JEANINE RIVAIS : Jocelyne Deblaere, parlez-nous du cheminement qui a été le vôtre jusqu'à ce jour, dans votre travail de sculpteur.
JOCELYNE DEBLAERE : J'ai commencé par dessiner. Dès que j'ai pu, j'ai dessiné. Mes parents m'ont envoyée très jeune à l'Académie royale de Belgique. Là-bas, j'ai rencontré des régisseurs de théâtre, je me suis passionnée pour leur travail. J'ai commencé à préparer des décors, avec applications de textiles. C'était mon premier contact avec le textile !
Mes parents voulaient me faire faire une carrière lucrative, ils m'ont donc obligée à étudier le graphisme. Venue à Paris, j'ai travaillé dans une entreprise de graphisme, mais cela ne m'a pas plu. Tout de suite après, j'ai commencé à faire seule, avec des textiles, des recherches sur des bas-reliefs. C'était la suite logique de ma passion pour les décors. J'ai commencé à travailler la laine, à faire des déchirures, préparer des teintures. Au début, m'intéressaient surtout la recherche et le jeu avec la matière, dans l'espace des bas-reliefs.
Un jour, ayant participé à des expositions de tissus et tissages, toujours en tridimensionnel, j'ai reçu de Belgique une invitation in¬titulée "Textiles et collages", avec un petit texte explicatif. Cela a été le déclic. Et j'ai commencé à travailler la terre. Mes réalisations n'étaient pas encore très structurées. J'employais de la laine, divers textiles, et j'ajoutais de la teinture végétale. J'enrobais le tout de résine.
Peu après, j'ai rencontré le très grand sculpteur Charles Correia. Il m'a expliqué sa technique, m'a poussée vers la vraie sculpture, avec les matières nobles, la pierre, le béton. Par la suite, j'ai surtout travaillé le béton et la terre, avec lesquels j'ai pu m'exprimer.
J.R. : Quels procédés employez-vous actuellement pour réaliser vos sculptures ?
J.D. : Mes dernières sculptures sont pour la plupart en béton, car j'ai des problèmes de stockage. Je les mets dans le jardin. Je fais une structure métallique qui doit être très précise. J'ajoute sur le métal les grillages et le béton. Par-dessus, je mets les lambeaux de textiles que je plastifie pour les durcir. Après, je les patine avec des teintures végétales, des poudres. Ou bien, je travaille uniquement la technique très classique de la terre de raku (¹) et je réalise des oeuvres enfumées, patinées, une technique plus facile à réaliser.
J.R. : En tant que femme, je trouve très frustrant de ne parler qu'au masculin, de devoir dire "un peintre", "un sculp¬teur". Comment ressentez-vous ce sexisme? Et avez-vous, dans votre carrière, vos rapports aux autres, rencontré des difficultés dues au fait que vous soyez une femme ?
J.D. : Pour moi, les mots peintre ou sculpteur n'ont pas de sexe !
Parce que dans ma langue qui est le néerlandais, ce mot est neutre : on peut l'utiliser soit au masculin, soit au féminin, sans rien changer. Je ne m'étais jamais posé cette question d'"un" sculpteur ou "une" sculpteur. Par contre, il est vrai qu'être femme et se présenter dans une galerie était autrefois synonyme de grande difficulté ! On nous renvoyait tout de suite au foyer! J'ai souvent entendu : "Revenez quand vous aurez quarante ans, quand vous n'aurez plus d'enfants en bas âge!", parce qu'à quarante ans, une femme est supposée avoir réalisé son foyer. En général, les galeristes ne regardaient ni le travail, ni même le dossier d'une jeune artiste !
Mais je crois que les choses ont changé un peu, que les galeries sont plus ouvertes aux jeunes femmes peintres ou sculpteurs. Actuellement, si une femme a le même talent qu'un homme, elle a les mêmes chances dans tous les métiers.
J.R. : J'ai eu une fois avec une autre artiste une discussion très vive, parce que j'avais trouvé son travail "spécifiquement féminin". Pensez-vous qu' "un" artiste ou "une" artiste travaillent dans le même esprit, ou qu' ils ont des démarches différentes?
J.D. : Surtout pas de sexisme dans la création !
J.R. : Il ne s'agissait pas de sexisme. Il s'agissait de sensibilité !
J.D. : 11 n'y a pas de travail spécifiquement féminin. Pour moi, la force créatrice est la même chez l'homme et chez la femme. C'est comme aimer : la passion n'a aucune limite.
( 1 ) Raku. Poterie noire à couverte plombifère cuite à basse température, 800°C, créée à Kyoto par Chojiro (1515-1591), et produite encore de nos jours.
ENTRETIEN DE JEANINE RIVAIS AVEC JOSELYNE DEBLAERE REALISE AU COURS DE 1992 ET PUBLIE DANS LE N° 275 DE L'ETE 1992 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.
Et http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE ART CONTEMPORAIN
VOIR AUSSI :
DISCUSSION A TROIS : JOCELYNE DEBLAERE, DOMINIQUE LARDEUX ET JEANINE RIVAIS : LE DEBUT DANS LE N° 275 DE L'ETE 1992 ET LA SUITE DANS LE N° 276 D'OCTOBRE 1992 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.
Et TEXTE DE JEANINE RIVAIS PUBLIE DANS LE N°20 D'OCTOBRE-DECEMBRE 1996 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL. Et : http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURES.