LES MIES DE PAIN DE PETRA WERLE.
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Il y eut Joseph Giavarini, dit Le Prisonnier de Bâle qui rompit l’opacité des murs de l’institution carcérale, avec ses créations en mie de pain. Tantôt drôles, tantôt dramatiques, elles furent considérées comme l’une des inventions les plus originales de ce monde de l’Art brut auquel leur créateur fut inclus. Sans doute y en eut-il d’autres ? Et tout le monde a un jour pris une boulette de pain pour la rouler entre ses doigts, en un geste mécanique ! Chacun connaît donc cette sensation d’humidité légère à laquelle succède un dessèchement progressif, pour en venir à d’infimes particules éparpillées sur la nappe ! Il semble bien que la monomanie de Petra Werlé soit née de ce geste inconscient, mais qu’elle ait su apprivoiser cette matière, la saisir au moment précis où, ayant déjà changé d’aspect, elle est encore malléable ; qu’elle soit, en somme, allée du simple réflexe à une véritable création ! L’effet de surprise passé, à voir le résultat sur des cimaises, cette démarche inhabituelle emmène, en tout cas, le visiteur dans un vaste réseau de supputations.
Vu le nanisme dont sont affligées toutes ses créations, l’artiste –outre son talent évident--possède sûrement, pour les rendre si expressives, des doigts de dentellière, des outils très fins de ciseleur, et... une patience d’ange ! D’autant que chacune présente un faciès différent ! Il est alors fascinant de les observer côte à côte, visages de sorciers aux gros yeux globuleux, bouches lippues démesurées ou étrécies à l’extrême, crânes chauves bosselés ou surplombés de tiares briochées, immenses oreilles décollées... corps atrophiés aux ventres bulbeux d’ “elephant-men” ou ballonnés comme ceux des enfants faméliques ; piqués d’épingles telles des poupées vaudou ; façonnés en une masse compacte ou laissant apparaître les alvéoles micro-cellulaires des mies originelles... fesses fuyantes ou au contraire pendantes à la manière de sièges portatifs... membres fildefériques démesurés, terminés par des mains en étoiles aux doigts acérés, et par des pieds à la poulaine. Généralement nus, leur unique cape/queue flottant dans leur dos, accrochée à leur cou quasi-inexistant, parfois dédoublée en ailes pelucheuses ou transparentes ; plus rarement (Le Pronunciamento des adjudants...) vêtus d’habits de croûte mordorée aux vibrations vernissées... Individus asexués, mais pourtant masculins, même lorsqu’ils portent robe jusqu’aux pieds ; jumeaux par leurs tailles similaires, mais d’atavismes spécifiques : leur seul point commun étant leur hideur !
Une hideur qui ramène immanquablement à l’univers de Jérôme Bosch dont les créatures de Petra Werlé sont assurément de lointaines descendantes ! Comme chez Bosch où le foisonnement d’êtres monstrueux donne un “sens” à l’oeuvre, cette artiste a su faire de ses ribambelles de grotesques, de ses arabesques de fantaisie, un microcosme fantasmatique issu d’une extravagance d’esprit très populaire doublée d’une imagination à la fois vive, multiforme mais toujours la même. Obsessionnelle. Un hommage à la laideur absolue !
Mais, contrairement à Bosch dont les personnages sont en situations de vie fourmillante en des quotidiennetés tellement naturelles, Petra Werlé place dans l’anonymat géographique de fonds de velours, ses petits anthropoïdes. Lorsqu’elle les cloue ou les colle côte à côte, figés en un geste arrêté, dans des boîtes hermétiquement closes qui prennent des allures de cellules rigides voire de reliquaires, a-t-elle alors conscience de la connotation concentrationnaire générée par les linéarités des contenants enfermant ces “pendus” répétitifs ? Sait-elle qu’elle est passée d’une volonté ludique à une gravité vénéneuse due à leurs entassements, même si parfois, comme dans Le Concile des mitrons ou L’Ivresse des anges..., elle rompt cette rigueur pour des mises en scènes moins statiques ?
Quelle que soit la réponse, son oeuvre est attachante, d’autant qu’après un moment passé parmi ces abracadabrants allochtones, surgit une autre évidence : En pétrissant ce matériau, il est impensable que Petra (ne faudrait-il pas, d’ailleurs, voir quelque déterminisme dans l’homophonie des deux radicaux ?) Werlé puisse oublier leur fragilité, ignorer le caractère éphémère de sa création ! Comme de nombreux artistes en pareil cas, elle a donc assez d’humour et de modestie pour rester indifférente à ce risque ! Pour elle, le charme et l’anticonformisme de la création semblent prévaloir sur l’idée d’éternité ; l’urgence de l’acte créateur sur la pérennité. N’est-ce pas là la marque des artistes authentiques ?
Jeanine Rivais.
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 69 DE JANVIER 2001 DU BULLETIN LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.