Aloïse
Aloïse

            Chacun a droit à ses rêves picturaux. Et l'annonce d'une exposition de trois cents oeuvres d'Art brut inédites ; l'idée de voir émerger ces créations de survie produites avec tant de volontarisme dans le plus grand anonymat, ne peuvent que les exacerber. On se plaît alors à "broder" sa petite histoire personnelle ; imaginer deux vieillards chenus, curieux et amateurs éclairés qui auraient, dès les origines, compris le sens de ces créations ; et depuis cinquante ans, gardé jalousement par devers eux ces merveilles! Pour quiconque appartenant au tout-venant et n'ayant donc pas reçu à l'avance, le (fort beau) catalogue, l'illusion aura duré jusqu'à l'heure des discours inauguraux.

  Plus surprenant a été le réveil, en se trouvant face à deux sémillants trentenaires, au "look" d'hommes d'affaires : encore un instant pour se raccrocher au rêve ; espérer que, peut-être, ils ont hérité cette collection de leurs grands-pères ?

 

Wölfli
Wölfli

          Non ! Ils l'ont bien eux-mêmes constituée ; en achetant depuis dix ans, "des Aloïse", "des Wölfli", "des Hauser"... Mais où donc ont-ils pu dénicher ces peintures, dessins… que l'on pouvait raisonnablement croire à l'abri depuis des décennies, à Heidelberg, Lausanne, l'Aracine, La Fabuloserie et Bègles ? Tout simplement "chez les héritiers qui ne demandent qu'à s'en débarrasser, ou chez des psychiatres qui pensent de même"! Perplexe, le questionneur ajoute : "Mais si l'on considère que ces créations ont été réalisées par "des êtres n'ayant aucune idée de produire des oeuvres d'art et pas davantage des oeuvres présentant la moindre valeur marchande" (¹), combien peuvent, à ce jour, valoir celles qui, au printemps 1997, illuminent les cimaises du Site de la Création franche ? Ou leurs sœurs éparpillées de par le monde ? Entre 40 FF. et 800 000 FF. aux USA ! Et voilà l'admirateur confronté à l'éternel problème des Américains en train, comme ils le font depuis un siècle pour les courants picturaux conventionnels, de fausser les valeurs de l'Art brut !

Marc Lamy
Marc Lamy

 

          Cette fois, La colère du visiteur monte, à cause d'un violent sentiment de trahison! Ces créateurs "lui" appartiennent ; car ils étaient (ils sont) de sa classe sociale ! Depuis des années, il s'intéresse à eux ; avale des kilomètres pour aller à la rencontre de leurs oeuvres devenues muséales ; s'implique dans leur histoire... Aujourd'hui, il se sent doublement frustré d'apprendre qu'elles font l'objet de transactions mercantiles ; pire, que désormais il lui sera impossible, en raison de tous ces zéros sur des chèques, d'espérer "les sauver" avec sa bourse désargentée. Et que déclassées, devenues "à la mode", elles vont disparaître dans des salons privés !

 

       Reste le plaisir de les voir, temporairement, à Bègles ! Et c'est pourquoi il faut cesser de ronchonner ! Se dire que ces deux jeunes Suisses ne sont pas coupables de n'avoir que trente ans ; qu'eux, au moins, réunissent toiles et dessins par amour et non par intérêt ! Se réjouir de ce que le Site de la Création franche, en effectuant un retour aux sources idéologiques par le truchement de cette collection privée, ramène à la lumière de "nouveaux classiques", "autres", mais tellement semblables !

 

Arthur Borgnis
Arthur Borgnis

         Car, même si les "circonstances" de cette monstration sont briseuses de rêve, les oeuvres, elles, sont bien là, toutes proches de qui veut les voir. Même si tout a été dit sur leurs "aînées en reconnaissance",  si leurs auteurs et leurs airs de famille ne génèrent pas de "surprise", il est bon de les parcourir comme des amies, retrouver les Robe(s) d'amour précieusement ornées d'Aloïse, les Calicot(s) brodés à l'infini de Madge Gill, les visages multiples aux yeux exorbités de Monsiel,  les géométries répétitives tendues de calligraphies de Wölfli, les scènes familiales désenchantées de Soutter... Et les plus jeunes, l'humour paysan de Gaston Mouly (pour qui cette participation aura été un court hommage posthume), les "histoires historiques" de Lattier, les terribles univers concentrationnaires de Rosemarie Koczÿ... tous les autres... 

 

         En somme, il est bon, même pour un court moment, de se sentir "chez soi" !

 

Jeanine RIVAIS

 

 

(¹) Jean Dubuffet : L'homme du commun à l'ouvrage.

(²) Les illustrations sont extraites du catalogue édité par le Site de la Création franche.

(³) De l'Art brut à la Création franche : Collection Philippe Eternod et Jean David Mermod, collectionneurs suisses.

    Exposition au Site de la Création franche : 55, Avenue du Maréchal de Lattre de Tassigny.33130. BEGLES. 

 

CE TEXTE A ETE ECRIT EN 1997 ET PUBLIE DANS LE N° 61 DE NOVEMBRE 1997 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.