ENTRE BONHEUR ET SOUFFRANCE, L’ŒUVRE DE NIC0LAS DAIM, peintre
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A en juger par ses œuvres, Nicolas Daim n’est pas un personnage simple ! Pourtant, de prime abord, quiconque se retrouve au milieu de ses toiles, a le sentiment d’une grande explosion de couleurs acidulées dans lesquelles vivraient de petits êtres qui en occupent la majeure partie. Cette impression tient essentiellement aux fonds : "rose-bonbon" ou "bleu-layette", l’artiste y passe d’une grande planéité monochrome (Fräsmachine), sorte de berceau tendre et confortable, de cocon harmonieux où se niche un unique individu ; à des reliefs polychromes compacts (La conversation envenimée, Perception lunaire à sa fenêtre…) ; créant à coups de lourds tamponnements du pinceau, des géographies imaginaires où se dérouleraient des vies moins idylliques. Ailleurs, témoignages inconscients peut-être (Pictaz, Déjeuner à Montrose…) de son désir de prouver qu’il "sait" dessiner, il a ponctué ses espaces d’une multitude de fleurs, oiseaux, ectoplasmes, pictogrammes à la Miró (Viva la libertad à dada) ; de rouleautés aux arabesques emplies de stries (L’homme-requin, Lieberwüchtrag rendez-vous ) ; et surtout (Hund) de ce qui ressemble, de loin, à des groupements sporadiques d’homuncules, mais s’avère être d’infimes graphismes décoratifs, réalisés avec des précisions de dentellière.
Cette nécessité primale ; cette angoisse apparemment, de prouver son savoir-faire et son savoir tout court, entraînent d’ailleurs Nicolas Daim vers un premier paradoxe : le recours périodique, lui qui atteste d’une œuvre déjà très élaborée, à des référents picturaux ; et ce sont alors, outre Miró déjà évoqué, des "copies" remémorées de primitivismes pluriculturels, de compositions à la Matisse, de cubismes façon Picasso. D’une facture parfaite, ces œuvres apportent certes la "preuve" dont il a besoin ; mais n’enrichissent pas sa création. Pas plus que les emprunts des titres à l’anglais et à l’allemand ; d’autant que de fréquentes anomalies grammaticales ou lexicales en gênent l’appréhension immédiate. Ces titres, souvent naïfs, (Donne-moi la main, Mangez Zozjos, La nuit du Roi oiseau…) ; discursifs ou allusifs (Poulet aux hormones nourrient à la fiente de porcs, La vache folle, Taxi Driver…) sont d’ailleurs généralement imaginés a posteriori ; et, s’ils prouvent la volonté ludique de leur auteur, son intérêt pour le monde extérieur, ils n’apportent pas non plus d’éclairage nouveau sur ses œuvres.
Une fois évacuées ces quelques restrictions, le visiteur en revient à l’"histoire" proposée par chaque toile ! Et se retrouve dans un monde foisonnant de personnages humanoïdes ou animaux très stylisés : tantôt ils sont linéarisés, corps et membres filiformes conçus sans aucune proportionnalité, au gré d’un rythme fantaisiste ; tantôt, au contraire, ils imposent leur masse monolithique ; tantôt, mélange de l’une et l’autre apparences, l’artiste confère à leur pesanteur une élégance surprenante, au moyen de délicats idéogrammes qui vont des cœurs et des cravates les plus sophistiqués aux soleils les plus souriants, etc.
Pourtant, sous ces apparences débonnaires, commencent à percer quelques autres paradoxes récurrents dont le couple de Donne-moi la main, assis sur un banc pourrait être l’exemple parfait : L’"homme" est tronqué verticalement, comme si son corps déjeté n’avait pu loger sur la toile ; et ses deux yeux ronds sont dardés sur le visiteur ; tandis que la "femme", carrément de profil, un œil perçant au front, l’autre au menton, est omniprésente , bien plantée sur ses jambes fines, chaussées de souliers à talons hauts. Des lèvres des deux protagonistes s’échappe un unique cœur, mais leurs bouches béantes découvrant leurs énormes molaires (dont chacun sait que leur rôle est de broyer), suggèrent qu’ils ne murmurent pas, qu’ils hurlent leur amour, comme en un besoin de s’auto-persuader ? Leurs bras, situés à l’arrière, fusionnent en une unique main aux gros doigts étalés à égale distance des amoureux. L’autre main, masculine, démesurée, s’avance comme un trident vers le ventre rebondi de la femme qui y a posé sa propre deuxième main, comme en une caresse.
A ce stade de l’analyse, l’artiste se récrie : le personnage incomplet n’est pas l’homme, mais la femme (la preuve, on voit l’un de ses seins, et ce long appendice est sa jambe !) Et l’autre, "celle" qui a des cheveux longs et que l’on croyait enceinte, est l’homme (voyez son nœud papillon et ses bottes de cow-boy !) : D’où il faut conclure à la dualité de ces créatures : l’une supposément de sexe mâle, mais capable de porter un enfant ; l’autre sans ventre apparent, mais définie comme féminine, etc. Les mêmes dilemmes naissent à l’examen d’autres tableaux : Ce Guerrier africain vers 1850 semble seul, protégé par un bouclier qui est en fait son corps ; tandis que ce qui est supposé en tenir lieu, surmonté d’une tête en filigrane, est collé à lui, devenant un alter ego, une sorte d’ange gardien emplumé ; et ce qui est voulu comme un bracelet, devient une troisième entité à tête de mort ! Tout se passe, en fait, comme si aucun personnage ne pouvait assumer sa solitude ; comme si chacun se dédoublait, voire se détriplait, etc. Du chien à langue-serpent, aux poulets à quatre pattes rayées ingérant des porcs entiers ; des interlocuteurs qui ne se regardent pas à Cadollon le Sans-Culotte au corps-squelette suivi de son ombre ; des mains-crochets qui semblent destinées à agripper des proies, à celles, gros boudins/sexes tellement raides et hypertrophiées qu’elles en sont impotentes… toutes les valeurs sont faussées, les apparences trompeuses ; et, d’œuvre en œuvre, le spectateur découvre les intrications d’un monde aux situations bancales ; aux définitions inversées…
Cela l’amène à la certitude que, finalement, tout n’est pas…rose… dans l’univers de Nicolas Daim ; qu’il est en train d’explorer les arcanes d’une création témoignant du profond mal-être vécu par le peintre ! Et ce qui est également paradoxal, c’est que, conscient de ce mal-être qui l’habite, celui-ci est animé de la volonté de n’en rien montrer (d’où les couleurs gaies, l’aspect décoratif, les jeux de mots des titres…) ; mais qu’il est inconscient de la façon dont, indépendamment de lui, il le traduit sur ses toiles ! Là où ses visiteurs fouissent les méandres psychanalytiques de sa création, et subséquemment de sa vie, il refuse d’aller au-delà de l’apparence, se bornant à dire que "c’est rigolo" et qu’il (mais là, il n’y a pas de contradiction) prend grand plaisir à peindre de la sorte : Et c’est finalement cette distorsion entre le dit, sa gravité, son intensité ; et le refus du créateur, ou son impossibilité de voir cette réalité libératoire, qui rendent son œuvre perturbée tellement attachante et personnelle !
Nicolas Daim aborde la trentaine et son travail tellement hors-les-normes est, bien sûr, encore en gestation ! Mais tous les signes sont là, attestant que, à force de chercher en tous sens, il est bien passé derrière le miroir ; que, d’ores et déjà, il est l’un des grands dans cette mouvance !
Jeanine Rivais.
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 66 DE JANVIER 2000 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.