : ils adoucissent les volumes, tamisent légèrement la lumière et ont un aspect plus velouté que le blanc pur. Chez cette artiste, ils semblent aléatoires, tachant ici et là une surface brune, servant de retouche et jouant le rôle de contraste pour faire ressortir les ocres et les pointes de rouges. 

 

          Côtoyant tout ce qui est brut, archaïque, primitif, elle a été amenée à collectionner tous tissus imaginables de toutes formes, de tous coloris fanés, tous éléments susceptibles de s'accoler à eux, et bien d'autres immanquablement marqués par le passage du temps. Non qu'elle se sente comme certains artistes, concernée par l'"Art du déchet", mais parce que, comme l'a écrit une peintre, elle veut illustrer "la main humaine à travers un processus émotif dans une tentative de représenter l’esprit unique, la fragilité et le caractère" de ses œuvres. Passée maître dans l'art du collage, elle réassemble des images complètement nouvelles à partir de découpures auxquelles elle adjoint ses gammes chromatiques évoquées plus haut. Ainsi donne-t-elle à ses compositions que l'on pourrait aussi bien appeler "sculptures plates" que "peintures en relief", des matériaux donnant à ses œuvres un côté primaire, un charme désuet, mais aussi un réalisme attendrissant dont le naturel et la fluidité sont profondément originaux. 

          Véronique Attia s'en est donc allée vers des créations encore en gestation. Mais il fallait que ces investigations disparates deviennent un tout, qu'explose une sorte d'impatience latente qui engloberait toutes les libertés dont elle avait besoin. C'est fait : elle "sait" désormais que, seuls l'humain et l'animal l'intéressent. Et l'infinie précision acquise au fil des années, se retrouve dans le drapé d'une poitrine, les plis du visage, l'attitude roide et altière du personnage unique emplissant la toile, les yeux chaleureux d'un chien regardant une étoile… Tout est donc prêt pour qu'elle se lance dans sa quête du temps. 

 

          Quête qui l'a emmenée vers des civilisations anciennes auxquelles appartiennent les personnages de la série qu'elle a intitulée "Mémoires ancestrales". Ces êtres dont elle ne présente que les têtes, au mieux les portraits en bustes, toujours placés sur des fonds non signifiants mais très ouvragés, sont souvent dissimulés sous des masques rappelant l'Afrique tribale, les lointaines iles océaniennes. Si le visage est nu, il est coiffé de couronnes de mèches rigides, crins, bijoux, fruits ou feuillages séchés… Les lèvres sont épaisses, leur donnant un caractère négroïde (n'oublions pas que Lucy était "africaine"), le nez est aquilin, les yeux aux multiples cernes ondulés sont souvent vairons. Mais ce visage disparaît parfois sous un ovale dépourvu de tout signe facial.  

          Les titres tels que Chaman", "Evolution", "Jeune fille de Pompéi" corroborent cette recherche du temps perdu, disparu ; évoquent avec "Femme lion", "De l'oubli" les cérémonies de naguère, personnalisant les animaux sauvages ; replongent dans des coutumes ancestrales avec "Chacun ses légendes", dans lequel un petit humain, un enfant peut-être, tend sa main vers l'épaule d'un personnage qui lui paraît immense et dont le casque emplumé suggère qu'il s'agit d'un sorcier.  Parfois, Véronique Attia va jusqu'à évoquer ses référents, lorsqu'elle intitule une œuvre "Tristes tropiques" en hommage à l'ethnologue Claude Lévi-Strauss dont l'ouvrage éponyme mêle souvenirs de voyages et méditations philosophiques. Mais d'autres fois, elle quitte momentanément le passé pour en venir, elle aussi, à des questionnements éternels : "Qui suis-je ?", "Dualité", "Jamais seul", montrent un personnage et son double, les deux autres un visage qui se dédouble. Elle en est même venue à des œuvres prémonitoires comme celle qui pourrait tout à fait être d'actualité, "Sauver le monde", où homme et enfant tendent la main vers un animal indéfinissable, dont seule la tête émerge de sa crinière... 

 

          Plus pittoresque est l'histoire des "Fragments rupestres". Pour laquelle Véronique Attia a conjugué sa création, le passage de ce temps dont l'idée lui est si précieuse, l'influence des éléments climatiques, l'oubli, et la mémoire ! Véritable odyssée pour ces œuvres créées pour un festival de Land-Art, au moyen de tous les éléments que cette créatrice d'Art récup' avait réunis sur deux grandes bâches. Qu'elle avait agrafées sur les murs délabrés et moussus, couverts de graffiti d'un blockhaus de triste mémoire. Où elles sont restées tout le temps du festival. Rapatriées dans son atelier, l'artiste les a roulées, constatant qu'elles étaient déjà craquelées, les a descendues dans sa cave, et les a oubliées. Jusqu'au jour où, pour des raisons matérielles, elle a dû les remonter. Et, euréka, parmi les craquelures, les effacements, les collages intempestifs, les décollages aléatoires, elle a "su", "senti" que là était la substantifique moelle qu'elle cherchait depuis longtemps ! Et elle a commencé à découper des carrés. 

          Sur lesquels elle retrouvait ce que le temps avait élaboré à partir de ses propres créations originelles, la notion de fragilité, d'évanescence prenant alors à ses yeux, tout son sens ! Eléments primitifs, visages ébauchés les uns au-dessous des autres, primates, hominidés, personnages se tenant la main, têtes vis-à-vis comme pour un début d'étreinte, etc. Tout cela sur des fonds de belles couleurs d'ocres amatis, fendillés, tachetés, gribouillés de coulures… Sur ces œuvres, Véronique Attia est intervenue a minima : de ce qu'avaient fait pour elle le temps, le froid ou le chaud, l'humidité… elle a tiré ce qui était advenu de plus précieux, de plus profond : à la fois un bestiaire sauvage ou familier, des "paysages" tourmentés, des humains ou fractions d'humains… sur lesquels elle a tantôt tracé le lien entre la main d'une femme et un oiseau, une brindille entre une autre femme et son chien ; tantôt parsemé de minuscules feuilles le voile d'une abondante chevelure ; recollé d'une bande toilée l'avant d'un chien avec celui d'un homme ; concrétisé quelques visages à peine ébauchés, etc. 

 

          Et c'est un nouveau chapitre de son histoire personnelle et picturale qu'a ouvert Véronique Attia avec la série et l'ouvrage intitulés "Sortis de l'oubli". Il faut l'imaginer peignant sur un coin de table, dans son atelier. Ou travaillant dans sa cave humide, sans chauffage, sans lumière et sans eau ! Un véritable retour au primitivisme ! Jusqu'u jour où, avec sa famille, elle a décidé de rénover cette cave, contrainte de la vider pour de grands travaux. Et c'est là que, revenue à l'installation sommaire de son atelier, a commencé la nouvelle aventure ! Imagine-t-on tous les tissus, boutons, dentelles, tulles, pans de chemises…, offerts ou préservés, accumulés là pendant des années ? Retrouvés chiffonnés, poussiéreux, collés par des restes de peintures lorsqu'il s'agissait des chiffons ayant servi à essuyer ses pinceaux, etc. Tous éléments qui, en d'autres mains, seraient allés directement à la décharge ! Mais pas en celles de Véronique Attia, car dans ces objets exhumés informes, elle a trouvé une âme. Retravaillés avec des pigments, des brous de noix et autres mélanges de sa composition, ils sont devenus œuvres textiles agrégeant d'étranges animaux, scènes de préhistoire, complicités inattendues entre une mère et son enfant, passages dorés la ramenant à des trésors familiaux et suscitant ainsi des nostalgies. Un travail mémoriel, en somme, un enchevêtrement des mémoires : l'artiste ayant procédé en fin de compte à une sorte de re/naissance de ce qui était, de toute vraisemblance, voué à la disparition ; de pérennisation de ce qui était éphémère ; de "sorti(e) de l'oubli" de ce qui aurait pu ne jamais en surgir ! 

 

          Finalement, pourquoi Véronique Attia qui est une jeune femme moderne est-elle si délibérément tournée vers le passé, au point qu'il lui faille vieillir des œuvres, les "salir" parfois pour leur donner plus d'ancienneté ? Est-ce parce qu'à l'instar de Proust avec l'écriture, elle tente par la peinture de saisir une réalité qui lui a toujours échappé, et pense-t-elle, par un travail de mémoire, que l'œuvre d'art arrêtera enfin le Temps, lui donnant une forme ? Est-ce parce qu'il est des souvenirs indélébiles d'exils familiaux, de nostalgies remémorées plus haut qui la renvoient aux temps de la paix et du bonheur ? Est-ce parce qu'elle a le sentiment que les œuvres "anciennes" sont plus susceptibles que l'actualité de déclencher chez celui qui les regarde sensation, émotion, réflexion, les trois à la fois ? Peut-être, tout simplement, aime-t-elle la patine du temps ? Peut-être une attitude empreinte de nostalgie du passé, la comble-t-elle ? Peut-être, au-delà des sensations, estime-t-elle que ses connaissances acquises et ses choix culturels la ramènent au lointain passé plutôt qu'au présent ? Subséquemment, a-t-elle les clefs de ces questionnements ? Ou la récurrences des choix évoqués au long de ce texte est-elle promesse de les résoudre un jour ? 

 

          Une chose est sûre, ses œuvres toutes de brun conçues, ses créations picturales qui se situent entre onirisme et désenchantement, ses compositions marquées d'une inspiration mystique et rêveuse, sont une métaphore poétique de notre humanité. Le sentiment chaleureux qu'elle éprouve à créer cet univers insolite où sa vie s'écoule entre bonheur et angoisse, trouve son équilibre dans ces œuvres où tout lui est possible.  Et le visiteur prend, à son tour, plaisir à affirmer que les conjonctions esthétiques de ces éléments disparates mais si finement associés avec une grande maîtrise de l’infime détail, un grand savoir-faire, une puissance et une sobriété remarquables, l'invitent à une rêverie où Véronique Attia lui apparaît comme une "ethnologue" talentueuse dont les vestiges ne sont encore que partiellement découverts !  

Jeanine RIVAIS