IN MEMORIAM

L'ŒUVRE DE JULIETA D'ELÍA CROXATTO

(1978-2008)

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Femme Symbole de courage et de force 

Mêlant douceur et caractère 

Beauté envoûtante pourvue d’intelligence 

Portant et supportant d’infinies misères… Asiya Bathily

Quel destin tragique ! Mourir à trente ans, laisser s'évanouir tant de talent ! Mais dans cette tristesse, ne faut-il pas trouver une simple consolation : qu'elle ait réalisé, et qu'aient été pérennisées tant d'œuvres magnifiques, de portraits en particulier ! 

          Le portrait est une forme d’expression artistique incontournable, un art auquel s'essaie chaque génération d’artistes. Et force est de constater que, selon les générations, la vision est différente ! Même si, à chaque fois, l'artiste se propose d'en donner sa propre représentation. Selon les époques, l'un va vouloir rendre la personnalité du sujet ; un autre sa physionomie ; un autre encore s'attachera à sa beauté, un autre enfin à marquer l'usure du temps sur son visage… Pour ceux de Julieta D'Elía Croxatto, une évidence est là, en tout cas, c'est que tous sont féminins, tantôt au format d'identité, tantôt en pied, seuls ou en groupe. Mais toujours, les visages sont de face, tournés vers le spectateur, le regardant avec de grands yeux, de sorte que de regardeur, c'est lui qui devient le regardé. Et, invariablement, ces visages ou ces corps emplissent l'espace, chaque œuvre étant subséquemment dépourvue de fond signifiant, au point qu'il semble impossible de situer socialement, historiquement les personnages.

   Cependant, peut-être n'est-il pas erroné de penser que géographiquement, chaque portrait "appartient" aux origines de l'artiste, l'Amérique du Sud. Que, comme, en une infinité de fêtes de la Candelaria, elle offre un florilège de costumes, coiffures, etc. Qu'elle célèbre ses personnages en couvrant avec beaucoup de soin et d'originalité chaque tête. Et le spectateur assiste alors à un recueil de chevelures blondes, brunes ou rousses ; longues, nattées en longues tresses enjolivées de dentelles de couleurs ; drues, ornées de couronnes pouvant aller depuis de simples brins de laine noire brute, poils de chèvre ou de mouton, tenant les cheveux ou tressés avec eux pour les épaissir ou les allonger, jusqu'au diadème le plus sophistiqué décoré de pompons roses ou fluo... Finalement, les jeunes femmes de Julietta D'Elía Croxatto, placées seules au milieu de la toile, tatouées, maquillées, vêtues de robes ou caracos brodés sont d'une singulière personnalité ! 

 

Autre certitude, l'œuvre de la jeune peintre est un hymne à la vie, elle dont la sienne fut si courte. La vie, tenant aux seuls visages très expressifs avec leurs grands yeux noirs ou bleus, leurs sourcils arqués, bien dessinés, leurs pommettes fardées, leurs bouches petites aux lèvres charnues ; la vie, familiale parfois, une place étant accordée aux hommes : les protagonistes sont alors placés la plupart du temps côte à côte pouvant se tenir la main, se donner une caresse sur la joue, mais ils continuent à regarder le spectateur, ne se regardent donc pas, même lorsque le jeune marié porte son épousée vers la chambre nuptiale, même lorsqu'une touche de libertinage, voire d'érotisme point dans l'œuvre et que la femme nue est allongée devant son partenaire ! Rarement la vie animale, mais alors il s'agit d'un papillon à l'avant-plan, ou une tête de lion ou de tigre abondamment poncturée, fleuronnée… servant de décor, en somme ; ou encore, avec une pointe d'humour, peut-être un chat dessiné et non peint occupe-t-il seul son espace, conçu très différemment, très gestuel, à longs traits fins du crayon ! Animal encore s'il s'agit d'ex-voto, où l'artiste va déployer toute son imagination pour l’orner, le piqueter d’infimes pointillés, l’agrémenter de myriades d’étoiles minuscules, le guillocher de mille petites lignes brisées ou onduleuses qui instaurent des équilibres, introduisent la psychologie, engendrent la “vie” des bêtes ! Le tout dans des roses carminés, des jaunes ocrés, des bleu-pervenche surlignant des violines, toutes couleurs dont les combinaisons font vibrer son univers.

           Car, bien sûr, il faut parler du talent de coloriste de cette surprenante autodidacte, son savoir-faire naïf et néanmoins tellement élaboré mêlant fonds monochromes et teintes sourdes ou lumineuses. Dire que, finalement, dessin plus rudimentaire, ou peinture élaborée, chaque œuvre est une longue histoire d’amour entre l’artiste et son sujet : Démarche qui en fait une créatrice personnelle, sincère, d'une sensibilité toute féminine aux mémoires populaires. Son potentiel imaginatif inné, son sens de l'harmonie, son inspiration issue d'un quotidien ancestral revisité, à la fois respectueuse de son histoire, mais hors de toute structure picturale archaïque ont façonné au fil des années, -trop brèves, hélas !- son univers éminemment poétique. 

          Il faut ensuite évoquer la matière avec laquelle sont composés les portraits : tantôt minces couches ; tantôt magma  pour lequel elle pose, superpose, appose longuement à grandes traînées du pinceau surchargé ou au contraire presque sec, épaisseurs sur épaisseurs de peinture ; telle couleur servant de faire-valoir aux  autres. L’artiste en vient, à force de superpositions irrégulières à une véritable gangue lourde et chaleureuse, avec laquelle elle va faire naître chaque personnage.

 

          Et puis, enfin conclure que, même si certains de ses portraits ont les yeux tellement exorbités qu'ils en semblent tristes, il ne peut s'agir que de moments épars, car l'œuvre de Julieta D'Elía Croxetta concentrée sur la féminité, apparaît comme  un havre de paix, à l'abri de tout  tumulte. Et si,  pour certains artistes l'acte de peindre est la suite d'une recherche acharnée, un travail d'entraînement, d'étude, pour cette jeune artiste peindre semble avoir été  facile comme l'air qu'elle respirait, comme la source d'eau qui coule limpide, transparente, sans cesse renouvelée. C'était un don naturel, dont la recette pourrait être celle énoncée par Chaïbia, la grande artiste peintre marocaine : 

"Mettez les graines

et les fleurs sortent

de toutes les couleurs

jaunes et rouges

et rendent la maison vivante

et se mêlent dans le vase

rempli de fleurs

retirent chagrins et angoisses

                 animent le monde..."

Jeanine RIVAIS

Texte écrit en mars 2019.