Jeanine Rivais. Jean François De Bus, depuis quand peins-tu, et quels sont les événements marquants de ta carrière de peintre ?
Jean François De Bus. Mon père était sculpteur. Prix de Rome. Contrairement à beaucoup de parents, il a toujours voulu que je sois artiste. Je suis donc fils de la peinture, car, féru d'un art de qualité, il se tenait au courant de son évolution. Il voyait au-delà du pain quotidien. Il affirmait que l'art, en fait, nourrit son homme. Influencé par son enthousiasme, j'ai également emprunté cette voie.
Ma mère n'était pas du même avis, si bien que, mon père décédé en 1963, j'ai dû choisir une autre voie pour gagner ma vie. Mais, peu à peu, je suis revenu à l'art. En fait, je ne savais rien faire d'autre : dessiner ; mais j'aimais bien écrire aussi. Mais dessiner m'a progressivement guéri de certaines difficultés rencontrées dans ma vie. En même temps, l'art m'a permis de communiquer avec les autres ; c'était important.
J. Rivais. Avant de parler de la formulation de ton art, peux-tu nous définir dans quelle mesure le travail très "classique" de ton père a influencé tes choix ? Dans quel sens a-t-il déterminé ta vocation et tes oeuvres de départ, puisque tu juges bon de définir le début de ta carrière par rapport à lui ?
Jean François de Bus. Je me souviens qu'un jour, il m'ait emmené au Musée d'Art moderne de la Ville de Paris. J'étais très enfant. Nous sommes passés devant une grande toile de Buffet, La Crucifixion. Spectatrice dans cette toile, se tenait une dame revenant du marché, et qui regardait attentivement le Christ. L'association de cette croix et de ce personnage m'a fortement marqué : le paradoxe créé par ce "couple" m'a poussé par la suite à le pratiquer dans ma peinture.
J'aime beaucoup les paradoxes, le mélange du passé et du présent : Nous sommes confrontés au présent, nous vivons à la fin du XXe siècle. En même temps, nous sommes "emplis" de passé, puisque Paris est une ville du Moyen Age. Nous affrontons un mélange permanent passé présent futur.
Mon père avait la passion du dessin : dessins de femmes, d'animaux dans les champs, etc. C'était un passionné de la forme : Je m'aperçois après coup que nous avons les mêmes obsessions, les mêmes idées, le même idéal de la Beauté. Bien que nos façons de nous exprimer soient radicalement différentes, nous nous retrouvons sur de nombreux points.
J. Rivais. Tu as choisi de t'exprimer sous forme de triptyques immenses (plus de 3,5m/2m !) ou au contraire de tableaux très petits. Pourquoi ?
J. F. De Bus. J'ai commencé la gravure en 1967, aux Beaux Arts de Paris. Puis, brusquement, je suis parti en voyage en Orient et j'ai commencé à peindre des choses très colorées. Ma première exposition a eu lieu à Bangkok. J'y présentais des petits formats très fouillés. Je travaillais un peu comme un artiste à son pupitre. J'aimais bien ce côté concentré, je peignais donc mon univers comme on peint à une table. Puis, j'ai eu un logement plus grand. Les choses étant simultanées, j'ai eu d'importantes commandes de peintures, et cela m'a éveillé aux grands formats. J'ai travaillé debout : je suis grand ; cela m'a fait du bien d'être debout, de marcher, de faire des gestes plus grands. Par la suite, les petits formats ont été pour moi comme des maquettes. J'ai repris en grand certains de leurs thèmes. Je n'aime pas les intermédiaires, peut-être parce que j'ai un fond excessif ? Désormais, ma prédilection va aux grandes toiles, celles où l'on se perd, où l'on vit une aventure. Je dirai que l'élargissement de mon cadre de vie a provoqué l'agrandissement de ma vision d'artiste.
J. Rivais. En fait, chaque œuvre est non pas "un" tableau, mais une "coexistence" de petits tableaux, à la fois indépendants et reprenant les mêmes thèmes. Es-tu d'accord avec cette impression et cette définition te semble-t-elle complète ?
J. F. De Bus. Pas tout à fait. Mon tableau n'est pas un compotier avec des fleurs dedans : Le but de ma création, c'est de créer la surprise, d'être perdu au sens où je ne sais jamais à quel moment, à quel endroit se terminera l'œuvre. C'est quelque chose qui palpite sans arrêt, je tends vers un "but" dont je ne vois jamais l'aboutissement. Prenons par exemple un tableau représentant une course de chevaux : le spectateur voit les chevaux qui courent, la tribune, les parieurs, il dit : "c'est une course de chevaux". Cette conception d'un tableau ne m'intéresse pas. Je veux faire œuvre étrange : dans le mot "étrange", la décomposition donne "être ange" ; dans la vie, une course de chevaux, la réalité peuvent être étranges. Si je les fixe, si je leur donne des limites, elles tombent dans la banalité d'une course de chevaux ! Dans la vie réelle, existent des quantités de phénomènes ; des mondes se croisent; il suffit parfois du regard de quelqu'un pour nous donner une image, former des paradoxes, créer des événements qui se choquent ou se marient. Mon rôle est de traduire toutes ces impressions. Dans mon travail, j'essaie de montrer ces cohabitations d'univers, de "marier" des événements indifférents les uns aux autres, de faire graviter les uns autour des autres des mondes sans relations apparentes.
J. Rivais. Peut-être est-ce pour cette raison que les petits "tableaux" sont soigneusement "isolés" ; même les fonds sont peints séparément. Pourquoi ce souci de "cases" ? Sommes-nous dans le monde d'Orwell ? Ou dans une ruche où chaque "cellule" a sa fonction distincte, tout en étant indispensable à la colonie ?
Cette deuxième question corrobore-t-elle ce que tu viens d'expliquer ?
J. F. De Bus. Je conçois un tableau comme un film. J'aime bien l'idée d'une musique, d'ailleurs je travaille beaucoup en musique une sorte scénario : chaque tableau est un livre, plutôt qu'une peinture, mais je l'exprime en peinture.
Pour moi, il n'y a pas de "tableaux isolés" : chaque petit détail, chaque plume fait partie du tout. Même si c'est paradoxal, même si des époques différentes se jouxtent, chaque scène bien qu'en apparence séparée, est reliée très fortement à l'ensemble. Tout est intimement lié. Je veux que le tout forme un bloc, qu'il soit énergétique. Par voie de conséquence, plus les éléments semblent éloignés, plus le lien doit être fort.
J. Rivais. Justement, le "lien" -j'avais employé les mots "cloison", "séparation" que tu sembles réfuter- entre ces saynètes, est souvent des corps de femmes longilignes, renversées, cambrées. Pourquoi ?
J. F. De Bus. C'est par goût. J'aime beaucoup les femmes longilignes, pourquoi pas cambrées ? J'aime le corps de la femme. Je trouve que c'est une extraordinaire réussite de la création.
J. Rivais. Oui, mais elles pourraient être debout comme des cariatides, allongées comme celles de Manet, penchées, etc.
J. F. De Bus. Mais je ne les fais pas que cambrées...
J. Rivais. Je parle ici des femmes qui font les séparations entre les éléments de tes tableaux...
J. F. De Bus. Je ne les ai pas peintes ainsi sur tous mes tableaux. Je l'ai fait plusieurs fois, sur une série ; mais ce n'est pas la généralité...
J. Rivais. A l'intérieur de chaque tableautin, on peut voir l'ébauche de scènes dont de nombreux éléments sont inachevés. Pourquoi ?
Quel est, en particulier, le rôle des chevaux, multiples, non terminés la plupart du temps, ou trop longs ?
J. F. De Bus. C'est vrai. Si je peins un arbre, cet arbre ne sera pas achevé. Pourquoi ? Parce que si je l'achève, je vais m'en lasser. En même temps, c'est une question de surprise, de démarrage : je commence l'arbre, je peins les feuilles et tout à coup, il s'arrête pour devenir autre chose, parce que cet arbre doit "se marier", "rencontrer". La rencontre va se faire avec un hippocampe, etc. Là, réside la surprise. En art, l'essentiel est de ne pas se lasser, d'échapper au temps. Si on échappe au temps, on a gagné ; on est en apesanteur, on ne voit plus, on ne sait plus où on est. C'est comme une rencontre avec une personne aimée, ou la lecture d'une histoire passionnante : on vit, on est hors du temps. La pesanteur, le poids de la vie qui sont notre "damnation" sur cette terre, nous courbent finalement sous les minutes qui passent. L'artiste, parce qu'il suit la voie royale, échappe au temps par ses sujets : pour celui qui le crée, si possible pour celui qui le regarde et peut s'extasier, un tableau est extraordinaire : l'artiste arrive à ses fins ; l'œil de l'observateur est sans cesse sollicité. Pour l'un comme pour l'autre, l'œuvre apporte la déroute par rapport à son monde quotidien, à la banalité, à la répétition qui provoque la mort des choses.
J. Rivais. Et les chevaux ?
J. F. De Bus. Parce que le cheval est un animal privilégié...
J. Rivais. Mais pourquoi trop longs ou coupés ?
J. F. De Bus. C'est peut-être comme pour les femmes trop longues... ! Mais j'aime le cheval parce que c'est un animal très sensuel, il représente la vitesse, l'énergie. D'autre part, en anglais, le cheval s'appelle "HORSE". Pour moi qui aime bien manier les mots, cela fait "Hors ce"; si on supprime le H, on obtient o-r-s c = "Eros", "essor"; "hors de", etc. Je trouve cela intéressant. Et, comme mon père, j'aime les dessiner.
J. Rivais. Dans ton esprit, chaque triptyque parle-t-il d'"un" thème, vu le foisonnement que tu présentes, ou de "plusieurs" thèmes ? Et si c'est le deuxième, cas, quelle est la ligne conductrice ?
J. F. De Bus. Il y a "un" thème qui se trouve généralement au centre. En fait, je ne peux faire qu'après coup le décryptage de la symbolique d'un tableau. Tant que je peins, je suis dans l'action. Si je peins un pont, je le pense de manière visuelle, sensitive, non préméditée : je ne me dis pas : "Je fais un pont, je vais mettre dessous des évêques ou une colonie de vacances, parce qu'ils ont un rapport avec le pont". Au contraire, ce sont des visions, l'imagination, des idées qui me viennent ; j'ai l'impression d'être relié au monde visible, au sens où je me sens accompagné d'esprit créateur, de l'esprit des idées. Je ne fais que les transmettre, sans aucun calcul. Je ne "veux" pas peindre des choses ponctuelles, symboliques. Je n'ai jamais étudié la symbolique, je ne fais que la pressentir. Et la symbolique est quelque chose de mouvant ; le symbole est vivant, ce n'est pas une pierre tombale. Nous-mêmes, humains, à quelque échelle que nous soyons, nous pouvons lire les symboles, les relier à notre vie, saisir leurs mutations et réagir par rapport à eux.
J. Rivais. Les thèmes principaux qui reviennent dans tes tableaux sont : la religion (Nativités, fuites en Egypte, etc.); la mythologie : le Moyen Age ou la Renaissance; les animaux (rhinocéros, chevaux, pieuvres, etc.): des plantes, en particulier des palmiers.
Quel est le lien entre tous ces éléments ?
Le choix de ces animaux est-il fortuit ? Est-il une affaire de rythme, ou correspond-il à une symbolique précise ?
J. F. De Bus. L'artiste peint ce qu'il connaît, sa vie, tout ce dont il est imprégné et dont il s'inspire.
Les thèmes religieux, oui : Je suis chrétien, ce thème m'est cher. La Nativité est une source inépuisable. Au Moyen Age, on peignait des Nativités parce que c'est en même temps une prière. La Nativité, c'est le moment d'en parler, puisque nous sommes le 21 (¹) et que l'équinoxe signifie le retour de la lumière sur terre.
Ces thèmes religieux se marient extraordinairement bien. Ils sont des espèces de condensateurs d'énergie, alliés à l'époque moderne. Mais j'y associe beaucoup de carrosseries de voitures, de.... tout un univers familier...
La démarche est la même pour les animaux. Je les "sens" esthétiquement, comme on "sentirait" une personne, peut-être parce qu'ils me ramènent aux racines de l'arbre sous terre, à mon inconscient ? Peindre ce que l'on aime, c'est un peu revenir vers un paradis perdu. Quand j'étais enfant, je feuilletais souvent les pages du dictionnaire Larousse, avec ses planches où étaient représentées toutes les époques, les Gaulois...
J. Rivais. "Le Radeau de la Méduse" qui a tellement fasciné Sartre ?
J. F. De Bus. Non, pas trop... les planches colorées sur lesquelles je rêvais beaucoup et d'après lesquelles je dessinais. Je les agrandissais. Il y avait une espèce de fascination de la beauté de l'image, du travail, cela me projetait dans un monde incroyable d'épopées... C'est ce paradis perdu que j'essaie de retrouver en art, un univers de musique que je suis sûr de retrouver un jour, un univers de créativité. Je peins à l'image du Père céleste qui a créé la beauté divine de la terre. L'artiste est le modeste apprenti qui essaie de recopier le travail du Créateur...
J. Rivais. Il reste que, confronté pour la première fois à ton travail, il faut passer de cette impression de disparité au sentiment d'unité. Tu viens de l'expliquer, n'y revenons pas. Mais il me semble que sous sa disparité apparente, le tableau commencé en bas à gauche, passe progressivement vers la droite suivant une courbe, comme s'il passait à son apogée et qu'il redescende. Est-ce exact? Sinon, quelle démarche suis-tu, et à quelle préoccupation correspond le remplissage de la toile ?
J. F. De Bus. Le remplissage est une volonté de plénitude, ma façon de traduire le monde tel que je le vois. "La nature a horreur du vide", mais il n'y a pas de vide, le vide est plein. Si je peins une plaine, je peux évidemment la peindre verdoyante, avec chaque plante, je la nourrirai de vent, de formes pensées..., suivront d'autres univers...
J. Rivais. Mais j'aimerais qu'en fait, tu "suives ta main". Tu arrives devant un immense triptyque blanc. Essaie de répondre à la question précédente.
J. F. De Bus. En réalité, je n'arrive jamais devant une toile "vide", parce que j'ai l'idée de ce que je vais faire. Si j'étais, sans intention, devant une toile vide, je n'arriverais nulle part. Travailler la peinture est une partie de ma vie, c'est comme écrire une lettre d'amour à quelqu'un que j'aime, mais l'amour que j'éprouve n'est pas toujours écrit, il est pensé. Si je n'aimais personne, je ne pourrais pas écrire une lettre d'amour. C'est parce que je déborde d'intentions que je les projette sur la toile. Je suis aussi accompagné par les diverses composantes jouissives, les divers ingrédients du tableau. En général, j'ai l'idée du sujet central, et de quelques éléments susceptibles de l'accompagner. Commencer la toile, c'est passer à l'action. Ma journée va être une succession d'actions et, comme tu le dis, va suivre une courbe. Mais je ne fais pas cette courbe délibérément, elle n'est pas mon propos. Mon propos est de traduire mon intention, mon désir de beauté, de peindre avec amour mon sujet. Je suis mené, possédé par le sujet, par l'esprit de l'art. Cette courbe dans l'action, c'est mon bras qui parle, mais moi je n'en sais rien. Elle exprime la lutte de ma volonté inconscient-conscient ! En grec, "poésie" veut dire "action", l'action des idées divines, qui viennent de Là-Haut ; c'est ce qui me pousse à agir.
J. Rivais. Quelle histoire penses-tu traduire dans ce foisonnement et quelles pourraient être tes références culturelles susceptibles d'expliquer cette démarche ?
J. F. De Bus. Je pense faire une peinture moderne, mais j'aurai du mal à définir mes références culturelles...
J. Rivais. Elles peuvent être littéraires, parce qu'il y a beaucoup de littérature dans tes tableaux, elles peuvent être autres que picturales. Si elles sont inexistantes, comment trouves-tu tous ces éléments ?
J. F. De Bus. Je suis inspiré par ce que je côtoie, par notre civilisation, mais je suis aussi attiré par l'Orient.
Je crois que ma référence primordiale est l'imagerie. J'ai peint des tarots. Je suis attiré par l'ésotérisme, nos grands bâtisseurs qui étaient habités par la foi ; nos ancêtres qui, bien qu'artisans, étaient de vrais artistes. J'ai du mal à regarder la statuaire de nos cathédrales, tellement je me sens non pas écrasé, mais confronté à une lumière difficile à soutenir ; chaque fois, je me sens attiré et repoussé, je me dis qu'il faudrait une éternité pour en percer toute la puissance, pour en être bercé.
J. Rivais. N'oublions pas que cette statuaire était à l'usage du peuple analphabète, pour lui apprendre la religion, et qu'elle exprime souvent une extrême violence, parfois une grande sérénité. Or, je ne crois pas retrouver ces extrêmes dans tes œuvres. Il y a une plénitude, comme une me étale, mais pas de violence.
J. F. De Bus. Il est vrai que dans mes tableaux, j'évite certains sujets : Je n'aime pas la violence. Il peut y avoir des scènes de batailles, on peut voir des personnages combattre, mais s'ils combattent les autres, ils se combattent surtout eux-mêmes. C'est comme une danse. Ce n'est pas la position de lutte que j'évite, mais le fait d'exposer des choses cruelles ; le laid, les cadavres n'existent pas. Si je mets un mort, je mets tout de suite son esprit qui revit à côté. Je ne pourrais pas peindre des scènes morbides, même une bataille doit être belle. Je peux imaginer des scènes difficiles, elles sont toujours contrebalancées par l'idée opposée. C'est le côté inachevé dont nous parlions tout à l'heure, qui prévaut. Je vais mettre dans une main une hache prête à pourfendre quelqu'un, en même temps, il y aura un bouquet de fleurs dans l'autre. C'est une question d'esthétisme, de mouvement, le désir que la scène ne tombe pas dans la banalité et dans la mort de la scène ! Peindre une chose finie, c'est la mort de cette chose, alors qu'il n'y a pas de mort ! Nous sommes au-dessus du sol. Le soleil ne touche pas la terre, il ne la brûle pas, il l'éclaire de ses rayons parce qu'il est au-dessus !
(¹) L'entretien a eu lieu le 2I décembre I992, jour du solstice d'hiver.
CET ETRETIEN A ETE PUBLIE DANS LE N°283 DE JANVIER 1993 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.