LE MAROC PROFOND D'AZIZA EL AABIDI
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Aziza El Aabidi a-t-elle un jour quitté son Maroc natal ? Rien, dans son œuvre, ne le laisse supposer ; ni ne suggère la moindre curiosité à l'égard de civilisations étrangères. Par contre, il est évident qu'elle a vécu, qu'elle vit intensément chaque détail de SA vie dans SON pays. Qu'elle en explore les moindres recoins, les plus subtiles nuances. Et qu'elle les traduit dans un style très naturaliste ! De sorte que, pour le spectateur étranger, ses œuvres prennent un petit air exotique né de sa façon -bien à elle- de donner semblable importance à tous les thèmes qu'elle aborde.
Bien à elle, en effet, la manière dont Aziza El Aabidi traite les foules car, des "Femmes africaines" au "Souk berbère", du "Moussem" à la "Place Jamaa el-Fna" ou au "Riad"… elle met en avant à petites touches délicates, à mouvements et postures à peine suggérés, une multitude humaine de protagonistes serrés les uns contre les autres, qui suggère au premier abord, des plages de couleurs. Mais lorsque le spectateur s'approche de l'œuvre, il voit qu'elle a patiemment orné chaque minuscule djellaba, chaque bateleur haranguant les badauds, chaque carriole transportant des touristes… Un art de restituer au plus près, à travers sa gestuelle personnelle, la scène qu'elle a en tête …
Cette façon de ne laisser aucun vide dans ses tableaux, Aziza El Aabidi, la conserve pour les colères "militantes", qui appartiennent au petit peuple, comme "La Guerre du pain" relatant les manifestations du début de 2014 pour en empêcher l'augmentation ; comme les heures de "L'Ecole coranique" où les enfants sont assis sans bouger sous la menace de la baguette de l'Imam ; comme "La Marche verte" de 1975 à la reconquête du Sahara occidental. On pourrait ainsi énumérer à l'infini les pages d'histoire qui jalonnent l'œuvre de cette jeune artiste !
A la fois semblables et différentes sont les scènes de fête d'Aziza El Aabidi : Semblables par la densité populaire, et l'infinie précision de la composition ; mais différentes, parce que, comme elle procéderait pour une photographie, l'artiste agrandit le point de vue et donne une large place au décor, multiplie les tentes, les palmiers, les maisons luxueuses mais apparemment vides, car tous les habitants sont bien là, à l'avant-plan, pour "Le Passage du Roi", pour partager un "Pique-nique, une "Fantasia", le "Festival des Roses" ou une soirée de "Folklore".
Mais si les "Jeux d'enfants" sont encore souriants, tous les jours ne sont pas "fêtes", dans le monde d'Aziza El Aabidi ! Subsiste la triste réalité de la "Violence sur la femme", du rituel incontournable de "L'Habillage", du "Travail des femmes au foyer"… Tant d'inhumanité dans ce Maroc profond où l'artiste plonge parfois !
Parfois aussi, pour varier peut-être son aperçu sur un thème, comme dans les œuvres intitulées "Le Maroc" ou "L'Habillage" déjà évoqué, elle découpe son support en nombre de petites cases où, telle une bande dessinée, chaque compartiment raconte un épisode de l'histoire qui va progressant. Mais dans ce cas, l'œuvre devient tableau dans le tableau, car elle entoure cette narration d'une frise où se succèdent infimes personnages, petits objets ménagers, fruits fantasmés, etc. Et que dire de ses jeunes femmes, placées seules au milieu de la toile en djellaba brodée, tatouées, maquillées, d'une beauté quasi-légendaire ?
D'autres fois encore, Aziza el Aabidi change de style, passe à des scènes très linéarisées, comme "Les Tanneurs", "Tissage de tapis", "Amour maternel"… qui ressemblent à des puzzles et paraissent moins proches de la réalité dont elle a voulu rendre compte.
Bien sûr, il faut également parler du talent de coloriste de cette surprenante autodidacte, son savoir-faire naïf et néanmoins tellement élaboré mêlant fonds sombres et teintes lumineuses. Donnant à ses œuvres une richesse qui à la fois la rapproche des couleurs traditionnelles du Maroc, mais en fait une créatrice personnelle, sincère, d'une sensibilité toute féminine aux mémoires populaires. Son potentiel imaginatif inné, son sens de l'harmonie, son inspiration issue d'un quotidien ancestral revisité, ont façonné au fil des années, son univers éminemment poétique. Et si, comme l'écrivait Emile Zola, "une œuvre d'art est un morceau de nature vu par un tempérament", alors Aziza El Aabidi appartient résolument à la jeune génération marocaine à la fois respectueuse de son histoire, mais hors de toute structure picturale archaïque.
Jeanine SMOLEC-RIVAIS
Juin 2014.