DE PERES EN FILLES, TROIS COUPLES, SIX PERSONNALITES
LOUIS ET FANNY CHABAUD, HENRI ET EMILIE COLLET, JEAN-JACQUES ET PAULINE DUBERNARD
Comment se situent-ils par rapport à l'Art singulier ?
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Lorsque, à l’aube du XXe siècle, Hans Prinzhorn commença à s’intéresser aux oeuvres picturales ou sculpturales de gens inconnus, enfermés derrière les murs d’hôpitaux psychiatriques, créant des œuvres appelées "asilaires" ; et lorsque, en 1922, après avoir étudié cinq mille de ces créations, il publia "Expressions de la folie", pouvait-il pressentir qu’il ouvrait la boîte de Pandore ? Que ce que révélait son ouvrage allait susciter tellement d’admiration chez des artistes très célèbres comme Max Ernst, Paul Klee, Kubin, etc. qu’ils appelleraient leurs "pairs" ces êtres demeurés derrière leurs murs clos ? Que des poètes comme Henri Michaux salueraient ces gens créant pour souffrir moins, sans avoir conscience de produire des œuvres d’art ? Et, vu l’ostracisme dont avaient jusque-là été victimes ces créateurs brutalement appelés "fous", n’aurait-il pas fallu être devin pour se douter qu’au fil des décennies, les esprits allaient totalement changer à leur égard ?
Pourtant, il fallut attendre le milieu du siècle, que Jean Dubuffet fasse de l’Art asilaire un "Art brut", pour que ces œuvres soient soudain largement regardées, étudiées, encensées, muséifiées même.
Restant néanmoins dans la marginalité, car conçues à l’encontre de la situation picturale officielle de l’époque -de toutes les époques, en fait-. D’autant que l’ouvrage de Marcel Réja, “L’Art chez les fous”, publié en 1907, continuait d’influencer les jugements, qui parlait d’"un ailleurs", un monde où l’on peut trouver "presque toujours une formule d’art plus ou moins archaïque, attestant parfois d’un grand talent... mais dans lequel on ne peut guère relever que des lueurs plus ou moins isolées, auxquelles il manque toujours quelque chose pour prononcer le mot ‘génie’". D’autant aussi que tous les ouvrages de Dubuffet allaient en ce sens, puisqu’il pensait que "l’art qui se dégage de l’inconscient ne doit pas être redéfini en fonction des attentes du monde de l’art moderne". Et qu’il s’appuyait sur sa définition liminaire pour définir "son" Art brut : "… .Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique ; chez lesquelles donc, le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part ; de sorte que leurs auteurs y tirent tout de leur propre fond... Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur ; à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art, donc, où se manifeste la seule fonction d’invention…"
Pourtant, l’aventure était en marche, et, le temps aidant, de plus en plus de gens s’intéressèrent à cet art multiforme, tellement riche de psychologie. Certaines de ces personnes créèrent même des musées, entièrement consacrés à cette marginalité. Bien sûr, tous étaient des émules de la Collection originelle de Dubuffet, offerte à la ville de Lausanne, et devenue en 1985 "Collection de l’Art Brut et la Neuve Invention". D’autres archivèrent la progression avec leurs fanzines. D’autres enfin, créèrent des festivals. De nouveaux labels fleurirent, leur multiplicité tenant au fait que Dubuffet avait interdit l'utilisation du mot "Art brut" à toutes créations autres que celles de sa collection !
Parmi eux, L'Art HORS-LES-NORMES choisi par Alain Bourbonnais pour définir la collection qu'il déposait dans sa Fabuloserie de Dicy (Yonne) ; et Les Singuliers de l'Art devenus ART SINGULIER ! "L’Art singulier" : appellation qui, vu l'exigence de Dubuffet, aurait dû remplacer le mot "Art brut" ! Qui lui-même aurait dû rester entre les cimaises du musée de Lausanne.
Mais qui, contre toute logique, lutta pied à pied pour vivre sa vie à travers la marginalité et même au-delà. A tel point que, par un phénomène inexpliqué, de nombreux artistes, autodidactes ou non, commencèrent à s’en revendiquer ; que les "faiseurs" d’art brut se multiplièrent. Dans le même temps, d’autres, honnêtement soucieux de se libérer des carcans des écoles des Beaux-arts, ou sentant simplement tourner le vent, en devinrent des adeptes à part entière.
Art brut et Art singulier cheminèrent donc côte à côte, Art singulier prenant un sens plus général. Et les décennies s’écoulèrent...
Et maintenant, où en est l'aventure de l'Art singulier ? Il semble bien que les définitions originelles soient toutes passées à la trappe ! Que la notion d'art instinctif, solitaire, etc. soit disparue. Néanmoins, et malgré les incitations à chercher un autre label qui définirait leur démarche nouvelle, les artistes concernés persistent à s'abriter derrière le mot SINGULIER !
Dans ces conditions, lorsque trois couples pères-filles annoncent une exposition commune sous la bannière de l'Art singulier, qui sont-ils, pour se revendiquer
de cette marginalité ?
Les Chabaud, Louis et Fanny : Lui baroudant depuis des décennies, des lavandes du Midi à des oeuvres totalement fictionnelles, faites de personnages stylisés, aux lignes incisives ; de plus en
plus personnalisées, chaleureuses, car désormais, quelle que soit la forme d'expression choisie, l'artiste "parle" de l'Homme. Fanny, "depuis toujours, passionnée par le mouvement. L'art en
mouvement. Des personnages qui 'font quelque chose'". Qui sont autonomes. Et qui agissent comme cela se passait "autrefois", non comme de simples machines qui bougent, mais comme des créations
qui sont de véritables automates.
Les Collet, Henri et Emilie : Lui, féru depuis sa plus tendre enfance d'histoires d'art, mais venu à la création à la suite de graves ennuis de santé. "Ecrivant, gueulant, éructant, choquant,
terrorisant", bref "poussant son cri" de survie en alternant des collages en relief, graves ("etoidanstoutca") ou pleins d'humour lorsque la Croix-Rouge est nécessaire aux "Chasseurs de
poux" !... Et Emilie, qui, pendant longtemps a exprimé son mal-être en peignant des individus agressivement colorés ; ou sculptant, couvrant de clous ses personnages gris, tordus, bosselés et les
envoyant à la manif crier leur (son ?) appel. Clous qu'elle semble avoir aujourd'hui supprimés, ses êtres blancs, (s'ils restent bien cabossés), souriant –et c'est heureux- à bouche que veux-tu,
de leurs grosses lèvres charnues.
Les Dubernard, Jean-Jacques et Pauline : Jean-Jacques sculpteur, qui semble partagé entre bestiaire et humanité ! Mais dans l'un et l'autre cas, proposant des œuvres lisses qui appellent la
caresse de la main, de conception très simple, linéaires sans jamais de fioritures, "gardant l'esprit de la terre vernissée : un quart de tradition, un de couleur, un de simplicité, un de
soleil et une giclée d'humour", et malgré cela d'une sobriété inattendue. Et Pauline, résolument orientée vers la modernité réduite à sa plus linéaire expression : crocodile, escargot, tout juste
chantournés, lapin fendu en deux de rire et sautant à l'envi… Et toujours, comme dans le Street Art, des écritures qui, tantôt, font doublon avec le dessin, tantôt ajoutent une notion incongrue.
Le tout suggérant que ces petits crobars illustreraient à merveille des livres pour enfants, teintés d'humour.
Alors, ces six-là, qu'est-ce qui les rattache à l'Art singulier ? Le fait que tous soient autodidactes ? Certes. Que, pour plusieurs d'entre eux, leur art soit en même temps leur thérapie ? Oui. Que, pour eux, la convivialité qui accompagne toutes les manifestations "Singulières", ne se retrouve nulle part dans l'Art dit "contemporain ? Encore oui. Mais surtout, que pour tous, ce soit leur grand chant (champ) de liberté, leur indifférence aux codes et aux exigences de l'art officiel ; que leur production soit porteuse de tant de richesses et de formes tellement inattendues que le spectateur se retrouve, chaque fois, intensément interpellé…
Subséquemment, s'ils se sentent bien sous cette rubrique et le reste de marginalité qu'elle implique, vivons avec eux le dynamisme, la résistance de cette forme picturale protéiforme et tellement colorée qui propose à des horizons de plus en plus divers, un art de vie intérieure personnelle, intuitive, atemporelle !
Jeanine RIVAIS
Juin 2015.