D’une enfance passée à résister à l’autorité de sa mère, veuve très jeune ; de son odyssée à travers la France en guerre, tenant dans ses bras une poupée, Anita Huyghe déracinée, frustrée, a bâti une œuvre picturale toute entièrement axée sur ses souvenirs en lambeaux !
Non pas une mièvre autobiographie qui collerait à sa petite vie et n’intéresserait qu’elle-même ! Mais une série de contes cruels dans lesquels elle a su transférer ce que son impuissance d’enfant n’avait pu expurger et, devenue adulte, prendre assez de recul pour exprimer avec talent ce qui risquait d’être banal : Jamais de "violence" explicite dans ses œuvres mais, plus pervers, des rapports de force rentrée entre les trois protagonistes : L’homme qui est un roi, louchant affreusement, lèvres pincées ou découvrant en un rictus ses petites dents pointues : Immanquablement cerné de portraits de femmes, quelle peut être sa puissance, lui dont seule la tête est "entière" et dont le corps, tel celui du Passe-Muraille, disparaît dans les briques ou les lambris ? Par contraste, la reine est au tout premier plan, dominant de sa stature les délicates arcatures de tourelles disposées en perspectives théâtrales. Son visage fardé irradie la dureté et c’est avec une dague qu’elle coupera la galette qu’elle va offrir à sa fille. Quant à la princesse, elle est duelle : supportant d’une main un portrait de douairière présentant un petit mari et de l’autre étouffant un oiseau ; semblant, tel un Samson féminin, tirer de sa longue et admirable chevelure la puissance qui émane de son corps arc-bouté mais trahissant de ses yeux mi-clos, obliques, son désarroi intérieur.
Elle est très femme, avec des seins arrogants parfaitement galbés, mais articulée comme une poupée elle est à la fois le jouet et la mère, l’adulte-et-la-fillette-qui-joue-à-la-poupée : joue "à la maman", plutôt, une maman dont le spectateur ne sait jamais si elle embrasse ou étouffe son "enfant", la prend ou la rejette. Une femme enfant à l’air buté pour laquelle n’existent que deux certitudes : Révolte ou soumission, obéissance ou défi ne sont que des facettes brillantes d’un profond besoin de protection, de sécurité qui l’oblige à ériger autour d’elle un décor culturel de tableaux de maîtres, livres de maroquin, citations poétiques… et même si parfois elle les froisse ou les déchire, ils sont là, rassurants ! Et elle est la clef de voûte de ce trigone dont Anita Huyghe sonde toutes les possibles connexités ; c’est elle que l’artiste "examine" avec une précision d’entomologiste arrachant à un insecte les membres et les yeux pour voir ce qu’il y a dans le corps ! Le roi et la reine ne sont que des faire-valoir dont l’absence ou la trop forte présence expliquent ses hésitations et ses questionnements : Ainsi, les Veuves sont-elles joyeuses, indifférentes, cruelles… jamais "aimables"!
Les Conquistadores ne sont que matamores, et l’œuvre éclate alors de dérision, d’humour féroce. Mais dès que prend vie la fillette, la fascination, l’émotion paraissent à fleur de toile !
Bien sûr, une œuvre où la psychanalyse affleure aussi puissamment, est depuis des années en gestation : L’artiste la parfait, la peaufine, l’harmonise progressivement à ses aspirations et ses désarrois, tel un explorateur qui, de grotte en grotte, s’approcherait du centre de la terre ! Fondations des tableaux, les dessins sont d’une infinie précision, faits de petites touches et retouches comme autrefois retouchait les photographies, la mère de la jeune Anita. Mais si les retouches de la photographe impliquaient plus de beauté, il est fascinant d’assister, sous le crayon expert de la dessinatrice, à la lente destruction des figures : Comme à autant de Dorian Gray, elle leur donne l’absolue beauté, le raffinement précieux de camées. Moments qui, sans la décomposition sophistiquée à laquelle elle les soumet, pourraient n’être qu’esthétisme exacerbé, mais qui sont ceux où l’enfant de naguère savoure sa vengeance : peu à peu, les merveilleux visages se fêlent, se couvrent de rides, deviennent des sortes de jeux de pistes où l’observateur attentif pourrait déceler "le visage de (leur) âme" (¹). Cette volonté de dégradation, est d’autant plus saisissante que les corps restent sveltes, les vêtements surannés somptueux. Car le pinceau du peintre se fait crayon, sinue dans les brocards, caresse les velours, cisèle les grains des bijoux…tandis que les collages, chiffonnages, déchirures, petits objets-symboles… introduisent un décor poético-culturel, assurent l’équilibre de l’œuvre, en souligne les arcanes psychologiques… renvoient l’artiste à ce théâtre ambigu que, depuis toujours elle joue pour elle-même contre ses souvenirs. Renvoient à son tour le spectateur à l’attendrissement, l’angoisse, l’admiration que réveille en lui les heurts et les vicissitudes vécus par une marâtre dépossédée de sa puissance, un pauvre roi perdu et une petite fille insoumise !
Jeanine RIVAIS 1996
(¹) "Le visage de mon âme": "LE PORTRAIT DE DORIAN GREY" d'OSCAR WILDE