Davor Vrankic, brutalement coupé de ses racines croates, a-t-il éprouvé le besoin de témoigner de SA propre guerre ? Sans doute ! Le fait d’avoir vécu cet éloignement dans le confinement d’une mansarde exiguë d’une morne banlieue a-t-il influé sur la configuration du monde terrible qu’il met en scène depuis des années, sur d’immenses feuilles blanches ? Sûrement ! Mais il a su aller au-delà de ces deux hypothèses, passer d’une oeuvre libératoire à une fantasmagorie picturale éminemment personnelle ! Par contre, il reste important pour lui de dire que tous ses dessins ont été réalisés avec un stylomine rapporté du pays, et qu’il conserve superstitieusement comme un grigri !
Grâce à ce talisman, l’artiste a d’abord “fait vivre” d’hallucinants charniers d’individus encloués ; becquetés de rapaces ; emprisonnés dans des intestins noués ; entrelacés en des agonies d’apocalypses : un monde sadomasochiste ; beau néanmoins de cette beauté repoussante et paradoxale de l’horreur sacrilège !
Un jour, Davor Vrankic a décidé de réagir contre cette fascination morbide qui l’entraînait vers des abîmes de plus en plus insondables ! Sans délaisser le côté obsessionnel de sa création -sans d’ailleurs apparemment souhaiter s’en séparer- il a un peu adouci ses sujets, est accessoirement passé par des symboles christiques virant souvent, peut-être “malgré” lui, vers la dérision ; en tout cas, mûs par une volonté de bouleverser des tabous ! Et il a éprouvé le besoin de se rattacher désormais à des référents culturels, Rembrandt, Goya... comme pour s’excuser d’une si invraisemblable dextérité consacrée à des sujets passéistes et non à une modernité qu’impliquerait son âge ! Car, la trentaine tout juste amorcée, Davor Vrankic maîtrise parfaitement la puissance expressive de ses personnages agglutinés ; module avec art des passages clairs ou obscurs qui mettent en relief l’une ou l’autre parties de ses accumulations ; semble méditer sur la destinée d’une société vouée à la souffrance, à la torture, au délire physique et mental : non pour militer en la dénonçant, mais pour se laisser aller à une sorte de vertige visionnaire parfois brutal, une satire de l’éternelle comédie humaine, en un style incisif, baroque et sensuel à force de complaisance -sans que ce mot soit péjoratif- à dépecer des anatomies, “lécher” longuement des muscles ou des côtes, habiller des cuisses gainées de bas moirés ou de chausses faites de textures veloutées, satinées, glacées, frisées..., guillochées de petites lignes brisées ou onduleuses, incrustées, carrelées... ou (dé)vêtir des corps mi-nus ou serrés dans des collants travaillés comme des peaux, laissant apparaître des chairs boursouflées, scrofuleuses ou tatouées... Il “remplit” alors les espaces créés par les postures bizarres dans lesquelles il place ses individus, de centaines de minuscules têtes disposées dans des perspectives fuyantes, faciès grimaçants dont la laideur semble le contrepoint de ceux de l’avant-plan. Il comble enfin ce qui pourrait (!) être des vides, de pièges, planches cloutées, insectes désarticulés, etc. Le voilà donc “reparti” ! Et ses belles compositions “structurées” (d’ailleurs le sont-elles ?) diffèrent-elles, au fond, de ses vagabondages psychanalytiques originels ?
Allant d’un dessin à l’autre, le spectateur bouche bée d’admiration pour ces enchaînements sophistiqués, muet face à la bestialité exhibitionniste de ces personnages qui, néanmoins, ne semblent jamais évoquer des moments érotiques ; essaie de se détacher de ces “épidermes” malsains au moment même où la fascination est si forte qu’il tend la main pour toucher leurs apparents reliefs ! Pris au charme vénéneux de cette imagination hors de pair, de cet univers démoniaque, il imagine alors Davor Vrankic penché depuis la fin de l’adolescence sur ses feuilles, le nez collé pendant des mois sur chaque oeuvre, à peaufiner de son unique petit crayon, tel passage ; cadrer comme dans un objectif ses fantasmes et ses cauchemars ; générer ses effets de matières et de luminosités... Tout cela, prodigieux dessinateur, en noir et blanc, si proche de la gravure ; attentif toujours à “rester vrai” car conscient du risque de tomber dans l’esthétisme ; désireux sans renier la contemporanéité, de sauvegarder ses attaches à une caution culturelle rassurante ; frémissant du frisson pervers de chacun de ses personnages figés pour l’éternité comme des pieds-de-nez obscènes !
Jeanine Rivais.
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 58 DE MAI-JUIN 1998 DE LA REVUE IDEART.