Plus de trente ans se sont écoulés depuis que j'avais rencontré Solomon Rossine en Russie d'abord, puis en France où il était invité pour une exposition. Et voilà que, parmi les gens sur qui j'avais écrit il y a si longtemps, et qui sont réapparus dans ma vie suite à la rencontre fortuite avec le scénographe Didier Benesteau, il figure au premier plan. Trente ans ! Certes nous, les deux protagonistes, avons subi le poids des ans : des rides sont apparues, des cheveux ont blanchi. Mais l'œuvre de Solomon Rossine ? Un long temps passé dans son magnifique atelier, où il a aménagé un étage d’exposition, un étage de travail où se retrouvent dessins préparatoires et peintures, un étage réservé aux toiles immenses qu'il réalise périodiquement, m'a amenée à penser que l'œuvre est toujours bien vivante, qu'elle a parcouru ces trente ans, égale à elle-même, que toujours elle conjugue les moments où se serre la gorge du visiteur ; où il est ému ; où il sourit, rit peut-être comme naguère ; parce qu'apparaissent les mêmes thèmes, les mêmes personnages ; LE même artiste témoignant de son sens de l'observation et de son extraordinaire sensibilité pour "rendre compte" picturalement à sa manière de ce que fut pour lui la vie en URSS ; de ce qu'elle est devenue en Russie, et de ce qu'elle est pour lui, en Bretagne. Subséquemment, mon texte, écrit en 1994, n'a pas non plus pris une ride !
Toutefois, si comme il a été écrit quelques lignes plus haut, Solomon Rossine est resté fidèle aux thèmes, au style-même, à son éternelle aspiration à traduire par le côté sombre de ses œuvres, le drame de l'histoire soviéto-russe, la vie et la mort, l'inhumanité des hommes, leur grandeur, leurs misères, son parcours n'est plus perçu comme naguère. Il y a ce petit quelque chose ("Liberté, j'écris ton nom" ?) qui se traduit dans ses œuvres plus libérées, l'humour dont il fait preuve. Les vagabondages de son esprit qu'il met en images, attestent qu'il a gagné cette liberté, qu'il s'est épanoui dans ses créations. Et par suite, que chaque sentiment naguère exprimé y existe encore autrement, mais facile à repérer. Il n'y a donc à redouter aucune redite, à reparler trente ans après, des sentiments éprouvés par le visiteur en re/voyant les œuvres du "même" et néanmoins "autre" Solomon Rossine, ni par ceux exprimés jour après jour par l'artiste lui-même.
"Des sentiments" ? "Quels sentiments : Il n'y a pas de sentiments dans mes œuvres" affirme Solomon Rossine, en manière de boutade, bien sûr, sachant que son interlocuteur va se récrier !!
Et comment ne se récrierait-il pas, quand la tendresse est là, bien évidente, dans la plupart des œuvres qui s'offrent à son regard tout autour des cimaises ! D'ailleurs, elle était déjà là, avant même la visite, dans le sourire tellement convivial avec lequel il a accueilli le groupe de ses visiteurs. Elle est là partout dans la façon dont il a peint le jeune garçon endormi de guingois sur sa chaise ; dont le bébé repu tient dans ses petits doigts le tétin du sein dénudé de sa maman ; dans la scène où une mère tzigane s'éloigne un peu de ses voisines pour bercer son enfant… Elle est si fort dans la descente de croix, lorsque Joseph d'Arimathie serre le Christ étique entre ses bras, un de ses disciples sortant de son tombeau pour retenir ses pieds, que les plaies de Jésus scintillent et qu'une colombe apparaît sous sa main!...
Elle se teinte de nostalgie pour les femmes cosaques assises à leur fenêtre, regardant l'horizon vide ; pour la jeune femme mi-allongée, mi-debout sur la grève d'une mer démontée, saluant une dernière fois de la main tenant son mouchoir, les occupants de "la Voile écarlate" qui s'éloigne.
Et le visiteur réalise, devant ces œuvres et tant d'autres, comme il s'en rendra compte tout au long de la visite, que ce qui aurait pu être un paradoxe, -passer tour à tour de la vie soviétique d’autrefois quand Solomon Rossine était un artiste débutant, sous le joug terrible de l'oppression, à la vie russe ou bretonne d’aujourd’hui- ; ne présente pour lui aucun problème, puisqu'il traite l'un et l'autre de la même façon, de son style inimitable, comme si la vie était de tout temps pour lui aussi dure et cruelle ; ou gaie et familière ; véhiculait autant de beauté et de laideur, d'harmonie et de dissonance, de méchanceté et de compassion… !
Des preuves de cette totale liberté acquise au cours de ces trente années ? Côté érotisme, il a pu sembler qu'au cours du XXe siècle, la situation étant ce qu'elle était, les peintres russes se soient montrés plus prudes que leurs homologues occidentaux, même si l'érotisme a toujours fait partie de leurs créations. Mais, foin de censure et d'autoprotection chez Solomon Rossine ! Foin du "Style sévère" de l'art soviétique ! Foin du Naturalisme dont, pourtant, il adopte les caractères généraux, à savoir les représentations de la vie quotidienne dans sa banalité et ses laideurs, du travail ouvrier ou paysan et des paysages. Foin du Réalisme, même si certaines de ses œuvres sont d'une crudité redoutable : Pour l'artiste, qu'il illustre un conte populaire, qu'il peigne un soldat, un berger ou un notable (et c'est rare car seul le peuple le concerne !), il les libère de toute tension psychologique restrictive. Il peint ses œuvres érotiques "à la manière de…", à SA manière, intemporelle, éternelle !
Il insiste sur la lascivité de "La Gorgone" "étalée, cuisses écartées, pubis en évidence, au milieu de ses serpents ; illustre les années 60 peut-être, où la mère se montrait nue devant son jeune enfant ; borde la pornographie lorsque trois individus nus triturent le sexe, piquent la poitrine d'un satyre endormi (à moins qu'il ne s'agisse alors d'humour, où les rôles seraient inversés, les tentés devenus les tentateurs ?) ; frôle la paillardise avec trois jeunes filles nues piqueniquant au bord de l'eau, se lutinant à qui mieux mieux, l'une croquant la pomme, l'autre laissant tomber une fraise dans la bouche ouverte de la troisième, etc. Il faudrait citer encore et encore les nuances de l'érotisme à travers les œuvres sensuelles de Solomon Rossine, montrant les fêtes au village, l'étudiant dévorant des yeux son modèle, des scènes "champêtres" au clair de lune ! Mais le summum de l'érotisme réside dans l'œuvre intitulée "Bas les armes", dans laquelle (la si célèbre) Suzanne s'enfuit fesses nues devant l'assaut des vieillards lubriques !
L'humour, ensuite ! Qui donc a écrit que "l'’humour russe, c’est plus que de l’humour, c’est un état d’esprit. C’est une des plus importantes formes de culture populaire verbale russe ; mais, hélas, presque aucune de ses riches traditions n’a été exportée vers l’Ouest" ? L'auteur, assurément, ne connaît pas l'œuvre de Solomon Rossine, alors que l'humour abonde dans ses œuvres, pratiquement incontournable, même dans celles où le visiteur ne l'attend pas ! Il est dans la liberté de représentation qui caractérise l'artiste, dans l'ouverture sur toutes les possibilités qui élèvent l'humour dans ses différentes formes au rang de catégorie esthétique. Il est dans la similitude entre la fillette et son chien, tous deux exposant sans honte leur entrejambes(entrepattes) ; il est dans la soif de gloire du peintre, rêvant d'un messager qui descendrait du ciel pour lui remettre une couronne de laurier ; il est encore dans l'esprit du faux croyant assis dans son jardin, enlaçant Jésus pour le tenter, sous l'œil menaçant des soldats ; il est encore dans "La blague de l'idiot" qui ne fait rire que lui, tandis que la vieille femme auréolée de blanc et Jésus dans un coin sombre passent tête baissée : et n'est-il pas dans le jardin d'Eden, où, au milieu des animaux, un couple se tourne le dos, tandis que la femme tient enlacés ses deux enfants, et qu'un étrange oiseau à tête de renard s'approche subrepticement ! En somme, l'humour est dans tout ce qui, en art, relève du jeu physique, moral… et Solomon Rossine, intégrant les principes opposés du plaisir et de la réalité, joue beaucoup avec ses personnages ! Chez lui, l'humour est devenu une technique caractéristique de son art. Il brise ainsi les frontières entre le grand art et la vraie vie.
"Blague à part", diraient les joyeux drilles de l'artiste. "Passons aux choses sérieuses !". Et il s'agirait alors d'en venir à la religion et aux croyances et superstitions dans sa création. Chacun sait que, pratiquement depuis toujours, l'art russe a été soumis à la religion et aux pouvoirs en place, dont le dernier, bien trop omniprésent, qui a supprimé pratiquement tout droit à l'Art contemporain, lui préférant les formes traditionnelles. Pourtant, nombreux sont les artistes qui sont en rupture avec le passé, témoignent d'idées créatrices, sont profondément affectés par les problèmes actuels. Il en va ainsi avec Solomon Rossine qui aborde souvent le sujet religieux. Jésus, en particulier, tient une place de choix dans la vie de son petit peuple : sa naissance dans une grange, Joseph assis près de l'âne et du bœuf, Marie à l'avant, dans une niche, tenant dans ses bras le nouveau-né, tandis qu'un moine annonce la grande nouvelle au peuple entassé, en prières dans la neige ! Et puis, Jésus en majesté, comme dans la Cène de Léonard de Vinci ; Jésus, nu sauf pour un petit pagne, soignant une enfant malade, à côté des parents inquiets ; Jésus dont une jeune enfant lave les pieds, tandis que, les deux mains levées, il bénit la tablée, etc.
Contrebalançant la religion, le peintre revient souvent sur les contes et légendes de Russie, les illustrant de faunes, satyres et autres créatures sylvestres qu'il représente sous les traits de mi-hommes mi-boucs, rustres toujours, avec une queue, des oreilles de cheval et un phallus en évidence, témoignant de leur lubricité et leur caractère libidineux. Chez nombre d'artistes, ils sont représentés en compagnie de nymphes ou de ménades qu'ils pourchassent ; autant de personnages que Solomon Rossine remplace par des jeunes filles nues, lutinant ces sortes de monstres, les titillant, les repoussant, rêvant d'eux ; par de jeunes peintres sans doute tentés par la gloire… L'artiste semble attiré par l'étrangeté de ces êtres qui n'ont jamais d'origine connue, n'engendrent jamais, et se situent donc hors du temps des humains : si ces derniers sont représentés à tous les âges de la vie dans ses peintures, les satyres sont toujours adultes, ajoutant une notion imaginaire à ses scènes du quotidien. En somme, ils sont toujours marginaux, obscènes et différents !
On pourrait ainsi, à l'infini, analyser les différents choix picturaux qui donnent une telle envergure à l'œuvre de Solomon Rossine, parler de la délicatesse qui sert de faire-valoir à la violence de certaines scènes ; du fait qu'il a créé une œuvre majeure aux vibrations chromatiques si fortes, aux charges de matière si drues, qu'il faut prendre du champ pour les percevoir toutes ; de l'actualité qui a affecté son oeuvre ; etc. Et donner une place aussi importante qu'aux peintures, à ses milliers de dessins, aquarelles, pastels, gouaches, petites peintures linéarisées… avec lesquels il raconte les plus personnels détails de sa vie ! Ainsi, a-t-il dessiné/peint la vie des Gens du sud de la Russie, les étapes des pérégrinations des Tziganes, la vie des Caucasiens, le monde du travail, ouvrier surtout, mais aussi les enfants, les souvenirs de famille… Émouvant a été, entre autres, le tableau de Marie-Antoinette, reine de France, montée sur l'échafaud, peignant la terreur dans ses yeux au moment précis où elle a entendu le sifflement de la lame descendant vers son cou !
Mais la partie la plus touchante et poignante est la série consacrée à la Shoah, ce qu'il a nommé "La Shoah par balles" pour laquelle il a travaillé plusieurs années, peignant tous les membres aimés de sa famille qui, à tour de rôle ont été assassinés sous les yeux de l'enfant qu'il était alors ; approfondissant la détresse des enfants justement, "Ceux que personne n'a pleurés", puisqu'il n'y avait plus d'adultes pour le faire ! Lui qui, de toujours, s'est intéressé à l'humain, a su rendre l'esprit et l'âme russes, le destin juif, exprimer le tragique de cette période, le désarroi et le traumatisme qu'elle a pu créer sur les quelques survivants !
Ainsi, en plus de trois-quarts de siècle de peinture, dessins, réflexion sur la vie, sur l'humain, le peintre a-t-il su trouver les compositions idoines pour exprimer chaque nuance, les couleurs légères et à peine lisibles sur les dessins, sourdes et mates pour les rendre évidentes dans les peintures, son œuvre plastique devenant un témoignage de toutes ces années tellement dures ; exsudant l'angoisse du futur, la mélancolie que peut ressentir tout homme exilé, même volontairement, de son pays natal, lui qui écrivait naguère : "Une fois que j’ai eu fini mes études et même pendant, j’ai acquis ma propre vision du monde, et selon cette vision j’avais déjà compris que pour être un peintre reconnu en Union Soviétique, il fallait être un peintre socialiste, c’est-à-dire : faire du réalisme socialiste. Or, je savais dès le départ que je ne ferais jamais ça".
Le visiteur, encore tout imprégné de ce périple artistique qu'il vient d'effectuer, pourrait penser qu'il s'agit-là de poésie picturale du désespoir, n'était qu'à partir de cette mort dont la récurrence accompagne ses réflexions, Solomon Rossine s’évertue à reconstituer la vie en un parcours organisé sur des incertitudes par un artiste qui, outre celui de la couleur déjà évoqué, possède un talent inné de la composition et de la mise en scène, une grande inspiration de ce qu’il souhaitait d'emblée naguère, ou souhaite quotidiennement réaliser, une grande maîtrise de son travail où le “fond” est traité comme le “sujet” ; où jamais ne se glisse la moindre dissonance qui, relevant de l’esthétique, lui ferait perdre le sens de sa progression picturale.. Subséquemment, son exigence mûrement réfléchie, l’a-t-elle amené à un travail résolument figuratif ; à créer dans une veine très personnelle, une œuvre riche, belle et puissante à la fois ; un théâtre de la vie appartenant désormais à l'Histoire, où se happent et se repoussent l'humanité et l'enfer ; un univers dérangeant, mais si puissant et personnel que personne n'envisagerait d'en changer le moindre coup de pinceau.
Jeanine RIVAIS
Ce texte a été écrit en 2023, suite à la visite de l'atelier de l'artiste, à Lannion en Bretagne.
VOIR AUSSI : Texte de Jeanine Rivais "La Russie singulière de Solomon Rossine", écrit en 1994 et entretien (1994) : les deux http : //jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique Retour sur un quart de siècle d'écriture