LES POUPEES D’ANNIE VERNAY-NOURY
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Telles des duègnes racornies par des années de sécheresse de cœur, les « poupées » d’Annie Vernay-Nouri se côtoient dans leurs somptueux atours de tissus noirs moirés, dentelles jaunies, failles
vieux rose…. Perchés sur un unique plot, leurs corps carrément hors de leurs jupes bouillonnées, ou visibles par transparence, sont réduits au plus élémentaire squelette. Leurs visages anguleux,
à la peau flétrie comme celle des momies, se fendent en une bouche lourdement maquillée, aux commissures élargies en une sorte de rictus. Leurs gros yeux globuleux outrancièrement fardés saillent
de leurs orbites dures. Et leurs nez busqués dardent entre leurs pommettes creuses. Seule concession peut-être à la coquetterie, leurs cheveux sont toujours luisants, volumineux sous les
mantilles de dentelle ou de tulle noirs qui retombent autour de leurs épaules comme si elles étaient en grand deuil.
Et, en fait, elles le sont, comme tous les êtres submergés par la cruauté de l’existence, dont les airs compassés se voudraient invulnérables, mais ne parviennent qu’à confirmer leur infinie souffrance : Ces femmes (à une exception correspondant à un souvenir précis, toutes les créatures d’Annie Vernay-Nouri sont des femmes) sont en fait autant de projections de ses propres états d’âme et subséquemment véhiculent une lourde charge psychologique.
Mais, dans ces conditions, pourquoi les rendre tellement désincarnées (au sens littéral) ? C’est que l’artiste est timide. Tellement timide qu’il lui a fallu près de vingt ans pour trouver le courage de montrer ses créations. Qu’à son image, elle les voit si introverties que les plus anciennes, n’ayant aucune chance de parvenir à « prendre », à « se tendre » vers l’extérieur, n’avaient même pas de bras. Et sans doute le fait qu’elles commencent à peine à aller « ailleurs » est-il la raison pour laquelle elles n’ont jamais eu de jambes, seulement une espèce de lourd pilon disgracieux sur lequel elles s’appuient !
En fait, chaque « poupée » correspond, dans l’esprit d’Annie Vernay-Nouri, à un moment précis de sa vie ; une circonstance déterminée du monde qui souvent la heurte. C’est sa façon bien à elle de réagir à un événement. Comme d’aucuns écrivent leur journal, elle crée des poupées. Ainsi, l’une est-elle « née » au lendemain du « 11 septembre » ; d’autres sont des « Veuves de guerre » et s’intitulent « Sabra et Chattila » ; d’autres appartiennent à la série des Pélerins, etc.
Ces femmes sont donc toutes des poupées/mémoire, des poupées/témoignage. De sorte qu’il est impossible de ne les juger qu’esthétiquement. Chaque spectateur doit user de sentiment ; se projeter dans un mal-être existentiel évident ; chercher la femme derrière la créatrice, et (même sans la connaître) deviner la souffrance, l’angoisse, la solidarité… qui se plaquent derrière ces visages parcheminés…
Le fait qu’elles soient ainsi ses porte-parole explique sans doute le soin avec lequel Annie Vernay-Nouri réalise ses « poupées ». Une chose est avérée, c’est qu’elle n’a, concernant leur élaboration, aucune idée préconçue : A la suite d’un bouleversement profond, personnel ou altruiste, s’organise progressivement, le « besoin » de créer cette œuvre-témoin. Elle ne fait alors que suivre docilement cette impulsion, cette nécessité intérieure de laisser évoluer d’eux-mêmes son esprit et ses doigts. Ils « savent » intuitivement que, pour exprimer au plus près ce qu’elle ressent, telle couleur s’impose, telle matière, tel tissu, tel colifichet… qui vont s’ajouter, devenir complémentaires hors de sa volonté… Peu à peu, les fibres de nylon s’imprègnent de résine. Des ossements, branchages, racines, etc. génèrent une colonne vertébrale qui va supporter l’ensemble. Une matière pâteuse qu’elle nomme « plasti-roc » va constituer le visage. Crins, argiles, algues, laines… sortiront comme par enchantement de leurs boîtes de Pandore…
Car Annie Vernay-Nouri est une glaneuse. De ses promenades, elle rapporte ces objets délicats rejetés par la terre ou la mer, graines, coques et gousses, coquillages, lichens, etc. A partir de ces précieux éléments, naîtront les yeux, la bouche… Vient le temps où il faut vêtir ces « corps » dénudés. Soudain, s’exacerbe le sens esthétique de cette créatrice d’une saga si particulière. Les mains fouillent, trient, accordent les tissus en associations harmonieuses. Mais, dans le même temps, des maquillages violents soulignent les yeux et la bouche ; des noirs alourdissent les paupières : la dureté s’affirme, règne bientôt sans partage sur le visage… Les « femmes » portent désormais leur poids de vie dans leurs costumes de cérémonie.
Pourquoi, une fois encore, ce paradoxe des visages desséchés et de la sophistication des vêtements ? Peut-être s’agit-il, pour Annie Vernay-Nouri, de conjurer avec les uns, la mort et l’angoisse subséquente ; affirmer avec les autres, grâce à son talent inné de créer à son image, sa volonté de vie et son désir de beauté, son plaisir sensuel à manipuler ces tissus soyeux. Aller et venir, en somme, du mal-être à l’épanouissement ; de la peur au soulagement.
Subsiste un autre paradoxe : certaines femmes sont des « veuves », d’autres des « mariées ». Mais toutes affichent une semblable ossature, une même sécheresse. Sans doute parce que le pessimisme inhérent à l’artiste l’amène à considérer que, même dans la symbolique du bonheur, une femme reste confrontée à la mort. Malgré le réconfort apporté par ses créations successives, à peine a-t-elle adouci au fil des années, cette vision désespérée : de ses veuves sanglantes, de ses mariées vêtues de rouge sang ou de noir, tout juste en est-elle venue à ces roses fanés qui disent leur lassitude et jamais leur plaisir !
Sans doute aussi cette vision tellement noire est-elle la raison pour laquelle, rêvant pour ses œuvres de pérennité, Annie Vernay-Nouri continue de les réaliser avec des matériaux périssables, en des assemblages tellement fragiles ? Tout de même, puisque, en cours de route, elles ont gagné des bras ; puisque petit à petit, elles s’en vont vers l’extérieur, peut-être est-il permis de croire qu’elles « conquerront » un jour des jambes et partiront, sans trop de crainte, à la découverte du monde. Qui sait ?
Jeanine Rivais.
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2003 ET PUBLIE DANS LE N° 75 T1 D'AOUT 2004 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.