JOCELYNE DEBLAERE, DOMINIQUE LARDEUX ET JEANINE RIVAIS
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Dans le N° 275, les Cahiers de la Peinture ont publié un entretien de Jeanine Rivais avec Dominique Lardeux, un autre avec Jocelyne Deblaere, et le début d'une "DISCUSSION A TROIS" dont la suite a été publiée dans le N° 276.
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DOMINIQUE LARDEUX. Je suis d'accord avec Jocelyne. On a trop longtemps enfermé les femmes dans l'aquarelle, le dessin, etc., une espèce d'expression mièvre, dite "féminine", en fait pseudo-féminine, qui n'était pas de l'art, mais un passe-temps, une sphère de culture, d'"art d‘agrément" !
Aujourd'hui, c'est formidable de voir se définir nombre de femmes peintres et sculpteurs comme des peintres et des sculpteurs avec une force d'expression, une vigueur, une maturité très grandes. C'est ce qui permet de définir une artiste, et non le fait qu'elle soit femme.
Je suis, par exemple, très hostile aux salons de femmes : c'est les enfermer dans leur spécificité, au lieu de les laisser pénétrer en force dans le monde des peintres et des sculpteurs.
JOCELYNE DEBLAERE : Maintenant, oui, mais au moment de leur création, ces salons étaient importants parce que beaucoup de femmes étaient refusées ailleurs.
Ils devraient maintenant disparaître, en effet, mais ils continuent sur leur lancée, leur prestige, leur ancienneté.
DOMINIQUE LARDEUX. Méfiance ! Ce qui a pu être positif à un moment peut se révéler négatif, à cause du risque d'enfermer la création dans un genre féminin et un genre masculin !
JOCELYNE DEBLAERE. Je redis qu'il n'y a pas de sexe à la passion. Souvent, on emploie l'expression "une peinture de femme", pour dire qu'elle est faible, alors qu'elle a peut-être été peinte par un homme. Un homme peut avoir autant ou aussi peu de talent qu'une femme !
JEANINE RIVAIS. Parlons maintenant plus spécifiquement de votre travail. Henri Laurens a écrit : "Une sculpture est toujours une prise de possession de l'espace". Or, vos personnages, la plupart du temps accroupis, attachés à la terre, en un mouvement de retour vers le sol, ont l'air de refuser cette préhension de l'espace. Pourquoi ?
JOCELYNE DEBLAERE. Je ne suis pas d'accord. Mes sculptures sont très présentes dans l'espace. Mes personnages se lèvent de la terre, ils n'y retournent pas. Même s’ils ont le dos courbé, c’est une façon de se lever, avec difficulté certes, mais ils s'élèvent ! Pour moi, nous sommes tous issus de la matière.
JEANINE RIVAIS. Peut-on dire que vos personnages sont en attitude de prière, de méditation, de retour peureux sur eux-mêmes, ou de souffrance intense ?
JOCELYNE DEBLAERE. De souffrance, oui. Mais surtout d'espérance. Quel serait le sens de la vie sans l'espérance ? C'est elle que je ressens le plus dans l'être humain, et que je veux "mettre en matière".
JEANINE RIVAIS. Tes personnages sont tous comme des momies égyptiennes, entourés de bandelettes, les yeux clos ou cachés. Pourquoi ?
JOCELYNE DEBLAERE. Dans une sculpture, l'expression des yeux est trop immédiate. Traduire une expression par les yeux me paraîtrait trop mièvre. Je recherche plutôt l'expression dans le mouvement ; le résultat est plus brut ; pour moi, la force d'une oeuvre est dans le mouvement, dans le geste.
JEANINE RIVAIS. Dans certains pays, en Amérique du Sud en particulier, on a retrouvé dans les tombes des cadavres momifiés par la nature du sol, dont les corps contorsionnés, les visages déformés par la souffrance, indiquaient qu'ils avaient été enterrés (peut-être en état de catalepsie), en tout cas vivants. Peut-on rattacher, de par leur attitude, tes personnages à ces victimes.
JOCELYNE DEBLAERE. Non. Pour moi, mes personnages ne sont pas des rescapés.
JEANINE RIVAIS. Ces gens-là non plus. Ils étaient bien morts !
JOCELYNE DELBAERE. Mais la façon dont ils sont morts, toute cette souffrance ! Je ne vois pas mes sculptures ainsi. Je ne ressens rien de tel quand je sculpte. Ce que je cherche à créer, c'est plutôt le reflet de l'humanité, pas du tout la mort.
Les bandelettes sont une recherche de matière, dans l'esprit de mes recherches sur les décors de théâtre : pour solidifier les décors, on rajoutait beaucoup de textiles, sur lesquels on peignait. Pour moi, les lambeaux de textiles participent au jeu de l'ombre et de la lumière.
JEANINE RIVAIS. Tout de même, ces bandelettes dont nous parlions et ces yeux clos que tu veux empêcher de s'exprimer me semblent une façon paradoxale d'arriver à l'expression de bonheur et de vie que tu as évoquée ?
JOCELYNE DEBLAERE. Ce sont des vêtements, des récupérations de textiles que je déchire et dans lesquels j'enrobe mes personnages. Je recouvre ainsi mes armatures, mais il ne faut pas considérer ces lambeaux de tissus comme des bandelettes à la façon des momies. De temps en temps, ce peut être un turban au-dessus de la tête, qui évoque un chapeau... Mais surtout, ce sont des vrais vêtements avec des dentelles, des boutons que je rajoute, comme pour un habit.
Une sculpture, c'est le toucher. C'est l'art que peuvent "voir" les aveugles, alors qu'un tableau est plat et qu'ils ne peuvent pas l'imaginer. Actuellement, les musées s'ouvrent aux aveugles afin qu'ils puissent toucher, imaginer le corps, le mouvement.
JEANINE RIVAIS. Oui, bien sûr, c'est agréable pour eux, mais tout à fait faux, reprenons l'histoire de ce peintre devenu momentanément aveugle, et qui voulait que sa femme continue de peindre pour lui. Le jour où il a recouvré la vue, il a été horrifié de ce qu'elle avait reproduit, en suivant fidèlement des indications. Donc, jamais un aveugle ne peut avoir la compréhension totale d'une sculpture, par le seul toucher.
JOCELYNE DEBLAERE. Si, parce que faire peindre ce qu'on ressent par quelqu'un d'autre est différent du fait d'avoir une impression personnelle.
JEANINE RIVAIS. Oui, mais le contact avec une sculpture en donne une compréhension incomplète. Il manque les harmonies de couleurs, le grainé de la pierre, le veiné du bois, la vue d'ensemble du geste, etc.
JOCELYNE DEBLAERE. Mais ils ont la sensation de la matière. C'est essentiel, surtout de nos jours où elle est devenue si primordiale !
DOMINIQUE LARDEUX. Répondre sur le thème de la matière, n'est-ce pas une façon de contourner le sujet ? La sculpture ne se réduit pas à cela. Elle est une expression, aussi forte, aussi puissante que la peinture, et j'ai bien peur que la sensation seule, le toucher masquent le sens global de l'oeuvre.
JOCELYNE DEBLAERE. Justement, mes soi-disant bandelettes sont très désagréables au toucher. Elles ne sont pas lisses ! Par contre, c'est grâce à elles, que je fais jouer, se refléter, la lumière ! Il y a deux sortes d'approches de la sculpture : celle qui cherche le lisse, le strict, presque l'abstrait, la ligne parfaite, et moi qui recherche plus de poésie, une vibration par l'irrégularité de la matière et des drapages !
DOMINIQUE LARDEUX. Il n'y a pas de "forme pour la forme", en tout cas pas dans ce que tu sculptes. Par ces drapés, ces projections de textiles, ces ajouts, tu donnes un sens à tes oeuvres. Ce n'est pas simplement un problème de reflet de lumière.
JOCELYNE DEBLAERE. Je crois, au contraire, que, par mon côté un peu nordique, le jeu de matière est très important. Quand on visite, en Belgique, des galeries de sculptures en terre cuite, on constate une abondance de matières. C'est très apprécié. Les Hollandais, les Belges, même les Allemands aiment ce travail. Quand on vient en France, ou plus au Sud, la conception est tout à fait différente, beaucoup plus sobre ! Alors, peut-être est-ce ce qui m'est resté de "mes racines", des influences flamandes, dans lesquelles j'ai vécu mon enfance.
JEANINE RIVAIS. Par opposition au sentiment que j'ai à propos de vos sculptures, la couleur que vous posez dessus, les broderies, les vernis indiquent un souci de coquetterie, une quête de beauté. N'y a-t-.il pas une contradiction ?
JOCELYNE DEBLAERE. Non. Pour moi, la coquetterie fait partie de la vie. Il n'y a pas de contradiction avec ce que je veux exprimer. Je n'essaie surtout pas de sculpter comme on prend une photo. C'est la différence entre un peintre ou un sculpteur et le photographe. Un peintre, un sculpteur expriment l'intériorité des gens. Ils traduisent ce qu' ils ressentent face à quelqu'un. Ils interprètent leurs impressions par leur peinture, leur dessin, leur sculpture : comme ils le ressentent et non comme ils le voient. Un photographe ne peut ni enlaidir ni embellir le sujet : son appareil reproduit la réalité. Les dentelles, les broderies traduisent la paix, la douceur intérieure, la sérénité de mes personnages.
JEANINE RIVAIS. En tout état de cause, je trouve vos personnages très attendrissants, par l'impression de fragilité morale créée par ce contraste. Etes-vous d'accord ?
JOCELYNE DEBLAERE. Oui. Je suis d'accord sur leur fragilité. J'essaie de les rendre fragiles et sensibles.
JEANINE RIVAIS. Par contre, je te prends en flagrant délit de contradiction : Tu as dit que tes personnages étaient dans une attitude d'espoir. Or tes titres sont franchement pessimistes. J'en prendrai un par exemple qui est "Comme un homme qui a définitivement perdu la partie, il se lève dans la pénombre".
JOCELYNE DEBLAERE. Les titres ne sont peut-être pas si importants. Celui-là est peut-être le seul qui soit assez représentatif. Mes titres ont été pendant un moment très influencés par des poèmes de Pierre Reverdy. J'en ai lu beaucoup, et ils m'ont énormément .influencée pour faire mes sculptures. Mais c'est aussi une série, la seule dont les titres soient des extraits de poésies de Reverdy qui, d'ailleurs, a beaucoup insisté sur la fragilité, l'hésitation, les contradictions de l'homme et de ses pensées.
JEANINE RIVAIS. Dominique Lardeux, Jocelyne Deblaere, j'ai eu envie de parler de vos deux oeuvres ensemble, parce que malgré deux factures différentes, je crois que beaucoup de choses vous rapprochent. La première question qui me vient est : Vos personnages sont-ils de "beaux monstres" ou "d'affreux humains" ?
JOCELYNE DEBLAERE. Ma réponse sera courte. Il n'y a pour moi ni "affreux humains" ni "beaux monstres" ; le beau et le laid n'existent pas.
DOMINIQUE LARDEUX. Mes personnages me semblent terriblement humains, simplement humains. Il est vrai que je ne peux pas me reconnaître dans la vision optimiste de la vie, telle que l'ont rendue certains Impressionnistes, par exemple. Cela ne fait pas partie de la culture du XXe siècle. On a dépassé les apparences, on travaille sur l'intime, sur l'intérieur, or l'intérieur n'est ni beau ni laid, il est ce qu'il peut. Il n'y a plus de recherche d'une beauté particulière, il y a une quête de l'humanité, de nous et des autres, tels, comme le disait Jocelyne, que chacun les ressent, les imagine au-delà des apparences.
JEANINE RIVAIS. Dans vos deux oeuvres, vous vous définissez par une confrontation à la terre, une même puissance de l'attraction terrestre, l'omniprésence de la matière. Etes-vous d'accord ?
JOCELYNE DEBLAERE. Oui. La terre est notre survie. Nous sommes tous angoissés par le désir de survivre, de nous définir dans cet immense espace, tellement passionnant et mystérieux.
DOMINIQUE LARDEUX. Je n'ai pas, a priori, de rapport matériel à la terre. Si c'est présent dans mon travail, ce n'est pas voulu, je n'ai pas de réflexion particulière sur ce sujet, si ce n'est, malgré tout, que j'ai mis très longtemps avant de faire apparaître l'extérieur. Jamais je ne représente dans mes toiles la terre ni le ciel ; pour moi, ce serait un signe d'aération, d'ouverture, alors que je m'intéresse depuis longtemps à des horizons bouchés, à l'absence d'horizon, d'aération, d'atmosphère.
JEANINE RIVAIS. A partir de ce même souci que je ressens dans vos deux oeuvres, l'un de vous s'en arrache violemment, l'autre s'y rattache dans la douleur. Pourquoi ?
JOCELYNE DEBLAERE. Pour moi, c'est une émergence de la terre et non un retour. Je ne suis pas toujours d'accord avec toi.
DOMINIQUE LARDEUX. Mon problème n'est pas tant le souci d'échapper à l'attraction terrestre que de passer du minéral au vivant. La terre, c'est la grande glaciation, c'est ce qui, du point de vue humain, ne vit plus. Il est vrai que certains de mes personnages sortent partiellement, mais ils restent le corps encore pris dans le minéral, malgré leurs efforts pour s'en échapper. D'où l'aberration : essayer de sortir du minéral, et d'être vivant !
JEANINE RIVAIS. On peut, dans vos deux oeuvres, noter la communauté des couleurs très sobres, d'ocres et/ou de bleus. Pourquoi cette palette restreinte, et pourquoi ces deux gammes de couleurs?
JOCELYNE DEBLAERE. Les ocres et les bleus sont des couleurs naturelles, végétales, des couleurs de terre. C'est une attirance vers la nature. J'ai horreur de tout ce qui est artificiel. Le bleu aussi est naturel, le cobalt. Je fais moi-même mes couleurs à partir de poudres. Je broie. Je mélange. Ce ne sont pas des couleurs sorties du tube, et que l'on écrase pour peindre. La gamme est forcément beaucoup plus restreinte.
DOMINIQUE LARDEUX. Pour moi, ce n'est pas du tout la même préoccupation. Spontanément, j'ai un grand plaisir à travailler avec des couleurs chaudes, des orangés, des terre. J'introduis avec beaucoup de difficulté des bleus ou des verts. C'est une introduction volontaire, réfléchie, pas du tout spontanée. J'essaie aussi, au maximum, d'éviter les couleurs franches. Je préfère des couleurs éteintes. Ce qui m'intéresse, c'est d'arriver à rendre la lumière, la transparence, la vivacité avec des couleurs éteintes qui, seules, n'accrocheraient pas l'œil. Je me méfie beaucoup des couleurs vives, des contrastes qui font chromos. Par contre, mélanger les couleurs, un vert, un rouge, un bleu avec un jaune, faire en sorte d'avoir toute une palette entre couleurs froides et couleurs chaudes, est de ma part un souci formel, celui de maîtriser cette palette. J'ai beaucoup de mal à y parvenir. Je ne suis pas sûr d'y arriver toujours.
JEANINE RIVAIS. Mais ce choix volontairement restreint de deux couleurs que vous appelez naturelles, l'une la couleur de la terre, l'autre la couleur de l'eau et du ciel, ne vont-elles pas dans le sens dont nous parlions tout à l'heure, à savoir l'attraction terrestre, la puissance de la matière ?
JOCELYNE DEBLAERE. Pas pour moi. Ce sont vraiment les deux seules couleurs naturelles que je puisse me procurer. Je les rapporte du Maroc où toutes les maisons sont couvertes d'une teinte couleur de terre. Dans telle région, c'est l'ocre-rouge, vers le désert c'est l'ocre jaune, etc. Et puis, ils ont un bleu de cobalt. Je l'appelle bleu de Marrakech parce que c'est là-bas que je le trouve. J'en rapporte les teintures naturelles que j'utilise. La gamme est forcément restreinte. Il y a un seul vert, un ou deux bleus, et toute une gamme d'ocres. Mon choix n'est donc pas intellectuel.
DOMINIQUE LARDEUX. Pourquoi j'utilise des couleurs orangées, terre, rose ? Parce que ce sont les couleurs de la chair, du feu, de la terre, d'une certaine façon, les couleurs de la vie, de ce qui est chaud, palpitant. Les bleus sont des couleurs froides, les couleurs de l'impalpable. Je crois que, de ce point de vue, mon travail est très formel. J'ai des spontanéités mais surtout des tentatives de maîtriser les couleurs.
JEANINE RIVAIS. Par des conversations récentes, j'ai cru comprendre que vous aviez tous les deux le même attachement à vos racines. Pouvez vous en parler un peu, et dire ce que vous approuvez, ou récusez dans la mondialisation de l'art à laquelle on assiste actuellement ?
JOCELYNE DEBLAERE. Les racines sont la base de tout, de toute évolution. Il est très important d'être fidèle à ses racines. C'est une sécurité en même temps qu'un tremplin vers des recherches diversifiées.
DOMINIQUE LARDEUX. Des racines, oui. J'ai vraiment conscience d'appartenir à un monde, une civilisation, une culture. A contrario, certaines cultures me sont totalement étrangères, je n'arrive pas à les saisir, à les pénétrer. Je pense, par exemple, à la culture du Japon qui est pour moi un mystère complet.
Je me rattache très consciemment, très ouvertement à la peinture du XVIIIe siècle en particulier, et à la grande peinture du Quatro Cento, que ce soit dans les formes, les équilibres, les couleurs.
Sont importants pour moi les mythes dont je parlais tout à l'heure (cf. n. 275) : ils font partie de notre culture, de notre monde. Nous sommes nés avec. Je me sens très lié à tout cela.
Sur la deuxième partie de la question :Est-ce que j'approuve de la mondialisation de l'art ? Je ne sais pas si on peut parler de mondialisation. En ce qui nous concerne, c'est un peu délicat, car il y a depuis des siècles une peinture des pays de la vieille Europe : il y a eu des interpénétrations et des influences diverses. Nous sommes issus de ce mélange culturel. J'ai, par contre, subi avec violence la suprématie américaine, liée de façon très politique à l'emprise des Etats-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. Ils se sont imposés militairement, économiquement, culturellement.
De toute évidence, il persiste une fascination pour la culture américaine. Mais je suis profondément optimiste : je pense que la vieille culture européenne millénaire est très forte et qu'elle subsistera en nous. Nous en faisons partie intégrante, nous en sommes les garants.
JOCELYNE DEBLAERE. Pour moi, la mondialisation de l'art signifie l'ouverture ; elle me paraît tout à fait positive.
JEANINE RIVAIS. Donc, tu es en contradiction avec tes déclarations précédentes, à propos de l'importance de tes racines ?
JOCELYNE DEBLAERE. Mais non! Que font les Américains? Ils reviennent en Europe parce que la plupart en sont issus. Enormément de jeunes reviennent pour trouver leur grand "je", pour "voir", devenir plus forts, peut-être. Ils reviennent pour retrouver leurs racines. Comme tout le monde, ils les recherchent. Je crois que la mondialisation de l'art est synonyme d'ouverture, mais toujours (pourquoi pas avec des échanges culturels ?), en gardant son identité.
JEANINE RIVAIS. Non. Quand on parle de mondialisation de l'art, c'est beaucoup plus brutal, ce sont les Coréens peignant comme les Européens ou les Américains ; c'est le Japon abandonnant ses estampes pour peindre comme Andy Warhol. C'est beaucoup plus violent que ce que tu sembles évoquer.
DOMINIQUE LARDEUX. C'est vrai ; et pour moi, ce n'est effectivement pas un progrès. J'ai été frappé en visitant des expositions japonaises de voir qu'il n'y avait plus d'identité japonaise, qu'il n'y avait rien de japonais dans leur peinture.
JOCELYNE DEBLAERE. Mais on ne peint plus maintenant comme au Moyen Age ! On peut nous rétorquer qu'en Europe il n'y a plus de Van Eyck, de Rembrandt ou de Rubens ! A notre époque, tout est exposé, le mauvais comme le bon. Je crois qu'il faut du temps à l'art pour devenir "vrai", et c'est le temps qui laissera subsister le meilleur. Ce que nous voyons du Moyen Age ce sont les plus grands artistes. Il y avait beaucoup plus de peintres, mais la plupart sont restés inconnus.
DOMINIQUE LARDEUX. Je crois que les "années Coca-Cola" sont presque terminées, qu'on va enfin revenir, après des anecdotes, à une expression artistique revenant justement à ses racines. Que les artistes américains reviennent en Europe me semble très positif : c'est une façon de renier leurs aînés qui ont imposé un modèle hors de toutes racines. Des gens comme Pollock qui ont été à l'initiative du noir, des mystifications de l'art, ont fasciné tous les pays du monde. Le "modèle américain" a influencé le monde dans tous les domaines, y compris le domaine culturel. On est passé en France de l'Ecole de Paris à l'Ecole de New-York. On y est encore. Peut-être finira-t-on par en sortir ?
JOCELYNE DEBLAERE. Bien sûr que nous allons "revenir"! Toutes les époques ont été ainsi! Il y a eu les écoles flamandes et tout le monde devait aller en Flandre pour peindre à leur exemple. Après, tout le monde est parti en Italie apprendre à imiter l'école italienne. Maintenant, c'est l'Amérique !
DOMINIQUE LARDEUX. Avec, toutefois, quelque chose de nouveau : la perte des références!
JOCELYNE DEBLAERE. C'est parce qu'on manque de recul ! Tout se passe trop près de nous. Si nous nous projetons loin dans le temps, ce sera une toute petite chose qui apportera du nouveau à nos arrière-petits-enfants. Pour moi, la création est toujours à la fois recul et progression.
DOMINIQUE LARDEUX. Si ce n'est que la perte des références est aussi une perte du sens de ce qu'est la création artistique. On a ainsi substitué la création du discours à la création artistique, concentrée dans l'Art conceptuel. On a donné une importance phénoménale aux critiques d'art, non seulement dans le discours sur l'art, mais dans l'art lui-même : l'artiste s'est cru obligé d'élaborer son propre discours en conformité avec celui du critique d'art, au niveau de la pensée, de la philosophie de la création. On ne sait plus ce qui ressort ou ne ressort pas de la création. On est dans une totale absence de références, ce qui n'était pas le cas jusqu'au XXe siècle : les artistes s'appuyaient sur des référents importants qui n'étaient pas nécessairement la forme.
JOCELYNE DEBLAERE. Pour l'instant. Mais en Amérique tout est ainsi. Il n'y a plus de références pour rien, même dans la vie. L'Américain, déboussolé, retourne résolument vers tout ce qui est mystique, presqu'aux grigris et aux potions magiques. Nous allons suivre, inévitablement cette démarche. Ils font cette marche arrière, pour retrouver leur vérité. A cause de la proximité de la fin du siècle, nous allons certainement les imiter pour nous sécuriser.
DOMINIQUE LARDEUX. Mais retour en arrière ne signifie pas retour aux valeurs, à la vérité : le New-Age est l'inverse d'un retour à un système de valeurs, c'est la manipulation d'une grille de croyances obscurantistes, plutôt qu'un retour réel aux vraies valeurs humaines.
JEANINE RIVAIS. Une autre raison qui m'a fait souhaiter cette rencontre, c'est votre âge. Vous avez tous les deux la quarantaine : génération privilégiée par les bouleversements politiques et sociaux qui ont jalonné votre enfance et votre adolescence, ou au contraire génération maudite, car génération perturbée ?
JOCELYNE DEBLAERE. Génération privilégiée, parce que nous n'avons pas connu la guerre.
JEANINE RIVAIS. Sauf la guerre d'Algérie.
JOCELYNE DEBLAERE. Je ne l'ai connue qu'indirectement, comme un événement vague et très lointain. Je ne l'ai pas vécue comme la plupart des Français. Pour nous, c'était le Congo belge, mais les choses se sont passées beaucoup plus discrètement.
DOMINIQUE LARDEUX. J'appartiens à une génération qui a un vécu fort ; pour ceux que je connais, une génération qui ne s'est pas préoccupée de réalisations sociales par le pouvoir, l'argent, la situation, etc. Une génération en rupture avec ses aînés qui, eux, avaient vécu la guerre, la hâ¬te de la consommation, de l'intégration sociale, de l'ordre. Cette situation en rupture n'a pas que des avantages par sa coupure des réalités sociales ; elle n'est pas forcément positive, maintenant que nous avons quarante ans. En tout cas, notre génération a cherché à fonder un nouveau système de valeurs morales.
Perturbée, oui, parce qu'en même temps, notre génération a vécu l'agonie des certitudes : certitudes dans le progrès des sociétés par la technologie, la consommation. J'appartiens à la génération des soixante-huitards qui avons à la fois vécu très rapidement l'amélioration du niveau de vie, des conditions d'existence, mais qui avons aussi vécu la remise en question d'un système de valeurs qui n'étaient fondées que là-dessus. Autre agonie de certitudes : celles d'une utopie sociale, l'utopie socialiste et communiste. Cette perte des certitudes qui a été un des moteurs du XXe siècle nous laisse un peu orphelins, sans appuis. En même temps, ce vide est peut être positif, parce que tout est de nouveau possible : nous appartenons sans doute aux générations qui vont fonder de nouvelles utopies, une démarche originale de pensée, une nouvelle utopie sociale. En tout cas, je l'espère.
JEANINE RIVAIS. A quarante ans, vous êtes ce qu'on appelle de "jeunes artistes". Vous allez être dans la plénitude de votre art à l'entrée du XXIe siècle. Est-ce un problème ? Une responsabilité ? Comment envisagez-vous l'évolution de l'art dans ce futur ?
JOCELYNE DEBLAERE. Je crois que l'art avant-gardiste a un côté positif : il bénéficie énormément des médias, télévisions, expositions dans des lieux très prestigieux, comme le Grand Palais. C'est un avantage par rapport aux générations des siècles précédents où les artistes étaient totalement ignorés du grand public. Bien que l'art reste prisonnier d'un mythe, il est devenu un phénomène de société, il n'est plus uniquement pour l'élite.
DOMINIQUE LARDEUX. Une chose me frappe dans le XXe siècle, c'est la confusion entre la création et le discours sur la création. Petit à petit, le discours sur la création s'est substitué à elle, en tant qu’acte créateur : de ce fait, la place de l'artiste, du créateur devient subsidiaire. Dans les expositions, on fait de plus en plus de discours, de plus en plus de textes, on donne de plus en plus d'explications, comme si, sous prétexte de pédagogie, il y avait nécessité d'éclairer l'oeuvre par le discours, comme si l'oeuvre ne se suffisait plus à elle-même. Bien sûr, la création a produit des extrêmes au XXe siècle : l'acte créateur se réduit parfois à sa plus simple expression, allant jusqu'à se nier, n'être plus rien, qu'un cadre vide, ou une toile de la même couleur que la cimaise. Le discours remplace alors l'acte de création. Pour moi, c'est vraiment un problème important : il a permis à la mystification de pénétrer dans les musées, de prendre la première place. Du coup, les créateurs ont été marginalisés, en particulier les jeunes peintres et sculpteurs qui trouvent des espaces de plus en plus restreints, massifs peut-être, mais restreints, pour arriver à s'exprimer. Contrairement à ce qu'affirmait Jocelyne, dans un pays sans traditions culturelles fortes dans le domaine de l'expression artistique, peinture, sculpture, musique, ou poésie, la culture ne pénètre pratiquement pas dans les écoles, ou de façon excessivement marginale. Je doute beaucoup du caractère populaire de la création ar-tistique : je suis frappé de voir le monde se presser autour des nouveaux institutionnels que sont les Impressionnistes, et par contre observer un vide total dans les expositions d'artistes majeurs du XXe siècle. C'est comme s'il fallait que l'on ait momifié l'expression pour qu'elle ait le droit d'être vue massivement. C'est une façon à la fois d'enlever toute la subversion de la création artistique et de nier ce qui se passe aujourd'hui.
JOCELYNE DEBLAERE. Oui, mais l'art prend sa force avec le temps, avec l'âge. Il est apprécié "après".
DOMINIQUE LARDEUX. Mais ce qui me fascine dans la population fréquentant les vernissages des galeries, c'est de rencontrer toujours les mêmes gens, à savoir une infime minorité de population.
JOCELYNE DEBLAERE. Mais les gens des vernissages ne sont pas les vrais amateurs d'art. Les véritables amateurs viennent avant le vernissage, pour choisir et acheter leurs toiles. Les vernissages sont la mondanité, le superficiel. Les grands journalistes, les grands critiques d'art ne se mêlent pas à la foule d'un vernissage, parce qu'en général on ne voit rien. Ils prennent un rendez-vous privé avec la galerie, pour décider en coulisses, et non devant le grand public. Le vernissage, c'est un peu le rêve.
DOMINIQUE LARDEUX. Mais je ne vois nulle trace du caractère populaire massif que tu évoquais. Les médias parlent très peu de la création plastique. Il y a très peu d'émissions télévisées et fort tard.
JOCELYNE DEBLAERE. Si, il y a de bonnes émissions sur "la 7".
DOMINIQUE LARDEUX. "La 7" est marginale. Elle ne concerne qu'une petite partie de la population. Je continue à ne voir aucun progrès sensible.
JOCELYNE DEBLAERE. Mais Matisse, à la fin du XIXe siècle, était un avant-gardiste, il a bouleversé tous les acquis. Qui le savait ? Alors que maintenant tout le monde connaît Buren, parce qu'il a été largement diffusé. On a le choix de dire "Buren c'est moche !", parce qu'on l'a vu. En cette fin de siècle, c'est une évolution, un progrès par rapport à la situation à la fin du XIXe siècle !
DOMINIQUE LARDEUX. Le progrès, c'est qu'à la fin du XIXe siècle existait une polémique à travers la presse, une polémique extraordinairement violente pour ou contre les oeuvres contemporaines de cette époque, une querelle qui me semble très saine, saine au sens où l'indifférence n'existait pas. il n'y avait pas de sacralisation, pas de mode d'emploi. Aujourd'hui, les critiques de la presse quotidienne ou très spécialisée se résument à : "Il faut aimer, il ne faut pas aimer". J'ai rencontré des gens qui n'osaient pas exprimer leur incompréhension, leur perplexité ou leur répulsion à l'égard d'oeuvres exposées au musée d'Art moderne de Beaubourg : la fonction sacrée du musée est ancrée dans leur esprit : tout "truc", tout tas de clous présenté dans le musée, toute serpillière accrochée au mur : dans leurs toilettes, c'était une serpillière, à Beaubourg, c'était une oeuvre d'art. Le public a totalement intériorisé tous les tabous, il s'interdit de critiquer.
JOCELYNE DEBLAERE. Mais cette serpillière, etc... reflètent ce que nous disions, à savoir le superflu de la vie, la consommation, le reflet de la société que l'on retrouve dans les musées. Je suis d'accord qu'on expose parfois des oeuvres sans valeur...
DOMINIQUE LARDEUX. Il y a certes un rejet de la société, des oeuvres qui reflètent ce rejet. Mais un tas de clous est un tas de clous. Je n'appellerai jamais créateur quiconque se contente de les entasser. Ce qui, pour moi, est important, et peut-être me rattache à mes racines c'est, dans la création culturelle, en particulier la sculpture, la notion de travail.
J'y attache beaucoup de valeur. C'est un critère de vérité de l'acte créateur. Il me semble que dans l'art contemporain, il y a une mystification, peut-être inhérente à cet art, la contrepartie positive étant les batailles, les débats, les réflexions à mener, sur ce qu'est la création. Dans le XXIe siècle, la peinture, la sculpture, la littérature, la musique seront les garants de notre société. On ne peut pas imaginer une société sans art. Des sociétés ont existé, où on a brimé la création, où on a voulu réduire l'art à une expression sociale, une expression officielle : elles ont été des sociétés fermées, et elles ont péri. S'il est un point où je suis très résolument optimiste, c'est celui-là !
JOCELYNE DEBLAERE. Oui. Il n'y a pas d'art vivant, là où il n'y a pas de vérité ou de liberté. Le monde serait invivable sans art, car l'art est porteur de bonheur.
( 1 ) Raku. Poterie noire à couverte plombifère cuite à basse température, 800°C, créée à Kyoto par Chojiro (1515-1591), et produite encore de nos jours.
DISCUSSION A TROIS : JOCELYNE DEBLAERE, DOMINIQUE LARDEUX ET JEANINE RIVAIS :
LE DEBUT DANS LE N° 275 DE L'ETE 1992 ET LA SUITE DANS LE N° 276 D'OCTOBRE 1992 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.
VOIR AUSSI :
ENTRETIEN AVEC DOMINIQUE LARDEUX REALISE AU COURS DE 1992 ET PUBLIE DANS LE N° 275 DE L'ETE DES CAHIERS DE LA PEINTURE.
Et http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE ART CONTEMPORAIN
Et TEXTE DE JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURES.
ENTRETIEN AVEC JOSELYNE DEBLAERE REALISE AU COURS DE 1992 ET PUBLIE DANS LE N° 275 DE L'ETE 1992 DES CAHIERS DE LA PEINTURE.
Et http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE ART CONTEMPORAIN
Et TEXTE DE JEANINE RIVAIS PUBLIE DANS LE N°20 D'OCTOBRE-DECEMBRE 1996 DE LA REVUE FEMMES ARTISTES INTERNATIONAL. Et : http://jeaninerivais.jimdo.com/ RUBRIQUE RETOUR SUR UN QUART DE SIECLE D'ECRITURES.