Parti à la fin des années 60 en Amérique du Sud, Claude Place partage pendant plusieurs mois la vie d’une secte étrange, rencontrée par hasard, les Encostalados dont les doctrines le ramènent à des initiations originelles et une vie très primitive. Succéderont à cette période en marge, des années d’expérimentation de paradis artificiels provoqués par la consommation de yagé, drogue “télépathique”, et de marijuana, qui l’amènent un jour à prendre des crayons et à dessiner.
Faut-il alors penser que l’atavisme transmis par une grand-mère qui conservait tout, même “les bouts de ficelle trop courts pour pouvoir servir”, a déterminé la forme inconsciente de sa création ? Toujours est-il que "Le Sorcier yagé", sa première oeuvre, créée à l’instar de l’écriture automatique des Surréalistes, énorme personnage multiforme, à la fois monstrueux, splendide et déconcertant, est un magma de minuscules masques, pictogrammes, têtes d’oiseaux, cornes ou plumes stylisées... organisés sans autre logique que l’appel de l’un par le suivant ; de part et d’autre d’un pseudo-axe de symétrie vertical constitué par deux visages superposés : l’un, tubulé, aux énormes yeux hagards et aux lèvres lippues ; le deuxième, au-dessous, semblant émerger de la gorgerette du premier, plus sophistiqué encore, avec sous le menton deux masses longilignes incurvées, qui pourraient être des jambes. Des dizaines de dessins suivront la même veine d’inspiration, avec toujours semblable dualité : serpents gueule à gueule, griffes à griffes ; tortues bicéphales aux écailles travaillées avec des finesses de dentellière ; oiseaux ou papillons aux plumes ou ocelles niellées comme par un orfèvre !
Jusqu’au jour où, quittant une démarche à laquelle il a donné le nom évocateur de “Graphotasmes”, Claude Place en vient à l’Art’semblage" et passe à des compositions spatiales. Il rapporte en France des centaines de poupées désarticulées achetées à une vieille femme de Quito ; les combine à des objets récupérés dans des vide-greniers, voire des poubelles. Il a désormais échappé à l’empire de la drogue. Commence alors un long travail de re/création de personnages très inquiétants. Car, vite, il quitte le jeu “gratuit” de l’assemblage pour en venir à des variations subconscientes qui, toutes, le ramènent vers l’érotisme : Bacchusénorme et licencieux, Barbies à dentelles noires et enchevêtrements de corps sadomasochistes, poupées à fourrure très évocatrice, têtes maléfiques à anatomie-coloquinte... Dans chaque oeuvre, le côté ludique tend vers la cruauté : beauté et rôle mortifère d’un insecte ; sagesse et agressivité d’une tortue aux ongles rouges démesurés... Les objets détournés donnent aux êtres ainsi conçus un sens différent, souvent dérisoire ! En même temps, comme pour les dessins, l’artiste travaille avec une finesse, une élégance, une légèreté, un sens rare de l’équilibre, de l’harmonie et de la couleur. Il tolère les interventions du hasard, assemblages aléatoires jusqu’à ce qu’un élément déterminant prenne le pas sur les autres, bouleverse le rythme et entraîne irrémédiablement le créateur vers des personnages “appartenant” à “son” monde.
Parallèlement, Claude Place s’est depuis toujours adonné à la photographie. Mais, là encore, la réalité lui a paru trop fade ! Corrigeant, superposant des négatifs, il est parvenu à créer des noirs très denses, des couleurs luxuriantes là où les demi-teintes le laissaient indifférent... Trop simple, encore ! Il s’est mis à découper certaines parties, les a recollées ailleurs en des associations inattendues, et rephotographiées pour donner des créatures insolites, animalières ou humanoïdes, toujours en relation avec son environnement naturel. Le résultat est surprenant ! Car, lorsque le photographe en a terminé avec cette étrange alchimie, l’oeuvre obtenue est si semblable à celles de naguère qu’il est, pour le spectateur, quasi-impossible de différencier collages et dessins !
En somme, la boucle est bouclée : “sous influence” ou serein, Claude Place crée à l’identique depuis l’origine, avec une démarche obsessionnelle si psychologique, noire mais jubilatoire ; une telle liberté d’expression, qu’il appartient incontestablement à la mouvance singulière dont il se réclame, d’ailleurs.
Jeanine RIVAIS
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1998.
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 64 DE JUIN 1999 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA. ET DANS LE N° 60 DE DECEMBRE 1998 DE LA REVUE IDEART.