SONIA PEREZ, BRODEUSE ET TRICOTEUSE DE REVES, FAISEUSE D'HISTOIRES

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        A quel moment un artiste décide-t-il qu'il a besoin d'un monde fourmillant, qui ne laissera autour de lui, aucun espace vide ? Simone Le carré-Galimard qui avait créé, pour ses œuvres, le mot "Accumulations" disait qu'elle avait toujours entouré sa solitude enfantine d'une foule d'objets qui la rassuraient. Sonia Perez affirme, elle aussi, avoir confectionné dès sa petite enfance, des "cartes postales" sur lesquelles elle collait "toutes sortes de choses". Que, dans son chagrin d'enfant de cinq ans dont la mère vient de mourir, elle s'était mise à dessiner avec son père. Et que, dans son besoin de se sentir "entourée", elle collait ensemble ses crayons de couleurs pour dessiner plusieurs personnages à la fois ! "Peut-être", disait-elle lors d'un entretien, "parce que j'ai un peu peur du vide ? Ou que j'ai été élevée dans la joie de donner aux autres, recevoir certes, mais toujours donner. Donner des histoires, des histoires de bonheur. La couleur, c'est le beau". (¹)

Et certes, lorsque devenue adulte, lorsqu'elle a décidé de consacrer au dessin et à la peinture l'essentiel de sa vie, la couleur a éclaté dans la plupart de ses créations. Elle a puisé dans ses émotions, dans des situations de la vie quotidienne ou dans les traits de caractère de gens qu'elle côtoyait, les thèmes de ses grandes envolées picturales. 

      Qui dit "Accumulations" pense à une sorte de rébus où il est difficile voire impossible, de trouver les points de départ et d'arrivée. Pourtant les tableaux d'accumulations de Sonia Pérez sont aisément déchiffrables, une fois que l'on a trouvé le personnage (souvent central, parfois latéral) qui entraîne les populations d'images ou de têtes autour desquelles gravitent soit d'autres personnages, soit de très exotiques compositions florales, oiseaux, poissons… Ce faisant, elle s'est libérée d'une exigence de proportions ou de formats du tableau qui peut désormais présenter n'importe quelles dimensions, sur n'importe quels supports ! Aucune géographie, dans ses œuvres ; aucune partie qui soit privilégiée ou oubliée : l'œil ne peut s'attarder sur aucun point précis de la composition. Il s'accroche, vagabonde, se perd dans les détails… De là, naissent une poétique, une harmonie, à partir d'un effet de saturation. Jeu du hasard (que Francis Bacon qualifiait naguère de "heureux hasard"), et de cette harmonie, où celle-ci chaque fois l'emporte. Les apports ne sont pas prévus d'avance, mais trouvent leur place au gré de la fantaisie de l'artiste. Ce hasard est accepté et la perplexité prise en compte, puisqu'une nouvelle mise en place entraînerait une autre "narration". 

 

          Bacon –encore lui !- disait qu'"une telle création fonctionne par simplification ou complication". Laquelle a guidé Sonia Pérez lorsque, au fil des années (à moins qu'il ne s'agisse des aléas de sa vie personnelle à laquelle il faut ajouter un désir de construction ?), elle en est venue –comme pour respirer un peu- à laisser des espaces entre les éléments ("A mes morts") ; et même admettre des marges, ténues certes, mais bien là ("La solitude dans les plis", "Femme-oiseau et deux esprits"…).

       La foule devient alors une histoire ("Foule", car la partie "habitée" reste aussi compacte que dans les accumulations). Une histoire tantôt peinte, brodée ou tricotée, ou tout cela en un ; l'artiste piquant des motifs à la machine à coudre, fixant son papier ou ses tissus, rehaussant l'ensemble de surlignages plus ou moins délicats, bref octroyant à son "dit", une place "au milieu". Passant de l'imaginaire au réel, tel un dormeur qui, au réveil, essaie de fixer des extensions, des prolongements des éléments rémanents de son rêve. Celui-ci corroboré par des écritures ("Errance jubilatoire", "Anatomie d'un rêve"…) qui, parfois sont aussi importantes (intellectuellement et spatialement) que la partie dessinée. 

 

          "Foule", donc, aussi foisonnante qu'autrefois. Mais "située". Mais composée. L'œuvre, en quelque sorte devenue pénétrable, est désormais destinée à arriver au bout de la "narration". Des dessins, des collages, des coutures ou des tricots –comme il est dit plus haut- se sont mis à cohabiter sur le fond pictural. Il semble que Sonia Pérez ait appliqué ce qu'à l'époque du Nouveau Réalisme, Pierre Restany appelait "le geste d'appropriation (qui) est l'agent absolu de la métamorphose, le catalyseur de la révolution du regard" ("La Chute", "Le mystère des choses du dedans"…).

          Et, désormais, ses credo sont : "griffonner, tracer, amasser, tisser, installer, archiver, assembler, superposer, coller, coudre, déchirer, telle une accumulatrice attentionnée (qui) conserve précieusement les matériaux comme autant de morceaux de temporalité (qu'elle) ne cesse de transformer, réanimer, réhabiliter..."(¹). Toutes ces actions assur(m)ant le continuum de l'œuvre de Sonia Pérez, auxquelles on pourrait ajouter sans faire redondance, "ciseler" certains passages ("La solitude dans les plis") ; faire "se côtoyer" un visage classiquement élaboré et sophistiqué et une silhouette naïve digne des créateurs d'Art brut ("Anatomie d'un rêve"), etc. Mais toujours, faire galoper son imaginaire ! 

 

          Il faudrait revenir sur les talents de coloriste de Sonia Pérez ! Car toutes ces actions de "faire" sont sublimées par le choix des couleurs : rimes de rouges carminés sur lesquels les très fines linéarités blanches du dessin se détachent à peine ("L'entretemps") ; bleus nocturnes, parfois mats, parfois presque transparents, d'autres fois proposant des glacis ("Série sur le fil") qui donnent l'impression que "la lumière vient des dessous de l'œuvre elle-même" (²), générant des mystères et des sortes d'appels pour le visiteur. Harmonies de gris ("Une sirène sur un mur"), de bistres, ("Femme oiseau et deux esprits"), douces, apaisantes : le calme après les grands éclats ! Ou conjonction de tout cela ("Hambre") !

 

          Revenir enfin sur ses écritures. Placées toujours aux endroits des œuvres où se situe la pensée. Façon bien à elle d'amener le spectateur devenu "lecteur", à s'imprégner de ce qu'il voit : si fines qu' illisibles à l'œil nu,  elles lui semblent appartenir au monde du dessin. Entrecoupées, peut-être, ("La Constellation"), une partie se trouvant alors en off, elles créent un suspense et le laissent dubitatif. Longue méditation ("Passé sorcier"),  "Parfois, quand vient le soir / Quand tout est moins palpable / je deviens un bout de moi-même que je ne connais pas vraiment / ou plutôt que je ne veux pas voir / Cuba libre résonance intérieure d'un passé sorcier", elles le font s'interroger sur le paradoxe entre l'intériorité du début de la phrase et la contrepartie extérieure. Humoristiques, aussi, "J'aime la pluie avant qu'elle tombe". En français ou en espagnol (rémanence des origines ?). Servant possiblement d'écriture et de titre "Al diablito le gusta la luz del dia"… Si omniprésentes, finalement, dans leur diversité, que lorsque le sujet est particulièrement narratif ("La mariée"), ce lecteur les cherche et elle ne sont pas là ! 

 

          Ainsi, depuis toujours, procédant au gré de ses émotions, du temps qui passe, des souvenirs qui reviennent… Sonia Perez a-t-elle créé un monde où "le rêve est la forme sous laquelle toute créature vivante possède le droit au génie, à ses imaginations bizarres, à ses magnifiques extravagances" (³) ; et ce qu'elle crée est beau, surprenant et fascinant, fallacieux et bien réel ! 

          Et le temps passe, sans que son érosion apporte la moindre ride à l'oeuvre de cette créatrice qui, imperturbable, travaille spontanément, respire à larges goulées un perpétuel air de liberté.                    

  Jeanine RIVAIS

Janvier 2015.

 (¹) Sonia Pérez.

 (²) Léonard de Vinci.

 (³) Jean Cocteau