LES ARCHITECTURES AUX PIEDS D’ARGILE de JACQUES DEAL, peintre

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Jacques Déal est-il froidement un architecte décidé à prouver que le monde est au plus mal ? Ou bien, est-il un bâtisseur érigeant désespérément sur des sables mouvants, des constructions aux pieds d’argile ? Il y aurait sans doute d’autres éventualités, mais quelle que soit la réponse, les œuvres de ce peintre sont conçues sur une dualité. En effet, tant que le visiteur se tient suffisamment éloigné d’elles, tout y semble calme, « normal », quotidien en somme : un harmonieux équilibre entre la masse des bâtiments, et les groupes d’individus vaquant à leurs occupations ! Par contre, dès qu’il est assez près pour voir les détails, naît en lui le sentiment de se trouver confronté à quelque patente incongruité.

Car il découvre alors que, tel un univers kafkaïen, « La tranquille machine » s’est longuement détraquée ; que ces masses sont en fait des maisons chancelantes ; des logis à demi effondrés ; des tours délabrées ; des gravats entassés ; des murs affaissés dévoilant soudain des intimités incertaines… Ces destructions sont-elles le fait de quelque démiurge qui aurait constitué un gigantesque puzzle, et s’appliquerait à en ordonnancer malencontreusement les pièces ? Ici, une fabrique de « vins et liqueurs » a été déposée au-dessus d’une « Maison d’arrêt » ; là, une bâtisse tavelée s’appuie de guingois sur d’autres agglomérats placés sans motivation ; ailleurs, un violoniste exécute un morceau au milieu d’un troupeau de porcs ; une horde de personnages la tête en bas, remplace le ciel au-dessus d’une foule de gens en posture normale, armés de pelles et de pioches. Ailleurs encore, au centre d’une place quasiment vide,  un personnage s’époumone dans un énorme tuba ; un cosmonaute avance, la tête dans son scaphandre ; un fusilier monte la garde… Impossible de poursuivre indéfiniment la liste des « invraisemblances » accumulées par Jacques Déal ! Comme si son esprit –puisque c’est bien lui le démiurge- était incapable de ce qu’il est convenu d’appeler « logique » !

D’autant que les autochtones ajoutent à l’étrangeté de ces mondes bancals. Si, pour certains, une définition semble plausible (musiciens, ouvriers tractant leurs machines…), concernant les autres,  aucune notion n’est fournie, ethnographique, géographique, ou temporelle : sont-ils d’une unique civilisation, ces guerriers issus de la Reddition de Breda, mais vêtus comme les desperados de Pancho Villa ? Et ces noirs en gandouras côtoyant un improbable Samaritain ? Ces notables en somptueux habits ? Ces danseuses de fandango à visages simiesques ?… Si leurs corps sont résolument humanoïdes, de quelle(s) planète(s) viennent ces individus à visage/masque à gaz ; ces autres à tête de chien ou de coq ?… En quel point du cosmos vont atterrir ces hélicoptères ventrus, ces machines dignes d’une fiction de H.G. Welles ?

Aucune réponse, aucune conclusion n’est envisageable. D’autant que les couleurs grises, où ne surgit ça et là que la tache rouge d’un oriflamme ou d’un chapeau, fondent en une morne uniformité les divers points des « villes » de Jacques Déal. Car il s’agit toujours de villes ! Des villes atteintes de paranomasie picturale attestée par les monstrueuses et ineptes déformations qu’elles subissent… Etrange monde, vraiment, que celui de ce peintre ! Etrange humour, fait de noirceur et de déréliction ; où la pompe récurrente des monuments, arcs de triomphe, églises et châteaux forts n’a pas davantage résisté aux bouleversements provoqués par ce bâtisseur de l’insolite, que les banals agencements représentant le tout venant !

Et pourtant, par quelque perverse ironie, Jacques Déal apporte le plus grand soin à bâtir les « quartiers » de ses étranges cités. Découpages minutieux, collages mignotés, infimes ajouts de peintures, fonds léchés… Tant d’attentions et de proximités avec la toile pour la livrer à son gigantesque chamboule tout ! Ironie encore dans le fait que la plupart des éléments collés sont issus de belles revues glacées réputées ne montrer que le clinquant, le spectaculaire du monde terrestre ! De sorte que –sciemment ou involontairement- en déconnotant ces sujets et les reconstituant à sa manière dévastatrice, l’artiste génère une morale bien à lui, une morale double en fait : D’une part, un peu de timide optimisme, permettant à ses populations de cohabiter pacifiquement malgré leurs différences. De l’autre, puissante, sa conception du dérisoire, sorte de danse macabre mettant en fragile équilibre les certitudes de constructions et d’individus supposément pérennes ?

Et lui, Jacques Déal, comment vit-il dans « ses » instables cosmogonies ?... Et que deviendrait ce bel échafaudage de théories si, tout simplement, l’artiste était fâché avec la géométrie des lignes droites et des angles aigus, et prenait un malin plaisir à donner « exprès » à ses bâtiments, l’air de n’en pouvoir mais ?

                                                                                                                                             Jeanine Rivais

               

Ce texte a été écrit en juin 2004.