LES TRIPTYQUES D'ANTOINE RIGAL, peintre
" Ma vie privée appartient à tout le monde" : Cette phrase est tellement ancrée dans l'esprit d'Antoine Rigal, qu’il étale, d'un tableau à l’autre, sur la toile ou le bois, ses fantasmes et ses terreurs. A la recherche d'un art total, il va même, lorsqu'ils deviennent trop lourds à peindre, jusqu'à prendre son corps en otage, y faire tatouer les épisodes trop douloureux (la mort du père, etc.) de sa jeune vie, comme si, les incrustant en lui de manière indélébile, il parvenait enfin à les exorciser.
Et pourtant, il plaque sur ses oeuvres toute la violence narrative que renferme son imaginaire tourmenté : semblant "issus" d'une très expressionniste bande dessinée, naissent comme autant d'autoportraits d'une biographie désespérée, piliers de cabarets, musiciens sans inspiration, rôdeurs, clochards... toute une faune de désaxés explorant les illusions des "paradis artificiels" (1).
Mais les plus dévastateurs sont les triptyques découpés de façon que l'action commencée sur le panneau du fond se poursuive sur les abattants : au centre se trouve l'Oeil. Froid, cruel, à la fois Dieu et artiste observant sa création, il regarde se débattre tout au long d'une pauvre existence, les personnages dessinés par Antoine Rigal. Burinés, découpés, conviendrait mieux d'ailleurs, car ils sont peints de façon tellement incisive que chaque muscle, chaque cheveu, chaque faciès lippu aux dents monstrueuses, se détache sur le fond banal avec une précision chirurgicale. Ainsi met-il en scène, tels Paul et Virginie, fillette et garçonnet en situation ludique : Mais ils s'amusent avec d'étranges joujoux, chiens aux colliers cloutés, aux dents et aux yeux menaçants ; poupées violentes comme des figurines vaudoues ; coffres débordant d'objets pointus, dentés etc. dont l'aspect menaçant fait s'interroger le visiteur sur l'implication émotionnelle d'un enfant à qui l'on offrirait pareils jouets !
Comme un arbre de Jessé plongeant ses racines dans cette page pleine de contradictions, l'adolescence prend, sous le pinceau exploratoire d'Antoine Rigal, logiquement sa source dans ce brutal "Paradis des amours enfantines" (1). Au centre du tableau est érigé un totem à la fois lien de séparation des jeux amoureux du nouveau/même couple. Tel un entomologiste forcené, Antoine Rigal qui traîne en lui comme un fardeau le souci d'écrire/peindre sa propre vie, exprimer son besoin irrépressible de présence féminine, "sculpte" les désirs du jeune homme, s'arrête sur les évidences physiques qu'ils provoquent, tandis que dans son alvéole psychologique, la jeune fille à la fois consentante et perverse joue de ses concupiscences, s'en approche ou les repousse, compense ses insatisfactions en se gavant de gâteaux. Cet âge est à l'évidence (mais n'en est-il pas lui-même encore tout proche ?) celui qui fascine le peintre. Les scènes érotico-pornographiques sont tellement puissantes que les corps nus, sexes et seins déchaînés des deux protagonistes crèvent la toile, débordent sur les rabats du triptyque, se lovent ou s'étalent sur tous les plans à la fois du tableau... jusqu'à parvenir au couple d'adultes, traits burinés, visages vieux, torturés, empalés, cernés de monstres et de griffons... aussi incapables, à l'âge des sagesses convenues, qu'à celui des amours supposées, de la moindre douceur ou complicité relationnelles !
Ainsi Antoine Rigal explore-t-il son enfer personnel, essaie-t-il de trouver dans des dispositions symétriques, des compositions parallèles ou complémentaires, un semblant d'équilibre, un petit répit dans l'expression de son mal de vivre. Mais ses phrases lapidaires ("mon instinct de clébard", "je suis ma bite"...) confirment qu'il est désespérément en déséquilibre. Sa seule chance de survie est donc de produire sans trêve avec tout son talent, son oeuvre violente et morbide, pleine de sexe et d'agressivité, l'exécuter comme la psychothérapie artistique d'un plasticien mené par ses pulsions et crevant de solitude ; peindre avec toute sa tendresse d'artiste maudit, les grandes dents de ses angoisses.
(1) Charles Baudelaire
Jeanine Rivais
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 56 de Décembre 1995, DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA, dans le cadre du 2e festival de Praz-sur-Arly :
VOIR AUSSI : ENTRETIEN AVEC JEANINE RIVAIS N° 75 Tome 1 d'Août 2004 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA, Rubrique Festival de Praz-sur-Arly.