LES GENS D’ICI ET DE CHEZ JOANNA FLATAU.
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Les visages des "gens d’ici”, faudrait-il dire, plutôt ! Car, dans toutes les oeuvres de Joanna Flatau, ce sont eux qui s’imposent d’emblée : soit que, “cartes d’identité”, ils constituent l’oeuvre dans sa totalité ; soit que l’artiste les ait peints dans des couleurs claires, laissant les corps “se fondre dans les fonds” ; soit encore que leur “évidence” tienne à ce qu’ils sont “entiers” par opposition aux anatomies qui n’apparaissent très souvent que par bribes... Tout se passe comme si la créatrice avait besoin, pour transformer en une véritable dynamique picturale la tension psychique de ses portraits, des dissymétries et des déséquilibres incessants ainsi générés. Comme si ces formes cassées, ces fragments chaotiques, ces jeux d’ombres et de lumières se chevauchaient pour se happer et se détruire, mais étaient cependant organisés de façon à revenir chaque fois vers les visages. Comme si, ayant une très profonde conscience de soi, le peintre créait de ce fait toujours le même personnage, s’efforçant d’en cerner tous les aspects sous les multiples masques !
C’est pourquoi, sur toile ou sur papier ; à la peinture à l’huile, au pastel ou à l’aquarelle, techniques qu’elle maîtrise avec la même science, se succèdent des portraits à la fois terribles et pitoyables, durs ou attendrissants... Leurs formes austères aux épaisses lignes noires déterminent leur sobriété et, quelle que soit l’expression choisie, isolent chaque sujet dans une sorte de vide psychologique généré par l’absence totale de “cadre de vie”. C’est pourquoi également ils sont à la fois si différents, et toujours semblables !
Différents lorsque dans les ovales gondolés plantés sur des cous tronqués, les taches polychromes appliquées en de faux hasards par un pinceau de virtuose, dispersent des verts incertains autour de pommettes rougies qui donnent au personnage des airs fiévreux ; que les lèvres lippues outrancièrement maquillées barrent la figure de leur masse violente et vulgaire ; que les yeux immenses aux pupilles charbonneuses confèrent aux regards une intensité confinant à la folie ! Différents lorsque, à petits traits appliqués, Joanna Flatau cerne d’un fond noir une tête au crâne rasé couleur muraille ; tandis que sur la veste également noire, n’apparaissent que deux mains indéfinies et quelques lignes blanches grattées dans la peinture, qui suggèrent une silhouette aux épaules inégales. Différents encore, lorsque l’homme est assis de face, les mains croisées entre ses cuisses, en ce geste familier qui love l’individu sur lui-même, et devient un si puissant symbole d’introversion ! Différents enfin lorsque, sur des fonds lie-de-vin ou noirs, l’artiste dénude ses personnages féminins ; expose leurs corps aux hanches généreuses, aux cuisses puissantes écartées pour encadrer une touffe de poils noirs ou un triangle sanguinolent associé à des mains agressives aux ongles-griffes carminés ; aux seins pendants sur les bourrelets du ventre arrondi... l’ensemble générant une sorte d’érotisme solitaire si féroce, si désespéré, qu’il confronte le spectateur au sens le plus profond du pathétique et de la mort que côtoie sans trêve Joanna Flatau...
Semblables, subséquemment, ces visages, dans les moments d’attente vaine ; dans les oeuvres où l’artiste les voudrait sereins et où ils ne sont qu’amers et dérisoires ; celles -les mêmes- où se rejoignent sur leurs visages une expression de résignation, voire de grand tourment ou de profond désespoir... de solitude infinie ! Semblables encore et toujours, par la faculté qu’elle a de saisir l’essentiel en un croquis rapide, incisif, pour produire ses créatures intemporelles et si éminemment personnelles.
Car Joanna Flatau est parvenue à un stade de création où toutes les définitions deviennent impropres. Où les seules comparaisons possibles seraient avec l’univers kafkaïen qui fait de l’angoisse l’expérience fondamentale de l’homme. Ou bien avec ses prédécesseurs, les Expressionnistes dont elle rejoint le besoin d’épancher une subjectivité marquée par le sentiment de la souffrance et du tragique ; en un style basé sur la déformation et les stylisations propres à créer un maximum de force expressive... En tout cas, quels que soient les référents que lui attribuent ses visiteurs, si ses gens sont bien “d’ici”, ils sont aussi d’ailleurs, universels !
Jeanine Rivais.
VOIR AUSSI TEXTE DE JEANINE RIVAIS : "LES GENS D'ICI ET DE CHEZ JOANNA FLATAU" : IDEART N° 62 DE MAI 1999.