“JUSTINE OU LES INFORTUNES DE LA VERTU” (¹),
Peintures et sculptures de JEAN-PIERRE CEYTAIRE
Texte-citations de Jeanine RIVAIS
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“Justine”, ainsi pourrait-on nommer la femme qui, toujours a hanté Jean-Pierre Ceytaire, -qu'il présente depuis des années, dans une œuvre déjà importante-, et qu’il semble avoir “empruntée” à la littérature (érotique et pornographique, surtout) des cinq derniers siècles !
C'est que, dans la vie, Jean-Pierre Ceytaire s'est définitivement donné une image de Don Juan. Et cet artiste autodidacte qui, dans son œuvre, témoigne d'une puissance et d'une maturité remarquables, semble dans ses relations courantes, singulièrement immature ! Mais “l'immaturité n’est pas toujours innée ou imposée par les autres. Il existe aussi une immaturité vers laquelle nous fait basculer la culture lorsqu’elle nous submerge, lorsque nous ne réussissons pas à nous hisser à sa hauteur. Nous sommes infantilisés par toute forme “supérieure". L’homme, tourmenté par son masque, se fabriquera à son propre usage et en cachette, une sorte de sous-culture : un monde construit avec les déchets du monde supérieur de la culture, domaine de la camelote, des mythes impubères, des passions inavouées... domaine secondaire, de compensation. C’est là que naît une certaine poésie honteuse, une certaine beauté compromettante. Ne sommes-nous pas tout proches de la Pornographie ?”(²)
Nous voilà en tout cas, au coeur de l'oeuvre de Jean-Pierre Ceytaire. A-t-il, à un moment donné, eu conscience de se laisser entraîner par des courants dangereux ? A-t-il eu besoin d'exorciser ses fantasmes ? Est-ce alors qu'il a commencé à peindre, à donner à son entourage la preuve qu’il pouvait aller au-delà des mots, transformer sa gouaille en talent ?
Depuis lors, toile après toile et sans ambiguïté, il nous invite à vérifier que “rien n’est faux ni truqué : Prenez l’objet en main, les cuisses ne sont pas rembourrées ; le ventre est garanti, mesdames... Vous voulez tâter les nichons, mademoiselle ? Tâtez, ça ne coûte rien... C’est la vraie, l’inimitable” (³) créature de Jean-Pierre Ceytaire !
Car c'est bien la même femme qu'à chaque œuvre nouvelle, il propose. Une femme dont “les seins moulés par les Grâces se dressent ronds comme des boulets de canon. Son corps est souple, gras, élancé. Il y a une belle disproportion entre la grosseur de son cul et la minceur de sa taille” (4), et “les longues jambes gainées de nylon montent en perspective jusqu’aux cuisses blanches” (5).
“Sa tête est de ces visages qui nous brisent le cœur... Elle est belle et elle a l’air malheureux, mais c’est d’une beauté et d’un malheur tels qu’on se dit : “C’est impossible ! Ce n’est pas la vie !” (6) et “le modelé fuyant des joues, l’indéfinissable dessin de la bouche, donnent à cette muette effigie des mobilités qui font peur” (7). Dans ce visage, “des yeux où l’amour paraît établir son empire... mais à travers tout cela, une sorte d’inspiration romantique qui, si la nature lui a prodigué tout ce qui peut la faire adorer, elle a en même temps mêlé parmi ses dons, tout ce qui doit la préparer à l’infortune” (8). En attente, silencieuse, car “toutes les scènes de fouterie commencent par un moment de calme ; il semble que l’on veuille savourer la volupté tout entière et qu’on craigne de la laisser échapper en parlant” (9).
Malgré son air éploré, la femme est prête pour l’amour. L'apparence du libertinage joue contre elle. Chaque femme pense : “Je suis embarrassée pour la juger. La facilité avec laquelle elle use de son corps me choque ; mais faut-il... blâmer sa désinvolture ou mon puritanisme ?” (10)
Mais pourquoi, dans ces conditions, paraît-elle si malheureuse ? C’est qu’au début, “elle l’a trouvé gentil, et c’est uniquement pour cela qu’elle s’est donnée, liée pour la vie, qu’elle a renoncé à toute autre espérance, à tous les projets entrevus, à tout l’inconnu de demain” (11).
Erreur fatale, car pour Ceytaire, “le fantasme masochiste est toujours présent, mais il se pare d’un masque rassurant... (La peinture) devient badine et légère” (12), mais “l’amour, c’est la guerre des sexes” (13). En conséquence, aucune complicité n’est envisageable dans les scènes qu’il dessine : “Le psychiatre hoche la tête : votre vie sexuelle est-elle satisfaisante ? Avez-vous des rapports agréables avec votre femme ? A quoi l’homme répond : Ce qui me botte, c’est de démolir les filles trop sûres d’elles en leur démontrant qu’elles ne sont finalement que des bêtes. Une fille n’est jamais belle, quand on l’a démolie” (14).
Par voie de conséquence, dans chaque nouveau tableau, “la modestie, la candeur de cette pauvre femme humiliée par les atroces procédés du libertin qui s’en amuse, lui composent un spectacle délicieux” (15).
Car cet ange de douceur, aux prises avec des fornications dignes d’un Sade, Laclos ou Brantôme, ne peut que lui opposer son visage vertueux, résigné. Elle essaie de convaincre la femme du tableau suivant, de l'exhorter à “prendre courage. J’ai pleuré comme toi, les premiers jours, dit-elle, et maintenant l’habitude est prise. Tu t’y feras comme moi...” (15)
Et l’émancipation de la femme, direz-vous ? l’intelligence ? le cerveau ? Ils devraient bien lui permettre de réagir ? En légende d’une de ses gravures. Alfred Courmes, montrant Jésus en train de laver tes pieds des pauvres, lui fait dire devant un cul-de-jatte : “Encore faudrait-il qu’il en ait !” Ceytaire pense de même à propos du cerveau de la Femme ! Ce macho dont le leitmotiv semble être “Sois belle et tais-toi" n 'est pas près de lui en accorder un : un jour, las sans doute de caresser la toile plate, il a mis la femme en relief : il est passé à la sculpture. Le ton s'est “durci", le corset s'est fait bronze -, et la pauvre qui jusque-là bénéficiait au moins de la complicité des titres : ‘‘Ne réveillez pas la femme endormie”, “Madame et son valet ”… s’appelle désormais ”Femme sans cervelle”, “L'écervelée”...
“Qu’ajouterai-je à ce roman d’amour et de sang ?” Que, récemment, revenu à la peinture, Jean-Pierre Ceytaire, l'assimilant à Eve, a rendu la femme coupable du Paradis perdu, de la déchéance d'“Adam (qui) compte sur ses doigts, les côtes qui lui restent”. (16)
Bien fait pour lui ! Car le plus grave est que ce pervers (le peintre bien sûr !) a un talent fou, un humour grinçant qui forcent le respect et l'admiration, la sympathie -agacée, certes-. Comment, dès lors ne pas lui pardonner de mettre sur la toile, le Méchant qui fait souffrir la pauvre jeune fille -, celui dont les “cils serrés prêtent à son regard cette éloquence passionnée qui trouble dans les salons la belle dame hautaine, et fait se retourner la fille en bonnet...” (17) ? Ce qui fait que, même peint, son Don Juan a l'air de dire à tout jupon passant à sa portée : “Si je vous tenais dans un lit, vingt fois de suite, je vous prouverais ma passion. Que les onze mille vierges ou même les onze mille verges me châtient si je mens !” (18)
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1. Justine ou les infortunes de la vertu : Marquis de Sade.
2. La Pornographie : Witold Gombrowicz.
3. Trois files et leur mère : Pierre Loüys.
4. Les onze mille verges : Guillaume Apollinaire.
5. Je t ’aime, je te tue : Morgan Sportes.
6. Un prêtre marié : Barbey d’Aurévilly.
7. Dominique : Eugène Fromentin.
8. La Marquise du Gange : Marquis de Sade.
9. Justine ou les prospérités du vice : Marquis de Sade.
10. La force de l ’âge : Simone de Beauvoir.
11. Une vie : Guy de Maupassant.
12. Préface à la “Vénus à la fourrure” de Sacher Masoch : Daniel Leuwers.
13. La Vénus à la fourrure : Sacher Masoch.
14. Le camé : William Burroughs.
15. Les 120 journées de Sodome : Marquis de Sade.
16. Pompe le Mousse : Hurl Barbe.
17. Une vie : Guy de Maupassant.
18. Les onze mille verges : Guillaume Apollinaire.
Tous les textes sont cités rigoureusement. La seule adaptation a consisté à mettre les verbes au présent. Les parties en italique et écriture fine sont de l'auteure. Les parties en écriture droite et grasse sont des citations.
CE TEXTE A ETE COMPOSE EN 1997