Né en France dans une famille où le père très violent finit par être emprisonné, le foyer familial connut bientôt une litanie d'hommes de tous âges, de toutes origines, dont quelques-uns ont terrorisé à tour de rôle le petit garçon et sa famille. Marjan semble avoir toujours présents, dans ses gênes peut-être, dans son cœur sûrement, une insatisfaction, un sentiment de manque… Et il apparaît d'emblée qu'il est impossible de séparer Marjan-l'homme de Marjan-le peintre.

 

          Marjan à la recherche d’un "chez lui" :  Ce thème revient de façon récurrente sur ses toiles et il retrouve alors, pour cette quête probablement douloureuse, la formulation picturale d’un petit enfant qui n’aurait jamais eu de foyer. Tel est le cas lorsqu'il propose indéfiniment des enfants sous la neige dans "Le Parc des Miséreux" ; solitaires dans la nudité la plus navrante de "La Place des Solitudes" ; perdus dans la tourmente, comme "les trois exilés" ; exclus de "La maison de papa" ; à bout de solitude quand "Les cieux et l'enfant Marjan (sont) témoins de la misère de cette famille" ; au comble de la désespérance, car "Le vide a aussi été leur histoire" ; etc. 

          Pour partager la condition modeste dans lesquelles a grandi l'enfant-Marjan, ; s'apitoyer rétrospectivement sur ces pauvres êtres (presque toujours des enfants) mais aussi tous "Les cabossés de la vie"  ; se rendre compte de ce qu'était pour l'enfant l’impossibilité d’accéder à un foyer stable et sécurisant, il suffit au lecteur/visiteur de regarder les œuvres de Marjan-adulte :  Parfois, très rarement, les bâtiments qu'il évoque ont des toits pointus au-dessus desquels se dresse une croix, car il s'agit alors d'une abbaye ou d'une église cachées au milieu de la verdure. Mais les maisons, celles qui auraient pu l'abriter avec sa famille, et dont il a toujours été exclus, sont des rectangles au toit plat, aux multiples fenêtres éclairées de l'intérieur, par la lumière jaune de lampes suggérant une ambiance affable chez "les autres". Conçues par ailleurs sans perspective, puisque l'artiste est autodidacte ; sans fioritures, elles sont réduites à leurs contours rudimentaires et leurs alignements sans charme. 

 

          Marjan à la recherche de la chaleur maternelle : Dans sa plus tendre enfance, le petit Marjan a vu sa mère battue, menacée, délaissée, cette femme au parcours compliqué mais au cœur plein d’humanité inconsciente à l'hôpital… et se souvient des noms de tous ceux qui l'ont fait souffrir. Il faudrait de nouveau énumérer tous les titres où le peintre-Marjan l'a fait vivre (mais était-ce bien une vie ?), pliée en deux de souffrance ; vieillie prématurément ; "devenue sa propre prison". Depuis celui où, s'étant éloignée, quelqu'un doit "recueillir l'enfant" ; jusqu'à ceux où elle est là, malgré tout, omniprésente, souffrant sous la neige près d'un arbre mort ; peinte uniquement gris sur gris laissant supposer que cette période était tragique, puisqu'elle n'avait même pas de bras pour serrer son enfant ; penchée au-dessus de lui qui attend un sourire ; marchant avec une canne ; cherchant peut-être par-dessus les toits, un horizon ouvert qui élargirait sa vie rabougrie ; blottie contre un homme au visage austère, tandis que les enfants se retrouvent minuscules, à l'arrière-plan ; etc.

          Devenu peintre, boulimique de créer, Marjan s’est lancé dans une aventure mettant en scène son petit monde tristement pittoresque, saisi sur le vif ; un monde appartenant à son quotidien… transformé, enjolivé au fond de lui-même, sans doute… jusqu’à tenir davantage du conte triste que de l’histoire banale. Progressivement, il s’est tellement impliqué dans cette quête au jour le jour de la présence maternelle, qu'il l'a résumée en quatre-vingt-dix paragraphes, donnant-là une belle preuve d'amour. Emouvante est cette mère victime, seule, recroquevillée sur elle-même dans ses vêtements informes, sa tête toujours perpendiculaire à son corps ; ses yeux agrandis pas l'effroi, la tristesse ; son petit nez réduit à un point ; sa bouche aux commissures toujours tombantes ; regardant le visiteur en off, semblant le prendre à témoin ! 

          Histoire maternelle qui s’est développée dans des "lieux" incertains, à peine évoqués : des pièces aux murs dégradés, une fenêtre avec des barreaux ; pas même une ampoule électrique jetant sa maigre lumière, seulement une bougie parfois, ou la lune pour seul éclairage ! Pas de meubles, sauf une mauvaise paillasse ici ou là. Et s’il arrive au peintre d’être plus précis, c’est pour ajouter de façon répétitive une ouverture en forme de croix témoignant de sa foi, ou un petit autoportrait dessiné sur une feuille de papier et fixé au mur. Mais alors, le mur se fait encore plus désolé, comme pour enserrer davantage dans son orbe pictural, ce qui est le comble, même pas de la simplicité mais de la vétusté, même pas de la banalité mais de l'absence totale de personnification pour cette mère dont l’émouvante vérité hante ces huis clos… Comme si ces lieux sinistres n'avaient pas été créés par Dieu ! 

 

          Marjan à la recherche de ses raisons de vivre : Longtemps, le jeune garçon a pris plaisir à jouer au football ; faire du porte à porte avec un compagnon de sa mère ; pratiquer la boxe où il était très doué. Dans des périodes de grand vide affectif, fabriquer un "enfant en carton (qu'il habillait et mettait) au frigidaire pour le rendre vivant". Partir pour des balades à bicyclette "pour rester seul et méditer". Nager dans la piscine du collège, ce qui lui a valu "un seau rempli de médailles et des coupes". Au fil des années, découvrir le yoga, faire dans une abbaye, une retraite qui va marquer sa vie spirituelle. En somme, grandir à Bondy, où il avait pris ses habitudes et ses repères. Et puis rencontrer à dix-huit ans une jeune Américaine et devenir papa d'un enfant qu'il ne connaîtra pas ; et à vingt-quatre ans vivre son grand amour !

Par ailleurs, dès l'enfance, il rencontra une famille d’accueil qui l'aima beaucoup même si pour lui il était difficile de vivre dans un cadre d’éducation qu’il n’avait jamais connu. Et toujours, Marjan a toujours lu et écrit. Ecrit entre autres : "Comment trouver une vie où ce que je peux avoir ait un sens ? Je m'éloigne de plus en plus d'un parcours traditionnel. La vie me presse de trouver un chemin. Je me sens si loin de cet appel ! Que vais-je devenir ?" Il commence à fréquenter les musées "pour écouter la vie dans les peintures". Il écrit, veut devenir écrivain. Il écrit, achète et revend des peintures avec un bénéfice. Il écrit "des pièces de théâtre, romans, livres d'astrologie". Et un jour, euréka, il écrit : "En tombant sur une œuvre contemporaine, je réalise que la peinture est aussi un moyen de s'exprimer. J'achète des pastels secs et je vais extérioriser ce qui me tient à cœur". Et le voilà peintre. Il écrit maintenant : "Chaque jour je peins. C'est devenu un lieu où mon intensité spirituelle peut s'épanouir". Mais la peinture ne nourrit pas plus son homme que l'écriture parce que les prix sont très bas. Jusqu'au jour où il rencontre un collectionneur, admiratif de son talent, qui le prend en main, lui achète des œuvres et lui organise des expositions prestigieuses, alors que soudainement, ses publications rencontrent un énorme succès.

Voilà Marjan reconnu, encensé, à l'aise. Et si l'enfance reste omniprésente dans ses œuvres, il semble bien que Marjan-adulte soit né, étreignant la mariée, rendant hommage aux "Cabossés de la vie", etc. Une évolution à suivre, vu qu'apparemment, ces quelques tableaux ont gardé toute la fraîcheur, la naïveté, mais surtout l'empathie des œuvres où souffraient le petit Marjan et sa maman. 

 

Marjan cherchant et trouvant sa voie : Longtemps, l'enfant-Marjan a souffert de rêves violents et prémonitoires qui le marquaient longtemps après. Il a aussi vécu des moments de panique intense quand l'idée de la mort le frappait et le fait qu'un jour il n'existerait plus ; ou quand "un grand vide" (l')enveloppait et (que ses) "épaules portaient quelque chose de trop lourd". Il connaît de grands moments d'extase et un jour, invité à la messe, voit une apparition. Devant une œuvre muséale, il s'inclut dans le tableau. Et toujours il souffre de ce que sa famille ne peut pas le comprendre. Il dit encore : "je lis, je médite, j'écris… C'est tout ce que je peux faire. Je vis dans mes visions, et chaque jour je peins… Ce chemin devient de plus en plus incroyable. Je mets dans chaque œuvre la foi qui me porte". Désormais, la manière de dessiner ou de rêver joue dans sa vie un rôle bien plus important que le résultat. Voilà donc Marjan sur la voie d'un sacerdoce qui le pousse à rendre compte de l'existence des pauvres et des solitaires avec qui il souhaite partager sa vie. Qui, à mesure de son accomplissement, se sent appelé à vivre "dans le silence de sa vie intérieure et spirituelle". 

"Et demain ? Les desseins de Dieu montreront le chemin" ! 

 

Alors, neige-t-il toujours dans l'univers de Marjan ? Il semble que non, que malgré une insatisfaction, un sentiment de manque qui longtemps l'ont taraudé, il ait enfin trouvé la paix intérieure. Certes, long et dur a été le chemin qui a conduit le pauvre petit Marjan éperdu de solitude, vers l'artiste rayonnant, amoureux de son art à la fois très personnel, sorte d'ex-voto pour une famille sauvée, en même temps qu’un hymne à la vie ! En somme, il a peut-être choisi la peinture, mais ses œuvres sont résolument narratives, laissant s’exprimer l’écrivain. Et la façon dont il fait vibrer les couleurs et chanter les rythmes laisse penser qu’après tout, en lui dort un musicien ? 

Jeanine RIVAIS