Jeanine Rivais : Saülo Mercader, les fées semblaient s'être penchées sur votre berceau, pour faire de vous un enfant comblé. Mais une affreuse Carabosse est venue bouleverser ce destin. Et vous voilà enfant des rues, privé de parents. Or, vous ne semblez pas actuellement "prêt" à évoquer publiquement les péripéties que vous avez vécues : Pourquoi ?
Pensez-vous qu'un jour vous serez capable de le faire ? Et, selon vous, qu'est-ce que cela pourrait changer à votre vie, à votre état d'esprit ?
Saülo Mercader : Ce passé a été très douloureux. Mais je ne l'ai jamais ressassé ! J'ai agi avec l'idée de trouver quelque chose d'autre au bout du chemin. Me nourrir de mes oeuvres et de moi-même pour me sortir de ce marasme à la Goya ; de cette situation de cruauté, d'indifférence qui a été mon lot depuis ma naissance. Mon père voulait que je disparaisse ! Au fond, dois-je dire "mon père" ou simplement "mon géniteur" ? Je crois que "géniteur" est le mot qui convient, parce que "père" implique pour moi une responsabilité beaucoup plus profonde que celle qui m'a été accordée!
J. R. : Je souhaiterais une réponse plus précise à ma dernière question : Votre attitude correspond paradoxalement à celle d'un coupable qui ne parvient pas à avouer son crime, tout en sachant que la confession lui apportera la paix : or, vous êtes non pas un coupable, mais une victime, un innocent : Si un jour vous parvenez à desserrer le noeud qui vous serre la gorge, à raconter votre enfance, pensez-vous que cela pourrait changer quelque chose à votre façon d'être ?
S. M. : Je pense que oui, parce qu'il y a en moi deux personnalités qui se trouvent face à face : l'une du solitaire, de l'exterminé ; l'autre qui grandit pour rêver de cette solitude et de cette extermination. Pour cette raison, je n'ai jamais mêlé mon enfance à ma peinture : je n'ai jamais voulu profiter de mon problème pour attirer sur moi la pitié. Je n'ai pas besoin de pitié, j'ai besoin de reconnaissance. J'ai développé un "moi" artistique pour libérer cette personne étouffée. Lorsque j'aurai vraiment fait aboutir ce personnage positif qui est en moi ; lorsqu'il sera bien mûr, alors je donnerai naissance à l'autre, à l'épié, à l'exterminé. Il y a donc un double sens à cette dualité : une naissance-pas-vu- pas-reconnu- anonyme ; et une autre naissance qui veut donner naissance à cette naissance morte ! Qui veut susciter la reconnaissance de ce qu'elle fait ; mais qui, je le redis, ne veut en aucun cas de la pitié des autres !
Je suis resté plusieurs années au Pays basque, où j'étais un "peintre à la mode". Et jamais je n'ai évoqué mon enfance ! Si j'en parlais, c'était à mots couverts, pour que personne ne puisse mêler la part artistique et le drame de ma petite enfance ! Ne profite d'une information pour créer une confusion, m'accorder une faveur, dont je ne veux absolument pas à ce prix !
Quant au mot "artiste", je ne l'aime pas ; par nature, je le refuse ! Il me déplaît, parce qu'il est devenu passe-partout. Je respecte profondément le travail de chacun, mais ce n'est malheureusement pas le cas de tout le monde. Et je récuse l'utilisation qui, trop souvent, en est faite !
J. R. : Je voudrais évoquer avec vous vos premières "oeuvres" réalisées lorsque, enfant récemment projeté dans un monde que vous n'auriez jamais dû connaître, vous commencez à sculpter.
Quel âge aviez-vous alors ? Que sculptiez-vous ?
Ces figurines étaient-elles une manière de compensation à celles du jardin du passé que vous ne pouviez plus "caresser" ? Est-ce à ce moment-là que vous avez compris qu'un jour, vous seriez artiste, puisqu'il faut bien, malgré vos réticences, employer ce mot ?
S. M. Ces statues que j'avais connues dans le jardin "bourgeois", sont restées dans ma mémoire. Parce que j'en avais la nostalgie, elles m'ont aidé à retourner vers cette courte période de mon enfance qui était heureuse, harmonieuse. J'ai voulu faire revivre ce monde-là. J'ai donc en fait été poussé à recréer un univers que j'avais perdu sans comprendre pourquoi.
D'où ces petites sculptures, ces moulages que j'ai réalisés. Mais l'unique professeur que j'aie eu à cette époque-là, c'était l'environnement, la création en l'absence de conscience de l'art. J'ai commencé à sculpter sans avoir le moindre soupçon que mes sculptures étaient de l'art !Il faut dire qu'à cette époque-là, j'avais environ six ans, et mon seul but était de réaliser quelque chose d'harmonieux. Bien entendu, je m'inspirais de la création des autres !
J. R. : De cette période difficile, vous ne semblez pourtant avoir gardé aucune haine. Est-ce cette absence d'animosité qui vous a permis de devenir un homme créatif, à l'esprit toujours ouvert sur le monde et le futur ?
S. M. : Peut-être ! Si j'avais cultivé ma haine, elle m'aurait envahi ; j'aurais travaillé pour infliger aux autres ce sentiment. Je crois que le fait de me sentir naturel ; de me consacrer à ma propre créativité ; de remplir le monde --j'emploie ce mot au sens de "quelque chose à quoi me raccrocher"-- sans me préoccuper de ces êtres qui m'ont chassé, me fait les oublier. Pour moi, la haine n'existe pas. Mon seul souci a été de "remplir" mon être. Et seul, l'art pouvait y parvenir !
Il est impossible d'imaginer le monde dans lequel j'ai vécu ! Non pas seulement un monde de misère et de faim ; mais un monde dans lequel chacun de nous était traité pire qu'un chien galeux, maintenu en esclavage ! Je me souviens d'un clochard qui nous avait attrapés, trois ou quatre enfants, et nous obligeait à rapporter quotidiennement de l'argent ! Il nous tapait et faisait de nous ce qu'il voulait ! J'ai derrière l'oreille gauche une cicatrice due à un coup de couteau ! Je ne peux pas tout raconter. Et surtout, je n'en ai pas envie, parce que cela m'empêche de ne penser qu'à ma peinture !
A travers la peinture, mon seul souci a été d'effacer la haine, le contraste existant entre cet abîme de solitude et de crime d'un côté ; et de l'autre ce problème de la couleur ou de la ligne, le fait de les étudier pour créer à partir d'elles !
J. R. : Au début des années 90, vous avez publié un ouvrage, Art, Matière, Energie, que nous évoquerons à diverses reprises. Vous y déroulez votre histoire au sortir de votre passé secret. Pourquoi ce titre ?
S. M. : J'étais, à ce moment-là, très investi dans le système universitaire. Et j'ai voulu faire une sorte de jeu de mots qui inclurait le sens à donner à cet ouvrage : J'ai donc composé à partir de ces trois termes Art, Matière, Energie, le mot AME ! L'âme étant l'esprit créateur de quelqu'un qui dit dans une langue certes sophistiquée mais tout de même profonde, quelles ont été les diverses étapes de son travail créateur !
J. R. : Curieusement, vous y remplacez le "je" par le "nous", pour vous désigner. Ce qui surprend, déroute et choque le lecteur par le caractère cérémonieux qu'il donne à votre récit. (D'ailleurs étiez-vous vraiment à l'aise dans cette formulation, puisque parfois le "je" réapparaît, que vous avez omis de gommer).
Ce livre avait-il pour but de vous confirmer, vous qui aviez en somme les pieds d'argile, dans une importance sociale et intellectuelle ; car il s'agit-là d'un travail universitaire de très haut niveau ?
S. M. : Je ne suis pas l'instigateur de la publication de ce livre. C'est l'université qui a souhaité le faire. Il est paru aux Presses Universitaires de France, qui l'ont publié après l'université de Lille.
De l'ouvrage d'origine, nous avons fait un raccourci, pour éviter de publier les données strictement universitaires, dans un langage qui n'est pas, comme chacun sait, le langage courant. Néanmoins, ce langage transparaît. Je crois que ce livre est très riche, parce qu'il exprime une réflexion profonde sur plusieurs sujets relatifs à l'art.
J. R. : Une question se pose, tout de même : Vos interlocuteurs viennent de vous voir, enfant misérable des rues espagnoles, possédant vraisemblablement un langage très réduit. Et ils vous retrouvent soudain universitaire, avec un langage dense et riche. Comment êtres-vous passé de l'un à l'autre ?
S. M. : En lisant !
J. R. : Quelles études avez-vous faites ? Il est impossible, sans votre aide, de faire la jointure !
S. M. : Cela choque tout le monde ! Et nous ramène au thème central que je voulais démontrer : vers sept ou huit ans, j'étais en Espagne dans un camp de concentration. --J'espère qu'un jour, l'Espagne, comme les autres pays, reconnaîtra l'existence de ces camps-- J'avais prédit à quelques-uns de mes copains qui étaient là-bas avec moi : "Un jour, je parlerai de toutes ces choses qu'on nous fait en ce moment !" Je voulais démontrer qu'un enfant jeté dans la rue, spolié de toutes ses capacités, a néanmoins une intelligence pour arriver à réaliser quelque chose qui est l'apanage des enfants des grandes familles ! Vous avez touché-là un thème qui me provoque ! Même vous, êtes choquée de constater qu'un enfant des rues ait un langage aussi précis, une réflexion aussi profonde que celle qui se trouve dans le livre ! Il en va ainsi de la société : quand naît un enfant "mal-né", il est immédiatement touché d'un doigt inquisiteur qui lui dit : "Tu ne sortiras pas de cette situation, tu ne pourras jamais être autre chose que notre esclave !" J'ai donc démontré que c'était faux ! Et votre question me donne beaucoup de joie !
Mais revenons au livre : Si je dis "nous", c'est parce que c'est vous qui m'avez aidé à être "moi" ! Si "je" m'étais mis en situation de haïr comme l'aurait voulu la logique de la société dans laquelle j'étais plongé, j'aurais suivi la coutume, obéi à la loi du talion : ils t'ont fait mal, rends-le leur ! Je ne m'en serais jamais sorti ! Si j'ai pu le faire, c'est grâce à ma volonté de ne pas entrer dans ce cercle infernal, et de dire : "Je paierai par le bien le mal que vous m'avez fait ! Je donnerai mon oeuvre, pour le mal que vous m'avez fait !" C'est pourquoi je ne peux pas dire "je" ! Dans une certaine mesure, nous rejoignons Picasso, qui, dans un cadre historique, donc différent certes, a répondu "c'est vous qui l'avez fait", à un officier allemand lui demandant qui avait réalisé Guernica. Si je n'avais pas eu ce problème de naissance, sans doute serais-je devenu un homme "normal" ? Mais pour le sens qu'il a donné à ma vie, il a provoqué en moi la volonté d'être artiste ! Un artiste marginalisé, naturellement ; car jusqu'à maintenant, car l'officialité ne fait toujours pas attention à moi. Il y a donc là, quelque chose d'autre à réparer ! C'est pourquoi, par moments, je retombe dans le "je", parce que je me trompe ! Mais aussitôt, je me reprends, parce que je sais que je ne suis pas "je", que je suis "nous" !
J. R. : Quand avez-vous eu la certitude que "peindre et sculpter étaient devenus en (vous) une nécessité biologique" ? En somme, comment un individu a-t-il la révélation d'une vocation ?
S. M. : Vous entendez par là "à quel moment ai-je eu la certitude que je souhaitais désormais me consacrer uniquement à la création ?" A ce travail que je réalise avec tout mon esprit !
A l'époque que nous évoquons, en Espagne, nous étions voués à être des esclaves. Je me souviens d'un adulte qui nous prenait la main, et nous montrait la sienne en disant : "Ta main est née pour servir ! la mienne est née pour commander !". On voulait éliminer en nous le sens de l'intelligence. Chaque fois que je dessinais par terre, tous les enfants qui étaient avec moi dans le camp m'entouraient : ils guettaient la venue du gardien pour me prévenir d'avoir à effacer mon dessin afin qu'il ne le voit pas ! Cette volonté de lutte qui était en moi et me poussait à dessiner par terre pour guérir ma solitude, lui aurait paru contre nature, parce que mes dessins n'avaient aucune valeur dans la société. Jusqu'à ce que, vers vingt ans, je rencontre une personne qui m'a gardé près d'elle, quelqu'un qui a senti l'importance de ce que je dessinais, et a voulu me donner conscience de sa valeur. Qui me disait : "Il existe chez les autres un besoin de connaître les choses que tu réalises !" J'ai donc pris conscience que, même petit, mon travail avait une valeur sociale. Rendez-vous compte du chemin déjà parcouru ! Cette personne m'a vraiment fait une grâce ! Car dans l'Espagne de mon enfance, quiconque ne naissait pas dans la société établie, n'avait pas le droit d'aller à l'école ; à plus forte raison de faire des études ! Il devait obéir aux règles fixées par le régime. Bien sûr, je n'étais pas seul dans cette situation. Il y avait avec moi des enfants de journalistes, d'opposants au régime, des fils de Républicains, de laïcs, tout simplement ; ou d'autres connaissant des difficultés comparables aux miennes. Tous ont maintenant entre cinquante et soixante ans : ils sont toujours des laissés pour compte à cause du traumatisme dû à ce qu'ils ont souffert et qu'ils n'ont jamais pu surmonter. Je suis parvenu à y échapper, en recréant mes conditions culturelles originelles ! Ma chance a été d'être très curieux ; de vouloir connaître tout ce qui m'entourait ; trouver chaque livre que j'allais dévorer, etc. Mais c'est hors d'Espagne que j'ai fréquenté l'université ; aux Etats-Unis que j'ai présenté ma maîtrise : un enfant des rues reçu avec des notes remarquables, et une mention Très Bien !
Je peux dire que je suis un vrai miraculé ! Et cela implique, en effet, que je devrai parler un jour !
J. R. : "Seul, celui qui pourra dissocier son Moi social de son Moi créateur, pourra créer l'oeuvre d'art".
A quel moment vous est venu ce sentiment un peu élitiste ; et comment l'avez-vous accueilli ?
S. M. : Vous le voyez élitiste ; moi je le vois fondamental ! Mon Moi social était à l'origine inexistant. Si j'avais fait ma peinture au sein de cette inexistence, je n'aurais en fait rien réalisé. J'ai donc dissocié mon Moi social pour être un Moi différent ; et j'ai créé mon art pour nourrir mon Moi social ! C'est très compliqué ! Mais je persiste à dire que, né dans un milieu social choisi, avec un père et une mère, je n'aurais jamais eu à souffrir de cet esclavage généré par l'Espagne. Mais nous n'aurions pas non plus eu l'occasion de parler comme nous le faisons en ce moment.
J. R. : Néanmoins, vous écrivez juste après : "Face au bloc de glaise, ce n'est pas moi en tant qu'individu isolé qui peint, modèle, dessine ; mais moi aidé par la présence des autres, --vous avez partiellement répondu à cette question-- par leur rayonnement énergétique qui m'insuffle l'inspiration et le jet créatif nécessaire pour enfanter une oeuvre".
Ces deux citations (question précédente et celle-ci) ne sont-elles pas contradictoires ?
Et ce lapsus orthographique (puisque vous auriez dû écrire "moi qui peins) n'indique-t-il pas une manière de vous dédoubler (ce qui, peut-être, serait confirmé par l'opposition entre l'aspect spontané, souvent très psychanalytique, de votre travail ; et la façon dont vous le décrivez dans le livre d'où est absente cette spontanéité, où tout semble analysé, longuement élaboré : Saülo Mercader écrivain "observant" Saülo Mercader peintre ? )
S. M. : Un adulte qui souffre les affres d'un camp de concentration est un cas complètement différent de la souffrance d'un enfant de six ans soumis à une idéologie donnée. J'ai répondu que je veux faire le vide sur ce sujet ; et faire surgir en moi une autre personne qui aidera à reconquérir la première !
La seconde question, concernant mon lapsus orthographique, indique que pour moi un être est composé de nombreuses personnalités ; capable, dans un contexte donné, de créer avec une unique façon de penser ; mais capable aussi, de varier d'un jour à l'autre ! Quand j'écris, alors que je ne suis pas écrivain ; quand je m'exprime autrement que sur mes toiles ; quand je suis forcé d'exprimer quelque chose ; bref, chaque fois que je suis dans un contexte différent, je crée une oeuvre différente. Je crois donc avoir mis une terminaison différente pour démontrer qu'à tel moment je ne suis pas le même ; je suis celui qui va décrire un peintre. Suis-je dans l'erreur ? Ai-je raison ? Mais je crois que le Mercader qui a écrit ce livre a une toute autre sensation, un autre esprit que le Mercader qui oeuvre sur une peinture !
Quant à Mercader regardant Mercader, je crois qu'il en va bien ainsi. Sinon, ce livre serait une tromperie énorme ; et je serais tout juste un technicien de la communication ! Quand je m'exprime avec des mots, je réfléchis à une oeuvre que je referai éventuellement. Quand je réalise un croquis, il restera sans doute à peu près le même, mais jamais tout à fait. Chaque activité suit un sens unique dans la mesure où chaque oeuvre est unique. Si j'écris quelques mots, ils resteront là, dans une autre voie de communication très différente ! Il y a donc des rapports très distincts entre une théorie d'art, et l'oeuvre d'art proprement dite. On peut citer de multiples oeuvres décrites par telle ou telle personne. Si quelqu'un d'autre écrit sur ces mêmes oeuvres, il aura un avis différent, parce chaque personne qui écrit, crée à travers ses mots, comme l'artiste a créé à travers ses couleurs, à travers son dessin. Il en va de même pour moi : quand je parle de mon travail, jamais je ne pourrai faire exactement la même chose que lorsque je réalise une peinture ou un dessin. Léonard de Vinci disait : "Les mots sont un poème sourd". Un créateur est toujours le même par sa personnalité, mais il est chaque fois différent par le contexte. Dubuffet écrivain n'était pas Dubuffet peintre. Picasso dessinateur dévoilait une autre facette que Picasso peintre. On pourrait proposer des exemples à l'infini. C'est pourquoi, en effet, mon livre ne procède pas du même esprit que ma peinture.
J. R. : Par ailleurs, cette deuxième citation me semble également paradoxale par rapport aux pages précédentes, où vous déclarez que tout destin est dans les gênes de l'individu ; et affirmez ainsi une sorte de prédestination par conséquent d'originalité absolue ; qui ne saurait être tributaire d'autrui.
Expliquez-nous ces positions duelles.
S. M. : Je ne crois pas qu'un individu "se prépare" à être un grand musicien, un grand philosophe, un grand créateur... Par contre dans chaque cellule, il possède des chromosomes particuliers. Comme dans le Cosmos, ces chromosomes renferment des banques de données millénaires qui font de chacun de nous ce qu'il est ! Parmi ces données, certaines sont spécifiques. Entre d'autres, existent des communications que chaque individu aura peut-être la chance de développer. Dans mon cas, le déclencheur a été mon rejet de la société ; dans celui de Picasso, cela a été son départ de l'Espagne et l'influence de la culture française... Je ne crois pas au hasard : il y a ces facteurs originels, et la société : selon la société dans laquelle évolue l'individu, elle va influencer d'une manière ou d'une autre, les qualités inscrites dans ses chromosomes ; développer certaines parties de ses informations chromosomiques ; donner par conséquent à sa vie un sens précis qui peut être ou non lié à la créativité : Je crois que les êtres naissent avec des gènes plus ou moins porteurs d'originalité. C'est pourquoi aucune oeuvre n'est semblable à une autre. C'est aussi pourquoi certaines personnes vont aller de l'avant, tandis que d'autres vont être résignées, dire : "Tout a été fait, pourquoi peins-tu ? Pourquoi écris-tu ?" C'est avec la conscience de ces différences que je me suis révolté ; parce que j'avais l'intuition de la spécificité de chaque individu, de sa faculté à se développer, accumuler peut-être en son for intérieur, les données qui le rattachent à, ou prolongent en lui le cordon ombilical cosmique de l'humanité.
J. R. : Vous avez bien développé votre conception de l'originalité ; mais vous avez omis de définir ce balancement continuel : c'est vous qui créez avec moi ; et mon oeuvre est originale...
S. M. : En effet, j'ai omis de parler de ce "nous". Nous venons d'évoquer des êtres "doués". Lorsque l'un d'eux l'est particulièrement, et qu'il se trouve dans une société donnée, c'est cette société qui sans le savoir, va le pousser ! Lui, réagit à ces conditions qui sont en sa faveur ou contre lui. Si elles sont contre lui, elles vont l'amener à entrer en rebellion, et en même temps à exprimer son art. Voilà pourquoi je parle de "nous" !
J. R. : Je voudrais, dans les questions suivantes, que nous "parcourions" votre itinéraire pictural depuis que vous avez eu conscience de "vouloir" être artiste :
Toujours dans votre livre, vous évoquez votre expérience d'apprenti dans une fonderie. Vous revenez à diverses reprises sur l'agacement un peu teinté de mépris que vous éprouvez lorsque vous voyez les oeuvres des autres se craqueler, se dégrader très vite. Et vous manifestez votre volonté un peu triomphante, comme fière de posséder le savoir-faire, de ne créer que des oeuvres pérennes :
Est-ce le goût de "la belle ouvrage", pour employer l'expression populaire ?
Ou la volonté --que vous auriez ressentie très jeune-- de "laisser derrière vous" une oeuvre durable : En somme, étant sans passé, du moins n'ayant pas eu celui qui était prévu, vous assurer un avenir ?
S. M. : Il y a tant de questions dans ce passage ! Jamais je n'ai eu, même aujourd'hui, conscience d'être "un artiste" ! Peut-être parce que je continue à être, au fond de moi, un enfant ? Je suis un "commenceur", toujours ! Jamais je n'ai la notion ni la faculté de penser qu'un jour "je serai un artiste". Sinon, je ne pourrais pas continuer ! Car être un artiste est très dur ! Jamais non plus, je n'ai eu la volonté délibérée de préparer un avenir quelconque, parce que l'art était pour moi un problème vital, un moyen de m'échapper. Comme il est dit dans un livre sur Rouault, l'art a été pour moi une délivrance. C'était une aventure spirituelle ; mais en même temps, elle m'a servi de nourriture physique, dans les moments de déséquilibre, ou les périodes d'abattement !
J'ai commencé mon chemin tout petit, comme je l'ai déjà dit. Alors, comment aurais-je pu envisager aucun possible, comme par exemple la discussion de ce matin ? Mon art est ensuite devenu une arme. Aujourd'hui, même si la situation a bien évolué, même si je vis dans une république, dans une société de droit, tout n'est pas parfait et l'arme de l'art perdure. Avant, elle était plus effilée, plus liée à la lutte quotidienne ; mais elle reste prête ! Peut-être est-ce pour cela que je n'ai jamais éprouvé le besoin de m'engager politiquement ou socialement, car je crois que l'artiste doit être en phase pour défendre toujours les décalages sociaux, les droits de l'Homme... tous les amalgames qui, trop souvent, sont faits avec ces droits !
J. R. : Oui, mais pourquoi cet agacement à l'égard de la fragilité des oeuvres des autres ?
S. M. : Je ne critique pas les autres ! J'avais un ami, le grand peintre espagnol Viola -- malheureusement, il est mort-- qui m'avait dit un jour : "Moi je peins, je ne me préoccupe pas de l'avenir de mon oeuvre !" Aujourd'hui, certaines de ses toiles sont toutes craquelées et cela me fait de la peine !
Ce qui me préoccupait beaucoup, autrefois, c'était la technique à employer pour préparer les supports. Mais je ne le faisais pas dans l'intention arrêtée de perpétuer mes oeuvres. Uniquement par respect pour ceux qui, peut-être, échangeraient une toile contre une olive ou un morceau de pain ; ensuite contre de l'argent. Je riais d'ailleurs beaucoup, en voyant que quelqu'un venait pour me payer une oeuvre que j'avais eu un plaisir énorme à réaliser ! Et puis, ce goût du travail durable était, sans doute, chez moi un trait particulier, parce que depuis ma plus tendre enfance, j'avais dû exercer tous les métiers de l'artisanat !
J. R. : Vous semblez avoir très tôt été conscient des pièges tendus par le monde de l'art. Et avoir dès le début de votre "carrière" éprouvé le besoin de vous démarquer des modes, du mercantilisme.
Qu'est-ce que "la série des waters" ?
S. M. : Je l'ai réalisée à vingt ans. C'était l'époque où j'avais pris conscience que mon oeuvre pouvait être importante pour une société ; avoir une valeur, contrairement à ce qui, jusqu'alors, m'avait toujours été dit ! J'étais très heureux --grâce à cette personne anonyme que j'ai évoquée plus haut-- de savoir que mon travail qui, à la fois me donnait du plaisir et me servait de rebellion contre cette société fermée, avait de l'importance pour d'autres gens que moi.
J'ai été accueilli, à ce moment-là, dans un couvent des Passionistes de Bilbao qui m'avaient donné un espace dans le clocher ! C'était une grande pièce, avec beaucoup de lumière ; mais quand les cloches se mettaient à sonner, je n'avais plus qu'à me boucher les oreilles !
J'ai réalisé là-bas une série de toiles sur le thème des waters, et les gens qui les avaient vues ne les avaient pas aimées ! Un jour où les cloches sonnaient, ce qui était toujours un moment difficile, je me suis mis à lancer les toiles par la fenêtre ! Il ne m'en reste que quelques-unes ! Et je voyais en bas les passants qui se précipitaient pour les ramasser ! C'était très symbolique ! Des gens ne voulaient pas de mes oeuvres, alors je leur déversais des waters ! D'autres les emportaient chez eux ! J'avais bien sûr fait cela sans préméditation ; mais, fait curieux, les jours suivants, tous les journalistes de la ville qui avaient entendu dire qu'un fou jetait du clocher du couvent, des toiles par la fenêtre, sont venus me voir !
Voilà toute l'histoire des waters !
J. R. : Je la trouve particulièrement curieuse et pleine d'humour, même si elle implique qu'à ce moment-là, sans doute, vous n'étiez pas en harmonie avec le monde !
S. M. : C'était ma façon de me rebeller ! Jamais je n'ai pu lutter physiquement contre les autres ! Je respecte trop l'être humain pour l'assaillir ! Mais je suis capable de le provoquer lorsque je me sens agressé !
J. R. : Vous en venez à des paysages basques . Et vous les analysez avec beaucoup de précision.
A quel moment , --et qu'est-ce qui vous y a amené ? -- avez-vous quitté cette création réaliste pour passer à une production fictionnelle ?
S. M. : Je vais vous raconter une anecdote qui s'est déroulée, je crois, en 1964 : j'avais alors, grâce à une petite bourse, un petit atelier dans un quartier très modeste et primaire d'une petite ville. J'avais alors réalisé toute une série de toiles représentant des maisons basques, des intérieurs, etc. Un jour, j'étais en train de bavarder dans mon atelier, avec deux ou trois personnes. S'arrête devant chez moi une voiture énorme ! Le chauffeur en uniforme et gants blancs ouvre la porte à un homme que je ne connaissais pas : c'était l'un des plus riches de Biscaye, un speaker de la radio. Il venait parce qu'apparemment, à cette époque-là, les journalistes commençaient à s'intéresser à moi. Mes amis qui, eux, savaient qui il était, se sont retirés dans la pièce voisine. L'homme est entré. Je me souviens que je travaillais alors à un buste. Et que j'avais par terre un tableau que je n'aimais pas, que je voulais retravailler. Peut-être n'était-ce pas une mauvaise peinture, mais un mauvais sens de la peinture, une sorte de tableau social, trop vif ! Cette personne est donc entrée --le chauffeur est resté à la porte--. Il a sorti son chéquier, s'est appuyé sur une vieille table branlante, prêt à signer un chèque. Et il m'a dit : "Saülo, combien coûtent trente tableaux comme celui-ci ?". Je l'ai regardé, il était là, le crayon en l'air. J'ai regardé le tableau . Je l'ai pris, et je l'ai jeté par la fenêtre. J'ai vu qu'il était tombé dans une flaque de boue et d'urine qui s'étalait là. Et j'ai vu une voisine arriver en courant et l'emporter : peut-être existe-t-il encore quelque part ? Ce monsieur a vu la scène comme moi. Il a ramassé son chéquier, sans un mot l'a mis dans sa poche ; le chauffeur lui a ouvert la porte et il est parti. C'était-là, pour un peintre, une occasion inouïe de se faire de l'argent ! Mais je ne peignais pas dans ce but ! L'art était pour moi une guérison, ma façon de lutter, c'était quelque chose de sacré. Et jusqu'à présent, j'ai toujours procédé de la même façon !
J. R. : A vous lire, on a l'impression que, parlant de votre démarche de naguère (le livre est paru en 1993), vous désirez "dominer" entièrement vos tableaux.
Avez-vous ce sentiment à propos de vos oeuvres actuelles? Et sinon, à quel moment auriez-vous commencé d'accepter d'être dominé par eux ? Comment supporteriez-vous de ne pas être le maître du jeu, de constater que votre inconscient domine votre raison ?
S. M. :Nous en revenons au décalage entre le livre et la peinture !
Sur quelques tableaux, j'ai écrit "Moi, le Roi" ! Vous comprenez bien que je ne suis le roi de personne ! Je ne suis qu'un simple peintre ! Mais je veux, je dois me croire le roi de quelque part ; sinon, je ne peux avoir de grandes réflexions, de grandes pistes dans mon travail. Alors, quand je rentre dans un support donné (une pierre, un tableau...), je dois être le roi, je dois dominer ! Le problème est que certains tableaux résistent, ce sont eux qui dominent le peintre ! Alors, lorsqu'ils me dominent trop, je les laisse de côté !
Je me souviens d'une exposition à laquelle j'avais participé, à Lachristi, en Belgique. J'avais mis là-bas un tableau qui, incontestablement, m'avait dominé : il était sur un thème cher à Victor Hugo : Quasimodo et Esméralda. Cette toile était plastiquement très belle, mais pour moi elle avait constitué une expérience affreuse ! Alors, pourquoi "le Roi" ? Et pourquoi ce désir de domination ?
Parce que la société nous domine, le "nous" fait que l'oeuvre sera géniale ou médiocre ! Un mauvais peintre peut réaliser une oeuvre magnifique grâce à ce "nous" de la société qui l'oblige à se surpasser ! Il y a toujours une lutte entre le peintre et la domination ou non de l'oeuvre !
J. R. : Cette affirmation va servir de prétexte à ma question suivante, puisque en affirmant haut et fort ce que vous venez de développer, vous niez pratiquement toute cette partie de la création que sont l'Art brut, l'Art singulier. Cela me semble grave ! J'aimerais comprendre "pourquoi" vous êtes à ce point sur la défensive par rapport à cette idée de domination de l'art. Et lorsque j'insiste si longuement, je ne pense pas à la société. Je pense à cette pulsion qui, chez les Aloïse, les Walla, etc. les "oblige" à créer, sans qu'ils aient le choix, en fait !
S. M. : A ceci, je n'ai pas de réponse. J'évoquerai simplement l'expression de Shakespeare "Etre ou ne pas être" ! Je ne peux pas être autre chose que ce que je suis ! Certaines personnes, un plombier, un ingénieur..., peuvent se recycler, changer de fonction. Pour moi, il s'agit presque d'une maladie cellulaire qui fait que je suis artiste et rien d'autre ! Même si, parfois, je m'interroge, si je ne vends pas un tableau...
J. R. : Ah! mais je n'introduis aucune notion mercantile dans cette réflexion ! Je ne parle que de l'artiste face à sa toile ! Cette toile où il me semble que ce qui apparaît est fait par le coeur, par la main qui guident la tête ; alors que vous semblez absolument désireux que votre tête guide votre main !
S. M. : J'ignore si je suis en train de vous mentir, ou si je suis sincère, parce que je ne peux pas déchiffrer l'énigme de la création ! La toile est le théâtre de cette lutte pour la domination. Votre question est pour moi essentielle. Je crois qu'il faudrait l'évoquer dans un colloque, et que même là, il serait impossible de conclure parce que personne n'a la clé de la créativité !
Tout ce que je peux dire, en fin de compte, c'est que j'ai envie d'aller à la toile, de créer. Mais je vous assure aussi que, lorsque j'y ai peint une première pierre, je pars avec un fil d'Ariane, sans pouvoir préciser dans quel sens je vais avancer ! Vouloir donner de la créativité des définitions précises ne pourrait qu'être équivoque ! Le seul espoir étant ce fil, sorte de cordon ombilical qui, peut-être, nous relie au Cosmos !
J. R. : Vous parlez plus loin dans le livre, et cela va nous permettre d'affiner encore vos réponses précédentes, d'expériences "sculpturo-picturales" faites d'amalgames, collages, peintures, objets, tissus... Et vous dites : "Ces oeuvres à un état de réalisation primaire, avaient pour seule finalité d'approvisionner nos besoins psychologiques".
Ces toiles-sculptures résultaient donc d'une tentative consciente de création, même si vous y acceptiez des résultats aléatoires. Mais vous prononcez le mot "art brut".
Or, la définition de l'art brut est précisément l'absence de conscience créatrice ; une création ou l'individu n'a pas le choix, et n'a pas non plus la conscience de la création ; il n'a conscience que de réaliser quelque chose qui le rend heureux. Pourquoi éprouvez-vous le besoin de vous rattacher à une branche tellement connotée de création ?
S. M. : Il ne s'agissait que de mots ! Si je devais refaire ce livre aujourd'hui, je le ferais sans doute différemment ! J'étais dans un état, je suis dans un autre ! Mais peut-être étais-je dans l'Art brut depuis ma naissance, puisque j'allais vers l'art sans réflexion aucune ? Votre question s'adresse à un personnage fait de multiples facettes et ne sait laquelle présenter pour vous répondre ! Nous pourrions laisser ici un point de suspension, car vous mettez sur le grill un créateur qui ignore qui il est quand il communique avec son tableau !
J. R. : Je vous ai posé cette question à propos de l'Art brut, parce qu'il me concerne de très près ; mais aussi parce que cette remarque en rejoint plusieurs autres du même ordre, où vous éprouvez le besoin, nous y reviendrons, de vous rattacher à tel ou tel référent. J'ai craint que la forme choisie pour cette série (collages, ajouts...) vous ait amené à croire qu'elle appartenait à l'Art brut, alors qu'elle était mûrement réfléchie ?
S. M. : Au moment où j'ai réalisé ces oeuvres, je ne pensais à aucun courant de l'art...
J. R. : Peut-être, alors, le mot "spontanéité" aurait-il mieux convenu ?
S. M. : Peut-être. Pour moi, un livre est important, parce qu'il doit provoquer un questionnement, des réflexions. Si tel n'est pas le cas, il était inutile de l'écrire. C'était en tout cas mon but avec Art, Matière, Energie, comme ce l'est toujours avec mes tableaux. Si on me donne des clefs avec des serrures fermées, on ne me donne aucun horizon pour réfléchir. Aussi embarrassantes que soient pour moi vos questions, elles me donnent envie d'y répondre. Et puisque mon livre en suscite de si nombreuses, je dirai que j'ai réussi !
J. R. : Justement, parlons maintenant de vos "tableaux à clés". Il me semble qu'à ce moment-là --mais peut-être est-ce parce que vous en parlez a posteriori ?-- vous jouez avec les mots ; un jeu ... à clefs, en somme : prise littéralement, cette expression implique que l'on va donner "une clef", c'est-à-dire éclaircir un terme mystérieux. Mais le lecteur apprend qu'en fait, vous colliez de véritables clefs sur vos toiles, et c'est alors que commence le jeu, dans votre réflexion : le voilà tout jobard de s'être laissé prendre au mot. Ensuite, vous déclarez que ces clés ouvraient "les verrous de (votre) inconscient" : vous revenez donc au premier sens qu'il avait cru déceler.
Expliquez-nous ce va-et-vient de l'intellect au "réalisme", du gag peut-être à la psychanalyse?
S. M. : C'est formidable ! Le seul jeu de mot que j'aie introduit ici avec le symbolisme et la clef, est déjà une oeuvre d'art ! J'ai introduit dans les questions --et peut-être dans la porte-- quelque chose d'imaginaire pour le lecteur ; une gymnastique à faire dans le livre pour revenir ensuite à quelque chose de tout simple ! Une clef ! Si on la voit avec la réflexion de Tapiès, elle a vécu, elle a une histoire, elle vient d'un siècle passé, elle est en tout cas uniquement symbolique. J'ai collé cette clef , mais la clef littéraire n'existe pas, il n'est question que de clef picturale ! Il ne faut voir là que la façon de "tromper" le lecteur pour qu'il revienne à la toile ! Voir le symbolisme de la clef est tout un art ! Votre question me semble positive, mais vous paraissez la poser négativement...
J. R. : Pas du tout ! Je me suis seulement laissée prendre ! Et cet exercice cérébral m'amuse!
S. M. : C'était là le but de ma réflexion sur la clef ; et je suis content que vous soyez tombée dans le piège ! A l'université, on disait que Art, Matière, Energie était la bible de l'Art contemporain. Je ne le crois pas ! Ils ont dit cela parce qu'il renferme de nombreuses données qui obligent à réfléchir sur des aspects de l'art, comme cette question de symboles que nous venons d'évoquer... Et voilà que vos questions portent précisément sur ces thèmes que j'avais voulu éclairer ! C'est bien !
J. R. : Vous ne devez surtout pas imaginer la moindre animosité dans mes questions ! Simplement, votre livre m'a provoquée, en effet, et je vous renvoie la balle !
S. M. : Mais non, et cela serait sans importance ! Je vous attendais pour réaliser cet entretien, avec des impatiences et des angoisses d'écolier, parce que je suis maintenant dans un état d'esprit différent de celui où j'étais lorsque j'ai écrit ce livre. Tout peintre comprendrait cette attitude. Je vis dans ma peinture, dans un monde clos... Je suis dans la couleur, je ne peux donc plus être un homme d'université, un homme de réponse. C'est pourquoi, depuis plusieurs jours, je me demandais si je parviendrais à quitter la toile pour pénétrer dans le questionnaire ? Finalement, je trouve que le peintre se défend très bien !
J. R. : Tout à fait ! Et nous revenons à votre biographie ! A peu près à cette époque-là, vous arrivez en France. Pourquoi la France ?
S. M. : Ah ! la France ! C'était au début des années 70 ! Je vivais en Catalogne. Et j'avais été l'heureux récipiendaire de l'unique bourse qui, cette année-là, avait été attribuée ! Ce qui avait suscité bien des jalousies de la part des autres peintres, parce que je n'étais pas catalan ! Je suis venu à Paris avec l'intention d'y séjourner six mois : c'était il y a près de trente ans ! Et pourtant, j'ai connu, à ce moment-là, des luttes intérieures intenses, à cause de l'immense déception causée par un Paris beaucoup moins ouvert qu'on nous l'avait laissé croire !
J. R. : Vous avez des pages assez terribles, en effet, dans votre livre, à propos de vos relations avec les autres étudiants en art ; ou plutôt de votre absence de relations, puisque vous dites avoir vainement essayé d'organiser des réunions où il aurait pu être question d'art... N'avez-vous donc rencontré aucun écho ?
S. M. : J'étais au centre de Paris, à la Cité des Arts, dans un studio alloué par le Ministère. Nous étions environ 180 étudiants venant du monde entier. Pour moi, cela aurait été d'une richesse formidable, de pouvoir établir des rapports entre nous ! Surtout avec des gens (il y avait par exemple des Russes de la Russie très fermée de l'époque...) qui avaient peut-être, comme moi, vécu des expériences difficiles ; ou, à tout le moins, auraient pu parler de leur démarche artistique. Je n'ai vraiment rencontré aucun intérêt : nous nous sommes retrouvés à trois ou quatre ! Je me suis heurté à un individualisme forcené ; moi qui arrivais avec ma croyance dans la biographie écrite par les critiques d'art, parlant des réunions, de cette familiarité, de cette ambiance entre artistes... Peut-être tout cela était-il vrai au début du siècle à Paris, mais certainement quand j'y suis venu !
J'ai pu, alors, constater que seuls, quelques privilégiés étaient épaulés pour exposer ; et qu'on me refusait ma carte d'abonnement sous prétexte que je ne justifiais pas de revenus suffisants ! C'est pourquoi, plus tard, quand j'ai enfin gagné avec la vente de mes peintures, assez d'argent pour être affilié à la Maison des Artistes, je n'ai pas accepté. Je ne me sentais pas bien dans cette structure qui fonctionne de façon si peu démocratique. Mais ce refus m'a valu de ne pas bénéficier de la protection de l'Etat, car il y a une fermeture officielle par rapport aux artistes qui ne sont pas "bien en cour" ! Pour la fin de notre siècle, il faut le dire, cela est désolant. Il faut espérer que dans quelques années, les instances officielles s'apercevront qu'elles se sont trompées !
J. R. : Vous allez sans doute me trouver naïve. Je crois que parmi ces créateurs favorisés par les ministères, certains avaient sûrement du talent qu'ils ont galvaudé en ne connaissant pas la difficulté ; en travaillant à toute allure ; en ne se remettant jamais en cause... Alors, même si cela vous a semblé dur, vous paraît encore dur, c'est peut-être une chance pour vous, d'être rejeté de ce cénacle !
S. M. : Je ne sais pas si c'est une chance pour moi ? Mais il est un point sur lequel c'est un malheur : j'étais pressé d'aider les autres, ces gens qui sont restés dans l'état que nous avons évoqué tout à l'heure ! La jeune démocratie espagnole ne se rend pas compte de l'existence de ces personnes qui ont été violées, maltraitées... qui sont délaissées par tous ; sans avoir aucun droit. Ils sont dans une société où ils ne bénéficient de rien, même pas de sa claivoyance qui aurait dû la faire réagir à ces situations !
Moi-même qui suis maintenant un artiste admis dans une certaine société, je suis obsédé par l'idée de continuer d'être marginalisé. Le contraire m'aurait fait du bien, parce que j'aurais pu aider ces gens à vivre mieux. Dans ce sens, j'aurais souhaité être officialisé. Mais peut-être cela m'aurait-il fait du mal ? Mon destin, en tout cas, est d'être un lutteur ; même si le nouveau gouvernement espagnol n'a plus rien de commun avec les précédents ; même avec cette importante exposition qui est organisée pour moi. Peut-être devrais-je citer Victor Hugo, et affirmer que "S'il n'en reste qu'un, je serai celui-là !".. A l'université, je n'ai pas continué mes études, parce que, sans le vouloir, je provoquais la jalousie des autres. Après tout, je ne suis pas français, et vous savez que pour être professeur, il fait remplir des conditions spéciales ! Mais, lorsqu'ils les remplissent, les artistes touchent à la fois leur salaire et les subventions, alors que moi je ne touche rien ! Il faut bien, tout de même, à un moment donné, entrer dans ce rapport matériel de la vie !
Je resterai donc un lutteur. Et, peut-être qu'un jour, j'en arriverai à la même conclusion que vous !
J. R. : Vous réalisez alors une série de toiles sur le thème d'Eros et Thanatos.
Parlez-nous de l'état d'esprit dans lequel vous vous trouviez alors. Pensez-vous que le déracinement et la solitude , aient pu générer ce thème ?
A ce propos, pour chaque période de création, vous éprouvez le besoin de dire : "Cette série est proche de De Koonig, de Javlensky, etc." Pourquoi ? Est-ce une manière de vous rassurer, en vous rattachant à des référents célèbres ?
S. M. : Eros et Thanatos ! La peinture, et d'une façon générale la plastique, a été comme je l'ai évoqué plus haut, une manière de sauvegarde contre le fait que beaucoup de gens sont laissés hors de la société ; c'est-à-dire que Thanatos est partout ! La peinture a été une avancée pour créer une personnalité, aller plus loin. J'ai donc dû franchir plusieurs étapes pour pouvoir m'exprimer. Je me souviens qu'il y a une trentaire d'années, si je parlais des situations atroces d'esclavage dans lesquelles je vivais et que je viens de me remémorer, je tombais à terre, évanoui : simplement à essayer de parler de mon problème ! Aujourd'hui, comme vous le voyez, j'ai surmonté cette terreur. C'est-à-dire qu'Eros est venu à mon aide, la culture est arrivée à la rescousse !
La peinture est, pour moi, la terre des symboles. Je vous ai déjà dit qu'elle n'était pas un facteur de réussite, mais la seule arme dont je dispose contre les envahisseurs de ma propre condition d'être humain. Et encore, ne m'a-t-elle pas complètement libéré, il en reste toujours en moi. Je viens de lire que dans certains pays, il reste des esclaves, des enfants d'esclaves maltraités !
Il y aurait toujours quelque chose à ajouter au sujet des références ! Naturellement, quand a été bien intégrée en moi l'idée que mon oeuvre servait également aux autres, j'ai été ravi de la développer : à ce moment-là, j'ai trouvé les rapports et les références, j'ai commencé à me cultiver dans la voie que j'avais choisie ; à me dire : "Si je suis plasticien, il faut que je voie ce que font les autres ; que je me situe par rapport à eux ; par rapport à toutes les créativités existantes. Bien sûr, tout petit, je copiais les livres de Goya, Rembrandt, Michel -Ange ; mais plus tard, il a fallu que je me situe par rapport aux autres créateurs. C'est pourquoi j'éprouve parfois le besoin d'évoquer ces référents. Cela n'a été ni facile, ni évident car, ayant pris conscience de moi-même, j'étais à leur égard très égoïste. Je luttais pied à pied car je me voyais déjà asservi. J'ai donc décidé de "retrousser mes manches" et d'être enfin moi-même !
J. R. : Aujourd'hui, vous n'auriez donc pas besoin de dire "ma peinture est proche de tel ou tel peintre ?"
S. M. : Aujourd'hui, je suis dans un cheminement aussi compliqué et aussi enrichissant que naguère. Mais je crois que mon oeuvre a commencé à prendre un caractère propre. J'y vois un rapport profond avec tout ce qui était en moi. Cela me rend heureux de me dire qu'un enfant rejeté, couvert de cicatrices, séquelles de tentatives de le tuer, a trouvé sa voie. Que je suis Saülo Mercader. Avec bien sûr, les éléments positifs ou négatifs contenus dans ma peinture !
J. R. : Vous créez ensuite une série que vous appelez "Tableaux médiumniques". D'ordinaire, ce sont les créateurs qui sont médiums, comme Lesage, Madge Gill, etc. Or, ici, ce sont vos personnages peints que vous mettez "en communication avec l'au-delà" :
N'y a-t-il pas, là encore, déplacement de l'idée ; une sorte de transfert ?
Pourquoi procédez-vous souvent ainsi ?
Et quelle signification a eu pour vous cette série ?
S. M. : Nous tombons ici de nouveau dans la marginalisation des idées. Je vais "parallèlement" à un ordre établi ; mais je ne vais pas "avec" un ordre établi. Par contre, j'ai parfois le sentiment de communiquer avec mes personnages. Pourquoi, dans ces conditions, prétendre dire le contraire ? Je crois qu'il existe autour de nous une sorte de radiation ; de force spirituelle qui communique avec nous, venant d'ailleurs ; qui nous souffle les choses que nous citons dans nos oeuvres. Je crois le tableau porteur d'une énergie cachée qui communique avec le spectateur ; lui suggère les données enrichissantes susceptibles de le clouer devant, au point qu'il sera subjugué par la créativité de l'artiste ! Se mettre devant un tableau de Van Gogh, de Léonard de Vinci --je ne parle pas du plus connu, parce que je ne le crois pas le plus attachant ; je crois seulement qu'il a bénéficié de plus de publicité, ce qui l'a rendu célèbre -- ; devant l'oeuvre de n'importe quel artiste de sensibilité différente ; d'une créativité architectonique, par exemple, ou musicale... : on se sent pris par les lignes, le jeu des couleurs, l'amalgame des compositions... Il y a là une explication, une chose que le créateur a intégrée en lui ; une énergie qui l'entoure pour "matérialiser" l'être qu'il est au-delà de lui ! Qui existe, communique avec cette énergie ou sert de thérapie à quelque maladie !
J. R. : Ce terme "médiumnique" devrait par conséquent s'appliquer à l'ensemble de votre oeuvre. Pourquoi l'avoir appliquée à une série précise ?
S. M. : Dans cette série, j'étais plus proche de cette réflexion que dans les autres. Mais, bien sûr, qui suis-je pour affirmer que j'étais plus proche ? Simplement, je ressens ce sentiment face à certains tableaux comme Notre-Dame de Paris que j'ai déjà évoqué ! Picasso disait "Je ne cherche pas, je trouve !". Je ne dis pas "Je trouve", mais "Je me donne aux choses qui existent là, quelque part ; et tout à coup, je les fais vivre !". Ces choses-là sont ou non médiumniques. Un peintre ne parvient pas à exprimer ce sentiment dans tous les tableaux, mais un ensemble d'oeuvres va en être porteur ! L'oeuvre d'un créateur, et non un tableau quelconque, c'est tout son chemin. Ce qu'il fait de sa vie sera rendu évident par un ensemble de toiles. Et cet ensemble donnera de lui une vision particulière.
J. R. : Vous quittez ce qui semble avoir été une démarche plastico-philosophique, pour en venir à une série narrative que vous qualifiez de "contes picturaux".
Lorsque vous changez ainsi de tonalité, comment se produit la mutation ? Diriez-vous qu'à un moment donné, vous estimez avoir exploré toutes les possibilités d'une série, et que vous décidez consciemment d'en venir à autre chose ? Ou bien, les choses se passent-elles inconsciemment, par un glissement progressif ?
S. M. : Cette question débouche sur deux variantes : Les "Contes picturaux" étaient une série sur le thème de la conquête de l'Espagne, la lutte entre les Chrétiens et les Maures... Les gens connaissaient donc ce sujet à travers les contes populaires. Je ne parle pas d'histoire, parce que je ne m'y réfère pas quand je "raconte" un tableau : il faut rêver un peu, comme par exemple à propos de la bataille de Grenade : cet épisode évoque une femme à qui le roi chrétien confie le soin de négocier la reddition du château, sans que se produise aucune horreur !
Les "Contes picturaux" sont une série à la fois basée sur des savoirs populaires et sur l'imaginaire. Ce ne sont pas des tableaux médiumniques comme les précédents, parce qu'ils s'appuient d'une part sur une connaissance et d'autre part sur la subjectivité.
J. R. : Une nouvelle série implique-t-elle une manière nouvelle d'appréhender la peinture ?
Selon vous, qu'apporte --ou que libère-- chaque nouvelle série par rapport à la précédente ? (il faut dire que vous vivez à "haut risque", par rapport à des artistes qui créent toute leur vie dans le même esprit !)
S. M. : Le risque ! Pour moi, l'art est comme un fleuve au milieu duquel seraient plantés des jalons. Un artiste doit sauter dans le fleuve : pour ne pas se noyer, il s'accroche à un jalon qui est peut-être le support de l'Art classique, du cubisme... Un autre, plus loin encore, sera les Impressionnistes... L'eau coule très vite. Mais l'artiste ne peut pas y tomber, puisqu'il exécute son tableau dans le style impressionniste. Il saute de nouveau ; il va jusqu'au support de la Nouvelle Figuration. Il ne tombe toujours pas à l'eau. Arrive un moment où il saute à l'Art minimal... Mais il parvient au dernier jalon, et il doit sauter dans le vide ! Parce qu'il comprend que faire aujourd'hui de l'Art minimal ou du Pop'Art est une aberration ! Ces courants appartiennent à une période révolue. L'art est une chronique d'une époque, il faut l'y laisser. Si l'on saute, c'est parce que l'on sent la nécessité de faire "autre chose".
J'ai sauté. Et, devant moi, c'est le vide ! Je ne reçois plus d'aide de personne ! Et je dois nager de toutes mes forces parce que le fleuve est profond. Il n'y a plus de jalons : c'est à moi et à mille autres peintres d'en créer de nouveaux. Vous voyez bien que là encore, il est impossible de dire "je"!
Nous sommes en train de créer un nouveau support. D'ici trente ou quarante ans, il sera terminé ! Il n'existe le concernant que des possibilités, aucune certitude. C'est pour cela que ni l'officialité, ni le pouvoir, ni le journalisme n'ayant le sens de l'histoire, ne s'aperçoivent de rien. Seuls, les poètes, les littéraires, les peintres, les musiciens pressentent comment ce courant va évoluer. La société elle-même ne sera sans doute pas contre, parce qu'elle vit inconsciemment sa contemporanéité. C'est nous qui la vivons, qui la faisons, en sachant que la société ne la verra pas. Elle la sentira, elle aura avec elle un rapport de mémoire.
C'est pourquoi la matière de ma référence est désormais le vide ; que je dois combler avec mon travail ! Moi et les autres, bien sûr ! Peut-être vous aussi : ce que vous faites en ce moment, vous le faites parce que vous avez lu, vous avez senti... Mais jamais cette attitude ne peut s'expliquer complètement. Je ne pourrais pas vous annoncer ce que je je ferai demain ou plus tard. Tout ce à quoi je crois, comme je l'ai dit tout à l'heure, c'est à ce cordon ombilical avec l'au-delà ; pour expliquer la respiration de la société humaine dans notre contemporanéité ; respiration qui permette à la fois une chronique pour la chronique, et un support pour les gens qui vont venir après nous. Ils sauteront sur notre support, jusqu'à ce qu'à leur tour, ils sautent dans le vide ! C'est l'avenir de l'être humain, de sauter et de construire ce cordon qui, dans une centaine d'années peut-être, fera communiquer la science, l'art... des futures générations.
Voilà une explication du "risque" que prend l'artiste. Il le prend sans en être conscient. C'est pour cette raison que beaucoup de créateurs se sont suicidés : ils n'ont pas pu supporter l'indifférence, l'incompréhension du public, l'hostilité de la société à leur tentative de poser un jalon dans le fleuve. Le fleuve révolté pour que les autres s'y abritent !
J. R. : Votre livre pose un double problème : celui de la création du plasticien par rapport au langage d'une part ; d'autre part celui du caractère instinctif de la création picturale, nous en avons déjà parlé, une fois décortiquée aussi minutieusement que vous le faites, la problématique de votre création.
Pourquoi avez-vous "besoin" de mettre en mots --savants, la plupart du temps-- ce que vous avez mis --et si bellement créé-- sur la toile ou la sculpture ?
S. M. : Merci beaucoup ! Il y a le parallélisme entre la création et l'universalité supposée du monde universitaire qui, en fait, aujourd'hui, est très fermé. Et, depuis le début des années 80, décadent. Il s'exprime avec des mots très différents du vocabulaire employé lorsque l'on est un vrai chercheur. Chez ce dernier, il y a des mots sages, des mots clairvoyants correspondant au travail quotidien d'un écrivain, d'un philosophe ou d'un peintre, mais ne communiquant pas avec ceux d'un universitaire qui lui sont extérieurs.
Dans ce livre, nous avons essayé d'élaguer tous les "mots savants", et toutes les réflexions sophistiquées. Mais nous n'avons pas pu enlever totalement ce côté universitaire. Les rapports avec les autres penseurs, philosophes, physiciens... ont été nécessaires pour convaincre une audience qui ne croit pas à l'intuition, à la richesse extérieure à l'université. C'est pourquoi Bachelard, par exemple, a été très important par sa démarche réflexive et les rapports de la science avec l'art. Bien qu'en fin de compte, ces rapports soient des parallèles entre deux pôles semblables de l'infini. Les grands physiciens reconnaissent que l'art est une partie énorme de la science ; que la science et l'art sont un tout cosmique, universel, qui nous dépasse. Les mathématiques ne sont pas issues uniquement de la terre. Si on les limite au système solaire, elles n'ont pas davantage de valeur. En peinture, nous faisons des mathématiques dans chaque composition de couleurs, rapports d'harmonie... Voilà pourquoi j'ai eu besoin des mots pour expliquer toutes ces théories.
J. R. : Néanmoins, j'en reviens à cette inquiétude qu'a suscitée en moi votre livre : Lorsque vous avez ainsi longuement "expliqué" votre démarche, le contenu de tel tableau,... n'êtes-vous pas tenté de "raisonner" aussi sur la toile suivante, au lieu de vous y lancer à corps perdu ? En somme, -ceci est peut-être méchant-- de peindre avec votre tête plutôt qu'avec votre coeur et vos tripes ? (et ceci vous rattacherait alors à tous ces créateurs de la post-modernité qui ont besoin de 30 pages pour expliquer que leur tas de charbon est une oeuvre d'art : ceci est vraiment très méchant ) !
(Vous répondez d'ailleurs partiellement à cette question p. 209, lorsque vous dites : "... nous n'allons pas l'aveuglette, nous sommes toujours maître de notre pinceau, de la matière et du sujet. Notre art visionnaire ? Oui, mais contrôlé mentalement et en action".
Que penser alors de ces maternités, si belles et en même temps si violentes, où il "semble" évident que s'exprime votre subconscient (sexualité, manques, etc.). Peut-on concevoir que vous en ayez contrôlé chaque détail ? Ou avouez-vous être parfois "dépassé" par le "contenu" de vos oeuvres ? (Ce qui me serait TRES sympathique et rassurant !)
S. M. : Bien sûr, je me sens tout à fait extérieur à ce monde ! Néanmoins, j'ai été un universitaire, et vu mes origines, j'avais la tâche de le montrer !
Puisque vous avez lu mon livre, vous vous êtes trouvée en situation de lecteur. Lorsque vous voyez un de mes tableaux, vous vous trouvez en situation de lecteur de mon tableau. Ce sont deux positions très différentes. La réflexion universitaire, si on la compare à l'art, le casse, le détruit. Je crois qu'il faut laisser chacun sur son terrain. Je regarde souvent une émission de télévision intitulée La Palette. Le commentateur y parle en termes universitaires ; donne des lignes de créativité ; explique à travers le tableau comment le créateur a réalisé son travail. Je l'écoute chaque fois avec effarement. Et il m'est impossible de le suivre dans ses explications ! Si j'étais demeuré un universitaire, je serais tombé dans son erreur ! C'est un épouvantable système de destruction de l'art. Comment un peintre, un créateur, peut-il penser avant de commencer un tableau, à des lignes de composition, à des raisonnements très mathématiques qui relèvent de notre intuition ?
Ceci, pour vous expliquer qu'il y a deux langages parallèles et que par conséquent ils ne se trouveront jamais !
J. R. : Le Taureau : Vous vous dites constamment animé de la volonté intellectuelle et spirituelle d'être lié au Cosmos... Vous avez d'ailleurs rappelé à plusieurs reprises votre attachement à l'idée de ce lien.
Comment rattachez-vous cette plongée vers l'inconnu, le mystique, en tout cas l'élargissement de votre conception picturale ; et le baroquisme de vos oeuvres qui vous lient de façon indissoluble à l'Espagne et à vos racines ?
Et puisque vous savez "tout" sur vous, expliquez-nous l'omniprésence, la récurrence de cet animal dans votre oeuvre, tant en peinture qu'en sculpture : Vous le représentez au niveau de la Bête, impatiente, agressive. Mais aussi et surtout, taureau torturé (même si vous ne mettez jamais en scène la corrida, elle est toujours "présente" ), dans un feu de couleurs et de décorations. Et puis, taureau sacrifié, douloureux avec ses gros yeux globuleux, si humains ! Humain et pathétique, l'animal dressé comme l'homme, hurlant d'un cri muet, amer et dérisoire, multiple de tous les symboles qu'il véhicule. Quels sont, pour vous ces symboles ?
S. M. : Je crois que, pour l'humanité, le taureau a toujours représenté la force brute de la nature ; en même temps que l'intelligence primaire indispensable pour avoir la force de continuer vers l'inconnu. La Mésopotamie ancienne, les Egyptiens, les Grecs célébraient le taureau. Il avait même une telle importance dans ces civilisations que l'Antiquité a créé le Minotaure, au coeur de toute une mythologie, en particulier le symbole du labyrinthe...
J. R. : En somme, en plus de vous rapprocher de vos racines, il vous ramène à la culture ?
S. M. : Tout à fait. Le taureau mêlé à l'histoire de l'humain, sa culture, ses drames, sa vie, ses conquêtes. Le taureau est la force brute de la terre à cause de son indomptabilité face aux problèmes et au danger.
Le taureau est pour moi un symbole que j'ai transformé, que je peins et que j'humanise. C'est pourquoi mon exposition de la Rue Bleue, à Figeac, a été intitulée Le Hurlement du taureau. Je sais pertinemment qu'un taureau ne hurle pas ; mais pour moi, c'est un humain ; et sa révolte, sa façon d'être martyrisé, correspondent à mon approche de ces problèmes.
Quant au lien entre l'élargissement de mon horizon pictural et le baroquisme lié à l'Espagne ; c'est à cause de tous les amalgames entre cette Europe symbolique et l'Espagne. Les couleurs de l'Espagne sont fortes ; ce sont aussi mes couleurs que, par nécessité, j'ai employées.
J. R. : Nous changeons de sujet pour en venir, justement, à vos couleurs :Vous êtes un coloriste-né. Pourtant, vous n'employez que très peu de couleurs (qui d'ailleurs, vous ramènent toutes à l'Espagne : bleus du ciel, rouges du sang, bruns de la terre écrasée de soleil).
Lorsque vous peignez des scènes inspirées d'événements (Bombes, gratte-ciels, etc. ) ou des pays où vous avez vécu, comment modulez-vous ces couleurs par rapport à ces thèmes "étrangers" : Vous changez en fait de lieu, mais gardez les mêmes couleurs : comment se fait l'adaptation ?
Et qui donc vous a baptisé "le Sorcier de la couleur" ?
S. M. : Le transfert se fait naturellement. J'emmène l'Espagne avec moi. J'adapte ses couleurs, ses cultures, ses sensibilités au thème que j'ai en face de moi. La grande éclosion des artistes qui sont venus à Paris --ou d'ailleurs de ceux qui sont allés à New-York ou ailleurs --, est dûe au fait qu'ils ont apporté "leurs" couleurs, leur culture, qu'ils ont adaptées à la culture qu'ils rencontraient.
Pour moi, c'est là une richesse extraordinaire, qui fait qu'un de mes tableaux est différent d'un tableau d'un autre. Quand je peins un Gaulois ou Vercingétorix, je le fais avec ma culture d'Espagnol. Il est forcément différent d'un Gaulois peint par un Français !...
Qui m'a baptisé "Sorcier de la couleur" ? C'est une longue histoire qui a commencé vers 1952, j'avais à peu près huit ans ! J'avais l'habitude de m'installer sur le seuil de ce que nous appelions notre "maison" ; et je fabriquais des figurines en terre. Ensuite, je les couvrais de couleurs. Parmi les passants, certains s'arrêtaient pour m'en acheter. Admettez qu'à cette époque-là, j'appartenais pleinement à l'Art brut !
Un jour, est passé un chiffonnier qui sillonnait la province, allant d'un village à l'autre, pour acheter de vieux chiffons, des bouts de métaux, etc. Intéressé par ce que je faisais, il a discuté avec ma mère pour qu'elle me laisse partir avec lui dans son chariot. Et désormais, il échangea mes figurines contre toutes sortes d'objets de récupération ! Il conduisait le bourricot ; et moi je m'installais tout en haut de la carriole, rêvant aux nuages, admirant la campagne, tout en réalisant avec la glaise mes petites sculptures. Bien sûr, les couleurs que je posais dessus étaient de ma fabrication, faites à partir de terres que je récupérais ici ou là. En arrivant dans chaque village, l'homme se mettait à crier : "Des sculptures ou des chiffons ! Du cuivre ou des sculptures !" Tout le monde venait voir, apportant ce qu'il pouvait troquer ! Ensuite, nous dormions au long des petites routes, et mangions ce que nous pouvions nous offrir !
Le terme de "sorcier de la couleur" est né dans ces villages, imaginé par des gens qui aimaient les couleurs de mes figurines. Et qui disaient : "Cet enfant, c'est un vrai sorcier de la couleur!" Vous voyez que déjà, c'est le peuple qui a joué un rôle positif dans ma vie, et qui s'est intéressé à mes créations !
J. R. : Pour terminer, je voudrais vous placer de nouveau sur le grill. Vous êtes parvenu à un stade de célébrité et d'intérêt --bien que vous vous en défendiez --, où l'on peut parler de "carrière" : Vous êtes invité à exposer à travers le monde (Espagne, USA, Turquie, etc.). De gros livres très "pointus" (Ah ! ces expressions à la mode ! ) sont écrits sur vous et sur votre création. Des oeuvres de vous sont dans divers musées.
Comment vivez-vous cette célébrité ?
S. M. : Tout naturellement ! Si vous prenez un verre contenant de l'eau, et que vous y ajoutiez de la terre, dès que vous cesserez de remuer, la terre se déposera doucement au fond ! C'est ainsi que je vis ma situation. Je n'ai rien fait pour être connu. Bien sûr, comme tous les créateurs, je vis avec cette anxiété que mon tableau soit regardé. Je crois que c'est indispensable ! Les oeuvres sont destinées à être regardées, critiquées par un public avide de voir des choses qui l'intéressent...
Des oeuvres dans des musées, oui, j'en ai ! Le premier qui m'ait acheté une toile, dans les années 70, est le Musée d'Art contemporain de Madrid. Il y a donc une trentaine d'années. Le tableau s'intitulait "Poires au printemps". Mais je trouve que ce n'est pas important ! Ce qui m'intéresse surtout, c'est la vie et l'oeuvre, les épisodes de ma vie. De nombreux artistes ont des oeuvres dans des endroits très officiels. Mais ces oeuvres enfermées dans des lieux sans vie, ne seront rien dans l'histoire de l'art. Je préfère de loin parler des gens qui m'ont fait confiance, s'intéressent à mon travail. Même si ces musées --je pense en particulier aux grands musées américains-- ont pris l'habitude de "diriger" l'art, même s'ils ont la prétention de détenir la baguette magique qui fait surgir l'art d'aujourd'hui, à mon avis, il n'en est rien ! Car la plupart des artistes qui y ont des oeuvres sont "en créativité commandée" ; et je ne crois pas que ce seront eux qui influenceront l'histoire de l'art ; ni que ces musées soient une donnée spécifique et référentielle de notre fin de siècle !
J. R. : Revenons au début de cette réponse :Vous voulez dire que lorsque vous créez une oeuvre, l'idée du regard d'autrui est aussi importante que la réalisation de la toile ?
S. M. : Je crois qu'il y a un temps pour chacun : dans la première partie, le peintre est narratif, inscrivant une communication à destination des autres. Mais ensuite, il l'élabore et la transmet en solitaire ; et, à mesure que son oeuvre échappe à son regard, elle entre en communication avec l'autre qui la reçoit à une étape donnée. Car, je ne crois pas qu'une oeuvre puisse être jamais finie. Jamais je ne considère un tableau comme étant terminé. D'ailleurs, chaque public a son regard. Chacun "fait" son tableau. Ce tableau va connaître des essais, des allers-retours, des lectures successives. J'ai fait un jour la réflexion qu'un tableau peut être un miroir dans lequel regarde le spectateur. Le miroir lui transmet son regard, sa communication. Mais nul ne pourra jamais se placer au point du miroir d'où on saura avec certitude quel regard, quelle réflexion il communique. C'est pourquoi un tableau ne peut pas être jamais terminé. Alors, je le laisse ; je reviens parfois vers lui...
Mais c'est un plaisir de savoir qu'en fin de compte, les tableaux sont faits pour les autres. Que mon travail, celui des autres artistes, sont destinés au regard d'autrui. C'est pourquoi je ne comprends pas les artistes qui, à la télévision, affirment ne peindre que pour eux. Je ne pourrai jamais admettre cette attitude !
J. R. : Il faut prendre en compte la forme de création dont vous parlez. S'il s'agit d'artistes ayant comme vous la volonté de peindre, je crois aussi qu'ils ne sont pas sincères (la meilleure preuve en est, d'ailleurs, qu'ils sont à la télévision où ils sont sûrs de bénéficier du plus grand nombre de regards !)
Par contre, si vous parlez --et maintenant, on les "voit" aussi à la télévision -- des créateurs de l'Art brut --les authentiques, cela va de soi --, il est incontestable qu'ils n'avaient ni la conscience d'être artistes, ni celle de produire des oeuvres d'art. C'est a posteriori le regard d'autrui qui les a faits tels et qui a fait de leurs oeuvres des "oeuvres d'art" ! Lorsqu'on parle d'Aloïse ou de tous les gens qui ont figuré dans les collections de Prinzhorn ou de Dubuffet, ils n'étaient pas des "artistes". Ils se sont lancés dans une création --la plupart du temps en cachette, d'ailleurs -- uniquement pour calmer leur intolérable douleur ; avec peut-être le sentiment de faire quelque chose de "beau" qui les rendait heureux ; mais en aucun cas destiné au regard des autres. Dans leur cas, c'est autrui qui a détourné le sens de leur création.
Peut-être est-ce de ces créateurs de l'Art brut que parlait le réalisateur de télévision ? Sinon, en effet, et précisément dans ce lieu, de telles déclarations sont aberrantes et à coup sûr mensongères!
S. M. : Peut-être ? Mais peut-être aussi, à l'origine, étais-je dans le cas de ces créateurs d'Art brut ? Comme eux, je n'avais jamais appris à dessiner, à peindre. Jamais je n'avais pensé être en train de faire quelque chose d'important pour les autres. Jamais je n'avais eu l'intention d'être artiste. Mais je vous ai déjà dit tout cela !
Ensuite, m'est venue une opinion particulière. Que mon travail était fait pour être vu par d'autres, que je ne ferais jamais un tableau pour qu'il reste dans une cave ! Je pourrais admettre qu'il soit voué à être brûlé ; mais jamais enfermé dans le noir !
J. R. : Nous en revenons donc à ce besoin de vous affirmer que nous avons évoqué...
S. M. : Pas de m'affirmer ! D'"être" ! Il y a une différence énorme ! Je n'ai nul besoin de m'affirmer, parce que j'ai toujours eu une conscience profonde de moi-même, de ma lutte. Mais j'ai toujours voulu "être". Et pour "être", il fallait se nourrir spirituellement ; malgré tous les efforts de la société où nous vivions, pour nous anéantir ! Je me souviens d'un exemple qui va illustrer ce que je vous dis : Lorsque j'étais dans ce camp, et qu'il y avait des travaux pénibles à exécuter, on nous y emmenait, nous les esclaves, même si nous étions petits. On nous faisait creuser des trous, cimenter des maisons... Un jour, sont passés devant nous, dans la rue, des garçons défilant en uniforme. Moi, j'étais là, avec une pioche. Et parce que je m'étais arrêté de travailler pour les regarder passer, le chef m'a apostrophé en disant : "Qu'est-ce que tu regardes ? Viens ici, et reprends ton piochage !" J'avais huit à dix ans, à ce moment-là ; et mes larmes coulaient malgré moi ! Ce sont des choses inoubliables ! Et, par voie de conséquence, l'art pour moi, a toujours eu pour but de me permettre d' "être" !
J. R. : Puisque nous parlions plus haut de post-modernité, essayons de vous situer par rapport à votre temps : Dans son ouvrage, intitulé Musique et post-modernité, Béatrice Ramaut-Chevassus écrit que ce mot "a signifié repli, s'est appuyé sur un jeu avec les références".
Dans la préface à votre livre, René Schérer semble d'accord, puisqu'il parle de "refrains lancinants".
Cette idée pourrait-elle expliquer votre désir constant de vous rattacher à des référents, comme nous l'avons abordé plus haut?
Sinon, comment vous situez-vous par rapport à la création contemporaine ?
Quelle pierre avez-vous le sentiment de lui apporter?
S. M. : Cette question revient en effet dans plusieurs réflexions que nous avons traitées. Bien sûr que, comme tous, j'ai eu des référents. Et, même si dans ma famille, nous n'avons pas eu une histoire de l'art, nous avons eu une histoire de la culture, et de la culture de l'art. Et, comme je l'ai illustré avec l'exemple du fleuve, certains artistes ont laissé des jalons importants, auxquels je me suis accroché. Mais maintenant, j'ai fini de passer de l'un à l'autre. Vous me trouvez dans un moment où je suis "en l'air". J'ai sauté ; je crois que vous l'avez remarqué, puisque vous avez parlé de "risque". Bien sûr que c'est dangereux de sauter en ayant abandonné les référents et de se retrouver au-dessus du vide ! C'est là mon rapport à l'Art contemporain ! Mais je n'y suis pas seul : j'ai la joie et la chance d'avoir dans mon entourage, des musiciens, des physiciens... qui se situent hors de l'officialité. Je dois donc le répéter, parce que c'est unique : Je suis cet homme qui saute, qui est dans l'espace parce qu'il n'a plus de supports sur lesquels s'appuyer, qui est tout seul parce que l'officialité, les journalistes contemporains... n'ont pas la clairvoyance de l'oeil indispensable, cette clairvoyance de l'avenir qui leur ferait savoir qu'un nouveau jalon sera bientôt posé ; qu'ils préfèrent l'attitude commode qui consiste à continuer de se référer au passé...
Alors, quelle vision ai-je de l'Art contemporain ? Je me vois en train de sauter ! Sauter dans le vide, avec une curiosité immense pour les choses que j'induis dans les formes, la peinture, l'art que je vois en gestation. Cette question est très difficile, mais je ne veux pas tomber dans les travers universitaires, et créer toute une théorie ! Je crois que nous pourrions quitter ce sujet et ouvrir une porte sur un autre horizon, en disant que chacun cherche, induit les pistes qu'il explore avec une luminosité incroyable ! Mais avec beaucoup de peine, parce que les médias et l'officialité n'ont pas conscience de cette nouvelle porte ouverte. Bien sûr, plus tard, quand nous les créateurs en train de chercher, aurons enfin trouvé, ils s'exclameront pour dire combien nos découvertes sont extraordinaires ! Mais c'est maintenant que nous avons besoin d'eux !
Après tout, peut-être cette espèce d'incommunication est-elle nécessaire, entre l'officialité et le chercheur qui voit des choses magnifiques dont il ne peut faire part à personne !
J. R. : Malgré ce moment de découragement que vous venez de manifester, une question me semble importante : Si je considère les Impressionnistes, on peut dire qu'ils ont apporté le sens de la tache, de la lumière, etc... Picasso, les formes...
Vous dites : "Je suis en train de sauter". Dans votre élan, au stade où vous êtes parvenu, qu'avez-vous le sentiment d'apporter aux futures générations qui s'accrocheront à votre support ?
S. M. : Ma réponse ne sera là encore, pas définitive : je peux vous résumer les choses qu'en ce moment j'induis. Mais dès que j'aurai fini de vous en parler, j'en induirai de nouvelles !
J. R. : Mais à ce jour et à cette heure, que pensez-vous être en train de proposer ?
S. M. : Je pense que j'induis très fort la forme de l'être humain. Malraux disait que "le siècle à venir sera(it) spirituel ou ne sera(it) pas. Je crois qu'il faut s'attendre en Europe à une grande révolution spirituelle, même si nous avons à notre côté de grandes avancées technologiques. L'être humain est en train de se rendre compte combien est nécessaire le noyau intérieur qu'il a en lui ; qu'il est temps de l'extirper pour le déchiffrer. Ma peinture, mon oeuvre, voit et induit la figuration, mais une figuration différente ; la déformation ; la couleur de la liberté ; "la couleur de notre oeuvre", comme dirait Miro. Cela se retrouve dans chaque oeuvre.
Je crois être un révolutionnaire-né, mais un révolutionnaire par un mystère quelconque. Il doit aussi exister un rapport de coïncidence, pour que je me trouve toujours de l' "autre côté" de la société ; pour que je sois toujours en déséquilibre par rapport à l'officialité de l'art. J'ai essayé comme tous les artistes d'établir ces communications, mais il semble y avoir chaque fois une espèce d'entorse, de révolution qui s'accroche à moi et les effraie. Il est venu plusieurs fois dans mon atelier des inspecteurs des Beaux-Arts. Quelqu'un, chaque fois, les avait envoyés, qui se demandait comment il était possible à Saülo Mercader, de travailler aussi solitairement? Ils sont arrivés, se sont étonnés, ont admiré ; mais jamais ils n'ont donné suite à leur visite en me proposant une commande officielle ! Moi, je suis toujours étonné de cette situation ; de me dire qu'il existe quelques rapports entre l'officialité et moi-même, mais que plus fort encore, il y a l'incompatibilité !
Par contre, il y a aussi en moi une force qui me fait vivre comme un peintre, parler comme un peintre ; de sorte que des gens ont envie d'éditer des livres --et vous voyez comme ils sont beaux -- sur mon travail ! Ces livres seront ma mémoire, ils auront dans le futur, valeur de témoignages. Et je crois que l'officialité sera bien étonnée, alors, de constater l'importance que j'aurai prise en tant que peintre, sans être dans le courant officiel !
Et j'en reviens une fois de plus à ce "nous". Je crois profondément que c'est le public situé hors de la société établie qui me fait vivre ! Sans lui, je ne serais pas peintre. C'est en tout cas ainsi que les choses se sont déroulées en espagne ! Quand j'ai réalisé ces toiles sur les waters dans le clocher de l'église du couvent, je n'avais que ce lieu invraisemblable pour travailler, et aucune reconnaissance officielle ; quand j'ai commencé à lancer les toiles par les fenêtres parce que je ne supportais plus le bruit des cloches, c'est le peuple qui les a ramassées dans la rue et emportées chez lui ! C'est donc par hasard que mon geste d'humeur a attiré vers moi les journalistes ; et qu'ils ont parlé de mes oeuvres : Mais c'est le bouche-à-oreille populaire qui les a alertés ! Peut-être dans un autre pays, se serait-on rendu compte qu'un enfant né dans la boue la plus abjecte, abandonné de tous, traité comme un esclave, privé du droit d'aller à l'école, se retrouvait avec un doctorat reçu avec mention très bien, et une thèse publiée par l'université ! Alors, en constatant qu'il était devenu un grand peintre, aurait-on logiquement dû se dire : "Il faut faire quelque chose pour lui !". Mais non ! C'est le contraire ! Alors, je crois que c'est ma destinée ! Et que, pour toutes ces raisons, je continue d'être un peintre révolutionnaire !
ENTRETIEN REALISE A PARIS, DANS L'ATELIER DU PEINTRE, LE 8 FEVRIER 1999.