LES POPULATIONS ESCLAVES DE BADIA

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Fille d’un artiste peintre, Sylvie Badia, dite Badia, a appris le dessin et la peinture aux cours du soir, entrepris des études d’architecture aux Beaux-Arts, vite interrompus ; travaillé dans divers cabinets d’architectes et suivi des cours de théâtre qui l’ont conduite en Corse, où elle a commencé à réaliser divers décors et éléments scéniques ainsi que de grandes poupées en papier mâché. Vers 1973, sous diverses influences, elle commence à sculpter le bois. Elle expose en Corse et à Toulon, et rentre à Paris en 1981.

A Paris, elle décide de se consacrer exclusivement à la peinture. Elle participe divers squats d’artistes, d’abord à Clichy (l’Atelier de Paille avec René Strubel) (¹) puis à l’Atelier 61 où elle partage son temps entre la peinture, le théâtre et la danse. Elle se lance dans la mise en scène, devient dans les années 1990, l’une des principaux artistes de L’Œil de Bœuf, la galerie de Cérès Franco.

De plus en plus concernée par les problèmes sociaux, Badia quitte progressivement la peinture ; se lance dans la sculpture. Désormais, bois, métal, peinture sont les maîtres-mots de son œuvre. Le contraste est saisissant, il interroge le public qui se demande : 

 

Qu’est-il arrivé à Badia ? Est-ce d’avoir quitté l’incertitude des squats parisiens où elle avait coutume de vivre dans une relative indifférence au monde qui l’entourait ; et gagné la sécurité d’une grande usine désaffectée en Normandie ; qui a provoqué une sorte de prise de conscience socio-politique et subséquemment, un changement extraordinaire de son œuvre ?  Quiconque suivait depuis des années son évolution, reconnaissait immédiatement ses créations tellement colorées (personnages gigantesques, chaises énormes, objets divers de résine ou de papier encollé, grandes créations éclatantes et lumineuses…). Car, elle a un jour « quitté » de fait, la couleur, les rouges/jaune orangé/bleus… dont tout le monde avait conscience !

          Personne n’aurait songé à elle de prime abord, en se trouvant devant un village entier d’individus noirs comme le charbon. Avec ici ou là un objet blanc qui ressemble à de l’ivoire, et entoure un bras ou une jambe à la manière d’une attelle que l’on aurait posée pour ressouder un os ! Mais, c’est bien elle, pourtant, qui a conçu ces agglomérats d’individus anonymes choquants de maigreur. Dont les os saillent sur les anatomies dénudées. Ces êtres sont souvent enchaînés, ou menottés, tellement usés par le labeur sans doute que, par un étrange mimétisme, leur corps a pris la forme des outils qui illustrent leur métier (pieds-pelles, etc.). Ils sont positionnés pour le travail, pour la lutte, pour l’amour… Leurs doigts interminables sont écartés comme dans l’énervement d’une conversation. Leur peau est parcheminée d’être restée trop longtemps au soleil. Ils sont privés d’yeux, souvent, et pourtant leurs traits mobiles, tellement expressifs, ne laissent aucun doute sur la souffrance qui est la leur …  Ils sont très grands, pour la plupart ; tout petits quelquefois, mais déjà dans des attitudes analogues à celles des adultes, comme si, dans le monde de Badia, le temps de l’enfance n’existait pas. Et pourtant, les bébés ne semblent pas privés d’amour, à en juger par la sérénité des visages des mères qui les portent emmaillotés contre leur estomac. Un monde d’esclaves, à l’évidence ; ceux dont on avait coutume de lire dans les livres les dramatiques histoires ; ceux qui, derrière des barbelés ou des frontières étanches traînent aujourd’hui encore, leurs vies désespérées…

 

          Et le visiteur, un moment dérouté par une mutation aussi spectaculaire, est béat d’admiration pour la performance technique d’un tel travail, et la puissance de ce qu’il exprime. Il trouve aussi étonnant qu’une artiste qui, certes, fut toujours marginale, soit devenue si fortement dénonciatrice de la société. Il ne lui reste qu’à se rendre à l’évidence et conclure avec philosophie qu’en couleur ou en noir, le talent resurgit toujours !

Jeanine RIVAIS

 VOIR AUSSI : Texte de Jeanine Rivais : « L’atelier de paille » : Retour sur un quart de siècle d’écritures ».

 

CE TEXTE A ETE ECRIT APRES L'EXPOSITION "LE PRINTEMPS DES SINGULIERS" EN 2003, à l'ESPACE SAINT-MARTIN, 199 BIS RUE SAINT-MARTIN 75003 PARIS.

 

 TEXTE DE JEANINE RIVAIS : http://jeaninerivais.jimdo.com/ Rubrique : ART ET DECHIRURE 2002/ et ART NAÏF ET SINGULIER