JEAN COLLIN, sculpteur Entretien à bâtons rompus, AVEC JEANINE RIVAIS
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(L’entretien a d’abord porté sur les sculptures de Jean Collin ; puis à la traditionnelle question : " Y a-t-il quelque chose que j’ai oublié et dont vous aimeriez parler ", l’artiste a répondu : )
Jean Collin : Sur mon travail non, mais j’aimerais parler de l’Art singulier .Je suis très inquiet sur son avenir, son évolution picturale et psychologique. Je ne voudrais pas qu’il perde son âme.
Jeanine Rivais. : J’ai la même crainte, et je suis de plus en plus persuadée qu’il est en train de la perdre.
J. C. : Pour moi, l’Art singulier est quelque chose qui vient du fond de nous-mêmes. Cela peut être un cri, un signe de détresse, ou au contraire d’amitié, de joie. Mais c’est assurément quelque chose qui naît spontanément et que l’on veut partager avec les autres. Il doit demeurer ainsi. Je sais très bien qu’il y a des êtres pour qui peindre ou sculpter est la seule ressource ; et déjà c’est là un changement dans une démarche qui se veut singulière, puisque, à l’origine, elle n’aurait jamais été liée à l’idée d’un apport financier. Moi j’ai ma retraite qui me laisse libre de créer ce que je veux. Mais même ceux-là pour qui c’est une nécessité vitale, ne doivent pas abandonner cette origine fondamentale.
Malheureusement, beaucoup n’y attachent plus d’importance. Et à cause d’eux, nous allons tomber dans "la mode de l’Art singulier" ; dans une sorte de parodie produite par des gens qui, sous prétexte de réussite vont se servir de ce vocable pour obtenir du public des signes de reconnaissance : l’Art singulier va tomber dans un mercantilisme, dans des excommunications comparables à celles qui fleurissaient aux belles heures de Breton et du Surréalisme : les marchands vont faire avec eux comme ils ont fait avec des artistes des circuits plus officiels chaque fois qu’ils sentaient changer les modes : ils vont jeter sur certains des anathèmes ; lancer sur d’autres des "bénédictions" au gré de l’épaisseur de leur portefeuille !
J’ai connu Candide(¹) il y a une trentaine d’années. Il venait d’ouvrir son Petit Musée du Bizarre. Je suis allé tous les deux ans revoir son musée tellement original. Et nous nous sommes liés d’amitié. Malheureusement, il nous a quittés au début du printemps 2002. Sur les faire-part de deuil, était inscrit cette notice nécrologique : " Serge Tekielski, conservateur et balayeur du Petit Musée du Bizarre ". J’ai trouvé cette modestie, cette simplicité à la fois extraordinaires et exemplaires. Elles montrent que, malgré un ton exagérément violent souvent, malgré sa mauvaise foi parfois, il est resté sa vie durant un exemple de liberté.
Alors, vous, les gens qui vous occupez d’Art singulier, faites en sorte qu’à mesure de son évolution, demeure une liberté d’expression comparable à celle de Candide.
J.R. : C’est difficile ! A la virgule près, votre discours est le mien. Comme vous, j’ai tout à fait conscience que l’Art singulier est à une croisée de chemins, et que nombre de créateurs s’engagent dans le mauvais ! Récemment, je me suis disputée très violemment, avec une artiste qui, pendant toute une soirée n’a parlé que de "vendre", de "référencer", décidant (alors que, potière, elle n’est sculpteur que depuis deux ans) que tout le monde "copie" sur elle… Il me semble pourtant –et cela est un réconfort- que l’absence de mimétisme dont parlait Dubuffet, subsiste encore largement ; chez les authentiques Singuliers, du moins.
J.C. : Mais de tels mots sont complètement antinomiques de l’esprit de l’Art singulier !
J. R. : Voilà un vocabulaire qui conviendrait pour les circuits officiels, mais en aucun cas pour l’Art singulier.
Mais nous n’avons pas développé ce problème que vous avez évoqué tout à l’heure : celui des ressources. Car nombre d’artistes se réfugient derrière lui pour justifier la légèreté croissante de leur création. C’est encore un point sur lequel je suis en dissension avec eux : A une époque où chacun peut, sans discrimination de sexe, avoir un métier, je ne peux pas comprendre que des artistes se voient encore comme des esprits tellement supérieurs qu’ils se considéreraient comme déshonorés s’ils en exerçaient un ! Pourquoi ne comprennent-ils pas que, même si ce travail leur mangeait effectivement du temps, il serait en même temps leur liberté : liberté de créer comme bon leur semblerait, sans obligation de "faire mode" ! Le siècle de l’artiste hors du monde, au-dessus du vulgaire, me semble depuis bien longtemps révolu !
J. C. : Comment voyez-vous alors l’évolution de cette singularité ? Nous avons passé des heures à discuter de ce problème avec Jean-Claude Caire, dont chacun sait qu’il est, avec son Bulletin de l’Association Les amis de François Ozenda(²), la mémoire de cette histoire hors-les-normes.
J. R. : Le drame que je redoute est que, ainsi que vous le disiez, cette mouvance soit en train de devenir la nouvelle officialité. Et peut-être ceux qui sont d’authentiques marginaux vont-ils un jour baisser les bras ? Il y a une tentation, celle du consumérisme qui risque de faire tache d’huile !
Autrefois, les créateurs de cette mouvance singulière avaient véritablement le sentiment d’en faire partie. Aujourd’hui, des artistes qui ne s’en sont jamais souciés acceptent de participer à des festivals, sans se préoccuper si leur création est proche ou non de l’esprit de la tendance singulière. D’ailleurs, et cela ne met aucunement en question la qualité de leur création, sans doute n’auraient-ils jamais dû y être invités. Les organisateurs de festivals, avec tout le courage et le dévouement qu’implique leur démarche, auront aussi, dans les années prochaines, un rôle à jouer dans l’évolution de l’Art singulier.
J. C. : Au cours de cette discussion avec Jean-Claude Caire que j’évoquais à l’instant, il parlait de ces gens, de plus en plus nombreux, qui n’ont jamais eu la curiosité de savoir ce qui a existé depuis le début de l’aventure singulière ; et qui deviennent des donneurs de leçon.
J. R. : Je pense que le virage a été amorcé lorsque l’on a laissé galvauder l’expression " Art brut ". Etant donnée la volonté de Jean Dubuffet de réserver ce terme aux œuvres de sa collection, jamais il n’aurait dû être ainsi employé pour d’autres créateurs. Il aurait fallu décider que ce terme était, du fait de son exigence, devenu obsolète ; que désormais chacun oeuvrait dans la Singularité. Mais tout le monde a laissé faire. Et ce terme est désormais employé à tout propos –et hors de propos-. Subséquemment, l’esprit créatif s’est également dispersé ; et nous assistons à une avalanche de gens qui "font de l’art brut" (et l’aberration de ce terme "faire" de l’art brut apparaît chaque fois plus criante) !
J. C. Il est vrai que, sans entrer dans des carcans, ce qui aurait pu constituer une mouvance, consolider une aventure picturale et spirituelle solidaire, est en train de devenir n’importe quoi !
C’est pourquoi je suis très vigilant afin de rester en accord avec cette éthique à laquelle je crois profondément. Je pense que ce que je fais, ce que j’exprime dans ma sculpture, exprime en même temps toute ma passion de vivre, mes délires de formes et de couleurs. Il me semble que cette osmose est le propre de la véritable création. Et en tout cas, cette avancée me semble respectueuse de ce que l’on peut appeler la Singularité.
J. R. : C’est en effet ce qui devrait être la base de chaque création, et qui malheureusement s’y retrouve de moins en moins.
C’est pourquoi " L’annuaire " des Singuliers " que souhaite réaliser Pierre Souchaud avec Artension arrive tout à fait à propos pour faire le point. S’il voit le jour, cet ouvrage sera certainement révélateur des turbulences et des inquiétudes que nous venons d’évoquer !
Entretien réalisé lors du festival de l’Art singulier de Banne (Ardèche) en juillet 2002.
(¹) Candide : Serge Tekielski, fondateur et animateur d’un musée d’Art populaire qu’il avait baptisé "Le Petit Musée du Bizarre". Ce musée très marginal, proche d’un Art populaire paysan, a été le premier à s’ouvrir, avant même la création de la Collection de l’Art brut de Jean Dubuffet. Cf. entretien Jeanine Rivais avec Serge Tekielski Bulletin de l’Association Les amis de François Ozenda N° 68.
(²)cf. " P etite histoire des arts singuliers : Entretien de Jeanine Rivais avec Jean-Claude Caire. Edition Le Cri d’os 34 bis rue de la Tour d’Auvergne. 75009 PARIS/ Jean-Claude Caire : BP 44. 83690. SALERNES.
Jean Collin : Chemin du Gibet.07410 VAUDEVANT. Tel : 04.75.06.07.19.