Que fait une petite fille un peu sauvage, qui s'ennuie parce qu'elle est toute seule ? Elle se réfugie dans la librairie de son grand-père et, au milieu de livres tellement plus âgés qu'elle, elle lit ou se raconte mille histoires ! Et puis, elle va les raconter ou parler à l'oreille des arbres du jardin, en particulier du marronnier, son refuge préféré. Et c'est ainsi, comme disent les auteurs de contes, que la petite fille a grandi, est devenue femme-antiquaire, collectant de petits objets de toutes origines (coquillages, minuscules baigneurs de celluloïd, bois flottés, rayons de lune en plastique, lions ou autres animaux…), à l'infini. Et de vieux livres… jusqu'au jour où lui est parvenu celui qui allait changer sa vie : un livre de planches anatomiques en si mauvais état qu'il n'était pas restaurable ! 

Saura-t-on jamais comment fonctionne l'esprit de quelqu'un qui ne se sait pas encore artiste ? Toujours est-il qu'avec ce livre inutilisable, Danielle-Marie Chanut a entrepris une composition qui est devenue son premier livre détourné ! Désormais, un univers tout neuf s'ouvrait devant elle. Les livres qui ont suivi dont chacun avait une histoire, en ont constitué de nouvelles, partageant avec cette créatrice leurs anecdotes, l'endroit d'où ils lui étaient parvenus, etc. qu'elle s'est mise à "conter" picturalement, sans jamais se lasser. En somme, elle est devenue la mémoire de tous ces écrits en péril.

Certes, nombre d'artistes détournent des livres, en créent à partir de leurs œuvres, mais ils restent "livres" aussi beaux soient-ils ! Rien de tel chez Danielle-Marie Chanut qui, depuis son enfance imprégnée de mythes, contes et légendes populaires, a fait de chaque création un nouveau mythe, un nouveau conte… chaque "livre" devenant "sculpture" ! 

 

          Et quelles sculptures ! Où vivent, luttent, s'aiment, cohabitent des humains ! Et cette anthropologue si particulière se fait légère, vêtant ses personnages à la manière des gens des siècles précédents, de costumes polychromes, raffinés et sophistiqués, les coiffant de perruques blanches… Et puis, à bout peut-être, de création essentiellement cérébrale, elle quitte ses exercices de style et ajoute un brin de psychologie, de tendresse et d’humour en les ornant de coquillages nacrés, de minuscules baigneurs, ou de médaillons ayant vraisemblablement appartenu à ses grands-mères ou plus loin encore ; allongeant sensuellement une dame sur quelque couche protégée d'un dais brodé ; plantant deux jambes solides, nues, sous une jupe éventail à la taille fine serrée, au corsage fait d'un second éventail couvert de fleurs ; menant bataille en installant soldats, canons et chevaux sur la croupe d'un cheval de cuir à la crinière dressée en un savant désordre… Tout cela en plaçant à des endroits stratégiques ici, une page entière jouant sur les écritures, ailleurs un fragment, déchiré ou méticuleusement découpé. Reviennent en effet, de manière récurrente sur toutes ses œuvres, des plages d’écritures, organisées en des rythmes familiers, bousculés parfois mais néanmoins lisibles ; sachant qu'ils seront déchiffrés pour livrer les secrets de leurs auteurs, leurs origines et leurs coutumes, le mystère de leur pérennité et les causes de leur diversité qui corrobore leurs aléatoires provenances. 

         Ainsi Danielle-Marie Chanut a-t-elle donné naissance à une sorte de vaisseau blanc fait d'une énorme mandibule animale aux dents parfaitement alignées, mû ou protégé par des pinces de crabes dépassant de la "coque", la face avant éclairée, tel un insecte, par deux gros yeux noirs. De cette nacelle, n'émergent qu'une tête enfantine bouche entr'ouverte et yeux vides et un arbre qui, tel l'arbre de Jessé semble issu du flanc invisible du personnage. Là, sur un support plat, vertical, des ciels de lits génèrent dans leurs enchevêtrements, de petites alcôves, entre lesquelles des personnages apparemment curieux "espionnent" les occupants, se réjouissent en catimini des scènes qu'ils observent… ! Ailleurs, l'artiste a enfermé ses saynètes dans des boîtes, créant ainsi des reliquaires dans lesquels des pages ou fragments de pages font vivre en couleurs tendres, en élégants mouvements, des humains, des animaux, des végétaux, la création façon Danielle-Marie Chanut !   

          Ailleurs encore, délaissant le côté culturel de son œuvre, elle repense aux affres de la guerre, et à la disparition de personnes aimées, et se consacre à des créations mémorielles : sur des vasques blanches, porteuses peut-être des ultimes paroles des mourants, elle place en leur hommage des centaines de petits ex-voto de papiers repliés, au-dessus desquels vole une colombe. 

     Mais l'œuvre la plus sublime, -celle sur laquelle s'attarde le visiteur, celle dans laquelle Rabelais n'aurait pas manqué de déceler la substantifique moëlle-, propose un socle portant une ébauche de sabot où domine le rouge, entourée de pages de papiers roulottés, écrasés, petits coquillages épars, perles en chapelets, fleurs en boutons ; sous la protection magistrale du buste et de la tête de Marie-Antoinette trônant en majesté, le visage maquillé et la perruque blanche savamment ondulée… Et entre ces deux étapes de la construction, elle a inséré un ensemble quadriface rotatif, chaque face tel un livre légèrement refermé, aux éléments importés de pages, si finement se côtoyant, que le visiteur attentif finirait, entre fragments de musique, de lecture, de tableaux, par se narrer un conte semblable à ceux que l'artiste se racontait naguère ! Une telle réappropriation de ces objets banals et familiers devenus parties d'une œuvre d'art qui leur offre une seconde vie, lui apparaissant alors comme un moyen inattendu d'actualiser des témoignages de cultures anciennes ! 

 

    Mais livres détournés devenant sculptures ne sont pas les seules créations de Danielle-Marie Chanut : Car elle est aussi l'auteure de magnifiques masques. Masques véritables portés par des acteurs de théâtre, des danseurs. Masques dont chacun sait qu'ils garantissent un pouvoir sur celui qui n'en a pas car ils permettent de voir sans être vu, de connaître sans être reconnu, et même de changer d'identité. Et ceux de l'artiste visent comme dans l'Antiquité, à identifier facilement le rôle de l'acteur qui le porte. "Cache ton visage que je puisse te voir", disait Brecht à l'un de ses acteurs ; et assurément les masques permettent au porteur de renforcer son expression faciale, subséquemment corporelle ! "Le masque ne cache pas, il révèle", dit Danielle-Marie Chanut… "Quand tout miraculeusement concorde et s’harmonise, ce n’est plus l’acteur imitant l’oiseau, c’est l’oiseau devenant l’acteur". D'où la beauté et la variété de ceux qu'elle construit. Et la possibilité pour le visiteur de supputer le rôle de chacun.

           Tous les masques de l'artiste sont faits essentiellement de plumes. Quels rôles les plumes n'ont-elles n'ont-elles pas joué à travers les âges, de la coiffe des Indiens et autres indigènes, aux chapeaux des dames (voire au casque des hommes), à la haute couture où elles ont le don de déstructurer les vêtements, en éviter la monotonie. Danielle-Marie Chanut a su tisser un lien indissociable entre elle et les plumes, qu'elle garde naturelles, sachant les faire cohabiter dans la plus parfaite harmonie, en conjuguer les particularismes et les nuances, cette forme de créativité la rapprochant de la nature. Elle joue poétiquement avec l'illusion, la texture et la richesse de la plume. Maîtresse de son savoir-faire, elle offre à l'œil de son visiteur un enchantement qui l'incite à la rêverie. Elle crée des trompe-l'œil, des détournements, des œuvres où son imaginaire s'approche du réel. C'est pourquoi, revenu de sa surprise et de son admiration, ce visiteur revient également à la nature première d'un masque et à son rôle dans la création de l'artiste :  Celui-ci, fait de plumes sombres, plutôt petit, la huppe en bataille, ses deux grands yeux noirs privés d'iris, et son petit nez rouge pointu couvert de fines stries, ne conviendrait-il pas au rôle du chafouin, du fourbe ? Tandis que celui-là, yeux absents et court bec noir, dans le plumage duquel le bleu (des plumes de geai, peut-être ? et des ocelles du paon), crée des contrastes avec les rémiges brun-roux, a un petit air sage, mais ne trompe-t-il pas son monde ? Et cet autre encore, les plumes en un savant désordre, mêlant les bleus, les noirs et les rouges, aux yeux mi-clos et au bec d'aigle n'est-il pas le type-même de l'arrogant, c'est moi, admirez-moi, obéissez-moi ! Quant à ce petit masque, aux yeux entourés de barbules blanches elles-mêmes enserrées de plumes marron clair rayées de brun, il a l'air tout simple, tout gentil, presque secret ! Et comment ne pas affirmer que celui, sorte de loup sophistiqué, qui est formé de quatre "compositions" d'ailes, deux en l'air et deux tournées vers le visage, toutes reliées par une applique dorée, est là pour le frimeur, celui qui veut être vu, sans être reconnu ?  On pourrait continuer à l'infini la litanie des rôles possibles de ces masques, ces supputations étant toutes subjectives, bien sûr ! 

 

In memoriam
In memoriam

          Il reste que cette cohabitation de livres-sculptures et de masques témoigne des qualités constantes jalonnant la démarche de l’artiste qui, depuis plusieurs décennies, indifférente aux  modes et aux  temps; mène de front deux univers pour lesquels la vie, ses rugosités, ses beautés, ses espoirs et ses défaites se rejoignent dans la singulière et étrange magnificence de son œuvre pour n'être plus qu'impulsion et don de soi… Auxquels il faut ajouter  sérénité, caractère à la fois ludique et raisonnable, fantasmagorie d’un imaginaire débridé, esthétisme et originalité… Tout cela ne s’appelle-t-il pas Créativité et Talent ?

Jeanine RIVAIS