DURDICA, UNE ŒUVRE DE LAQUE
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La laque ! Il y a trois millénaires qu'elle a subjugué des artistes en Chine. Puis sa technique s'est développée dans toute l'Asie du Sud-est. Au fil des siècles, leurs successeurs l'ont peaufinée, en ont fait l'un des ingrédients essentiels de leur création ; ornant de personnages, animaux, oiseaux, fleurs, des surfaces dont les brillants et les chatoiements ont de tous temps attiré la main du visiteur.
Depuis lors, tout artiste qui choisit cette forme d'expression doit savoir qu'il s'engage certes sur la voie royale, mais une voie longue et difficile ! Et encore, les temps ayant changé, ne crée-t-il plus lui-même sa laque, et se la procure-t-il "toute prête" ! Il sait, néanmoins –mais cela est également le cas des sculpteurs qui utilisent des émaux- que les produits accompagnant ce mode de création, émettent des vapeurs nocives pour les poumons –notamment le white spirit utilisé pour nettoyer les pinceaux- ! Dira-t-on alors que le laqueur produit une œuvre qui le met en danger ? Mais que ce danger vaut d'être pris, si l'on considère la richesse, l'originalité de cette forme d'art, la maîtrise, la recherche constante de la perfection qui en sont l'apanage. Une fois tout cela établi, le laqueur peut se mettre au travail.
Tel est le cas de DURDICA, artiste d'origine croate, installée en France depuis trois décennies. Cette artiste ne crée pas les bases sur lesquelles elle va peindre, elle les trouve au hasard de ses visites à des vide-greniers. Elle agit donc sur des décors préexistants (personnage, œuf, animal, etc.) et se considère comme "peintre sur objets". Sur n'importe quel objet ! Longtemps, influencée par ses origines, elle a créé des œuvres très proches de l'art populaire slave, mais l'obligation répétitive née de ces influences l'a bientôt lassée. Désormais, œuvrant dans la marginalité de l'Art singulier, elle couvre ses supports de foules de personnages enchevêtrés ; de formes entrelacées ; de visages entrecroisés ; de têtes d'animaux gentils ou aux dents féroces ; le tout relié par des éléments récurrents : pointillés, lignes infimes, droites ou ondulées… De sorte que, finalement, le spectateur se trouve face à une sorte de puzzle dont il lui faudra démêler les éléments, et pour ce faire, s'il a par exemple trouvé la mariée, déduire où se niche le nouvel époux, défier les entrelacs qui lui dissimulent le cortège. L'avantage, étant que, dans sa recherche, il peut –il lui faut- toucher la sculpture, tourner et retourner l'œuf, mettre l'éléphant les pattes en l'air… bref jouer à qui sera le plus finaud : de lui qui trouvera la trame de l'"histoire" enrubannée autour de l'anatomie en question, ou de la sculpture qui gardera son secret !
Chemin faisant, pour respecter la philosophie millénaire inhérente à la laque, plus contraignante que dans les autres formes d'arts, Durdica sait qu'aux éléments de formes, elle doit combiner les éléments de couleurs ; que dans la conception analytique de l'oeuvre, les couleurs expriment les principales fonctions psychiques de l'homme : la Pensée, le Sentiment, l'Intuition, la Sensation. Que le bleu est la couleur du Ciel, de l'Esprit ; le rouge celle du Sang, de la Passion ; que le jaune exprime la Lumière, L'or ; le vert, la Nature, la Croissance ; que le blanc est la couleur lunaire, reflet de l'absolu ; et bien sûr, que le noir est la couleur funèbre, mais que lorsqu'il est brillant il a le mérite de faire vibrer toutes les autres, créer toutes sortes de nuances, de significations plus ou moins psychologiques, confortées par le caractère intuitif qui s'y rattache : le rouge, puissant, irréfléchi, actif ; le rose lié à une sensation de douceur agréable, fugitive ; etc. Elle doit, instinctivement, tenir compte de tous ces facteurs lorsqu'elle veut créer une nouvelle harmonie pour un prolongement de couleur, ou au contraire un contraste, un équilibre différent.
Moins sensuel car les sujets sont plats et non pas courbes, et les jeux d'ombres et de brillances ne sont pas aussi aléatoires, aussi dépendants des formes choisies ; mais plus narratif, est le travail de Durdica sur la toile. Le visiteur peut directement appréhender le sens d'un visage au repos, d'yeux clos, de mains qui se lèvent, se tendent. Des figures peuvent s'enchaîner de droite à gauche, de bas en haut… Si le thème est aussi présent dans les objets, et se déroule du point de départ jusqu'au moment où l'artiste pose son pinceau, il est plus directement "lisible" sur la toile. Généralement, les éléments principaux se détachent au centre, et l'"histoire" va rejoindre les bords, comme dans n'importe quelle peinture. Inversement, il est impératif que ces visages de profil, ces mains, cette oreille, ces petits pictogrammes dansant sur cette joue… soient exactement à "cette" place. Sinon, l'équilibre demeure précaire. –D'ailleurs, l'artiste dépose souvent sur le support, un collage qui va fixer impérativement le point de départ-. D'où la nécessité pour elle de passer, revenir, décider de laisser ou d'enlever des remords, jusqu'au moment où elle "sent" intuitivement que cet équilibre est atteint, qu'elle "ne doit absolument plus" rien toucher !
De ce fait, se déroulent tour à tour une scène tendre avec "Quatre enfants à venir" ; un délicieux tête à tête après un "Déjeuner sur l'herbe" façon Durdica ; un moment de réflexion mélancolique dans un tableau paradoxalement intitulé "Espoir". Est-ce ironie, lorsque "Icare" cloué au sol fait mine de s'élancer et se retrouve à quatre pattes sur ce qui serait supposément le vide ? Est-ce du respect pour ces deux femmes auréolées dans "Deux mille ans", Marie et Marie-Madeleine peut-être, tenant sur leurs genoux l'enfant Jésus : Faut-il alors penser que l'homme qui serre Marie dans ses bras est Joseph, et que les larmes qu'il verse sont des larmes de bonheur à la vue de l'enfant nouveau-né ? N'est-ce pas de la dérision, de placer à l'avant l'"Homme invisible", les arceaux qui constituent sa tête étant le meilleur moyen de le repérer ?! Et pourquoi le chien est-il le seul à hurler l'alerte, alors que les humains continuent de dormir pendant l'"Enlèvement d'Europe" ?
On pourrait à l'infini s'interroger sur les intentions de Durdica, lorsqu'elle crée ainsi une œuvre qui, selon la subjectivité du visiteur, propose une infinité de possibilités ! Et pourtant, elle n'a pas conscience d'avoir généré de la psychologie dans ses tableaux ! Persuadée de réaliser des œuvres uniquement décoratives, à la question "Mais pourquoi une telle densité de personnages ?", elle répond : "Mais un seul objet, un seul personnage ne prouverait pas l'importance de mon travail. Ce que j'aime, c'est que les gens découvrent sans cesse un élément nouveau, encore et encore ! Qu'ils en sentent l'intensité !"(¹) Réaction étonnante, d'autant qu'elle a le temps de se poser mille questions, puisqu'il s'agit chaque fois d'une œuvre de longue haleine, chaque plage où elle a déposé la laque devant sécher pendant vingt-quatre heures, avant de pouvoir poser celle qui lui sera contiguë. Chaque création nécessitant ainsi plusieurs semaines d'un travail de patience !
Mais quelle contrepartie pour Durdica avançant si progressivement, de voir le travail se mettre en place, l'œuvre prendre forme, se confectionner, harmonieusement ou lui résistant ; et dans ce cas, elle doit recommencer, repasser, s'arrêter peut-être ; repartir pour sortir toujours vainqueur de ce tête-à-tête !
Finalement, n'est-ce pas, entre toutes les passions qui peuvent relier n'importe quel artiste à son œuvre, toutes les volontés à toutes les résistances, le travail de la laque qui en est la quintessence ? Mais ce travail n'est-il pas en même temps une école d'humilité, de patience, d'équilibre ? A Durdica de le dire !
Jeanine Smolec-Rivais
(¹) Voir entretien de Jeanine Rivais avec Durdica, http://jeaninerivais.fr Rubrique Comptes-rendus de festivals, Banne 2008.
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TECHNIQUE DE LA LAQUE DE DURDICA *.
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La peinture utilisant la technique de la laque, nécessite un support parfaitement lisse et une préparation minutieuse de la surface ou de l'objet à peindre. Après l'avoir enduit (avec un enduit gras extrêmement fin), il faut procéder au ponçage entre chaque couche de peinture successive. La surface ainsi préparée, la laque donnera un rendu parfait, résistant très bien aux chocs et à l'humidité.
L'application de la laque est difficile. En plus, elle dégage une forte odeur désagréable et son temps de séchage est très long : il faut attendre 24 heures entre deux couches de laque, pour éviter que la première ne gaufre au contact de la suivante. De même, si les différentes teintes se juxtaposent, des risques de fondus non désirés pourraient survenir. En raison de cette crainte majeure, seules de petites "surfaces" peuvent être peintes au cours d'une même journée. Ainsi, un mois entier est-il nécessaire à la réalisation complète d'un œuf ou d'un objet.
De par la brillance inhérente aux laques utilisées, il est inutile de vernir l'objet terminé.
* La laque glycérophtalique nécessite comme diluant, le White Spirit.