Est-ce des déracinements successifs de son enfance qu'est venu pour Hadad, le goût de "placer" ses personnages, bien carrés dans un fauteuil, paresseusement allongés sur un lit, paisiblement assis sur une serviette de bain... confortables, lourds et tranquilles ?
Et quels personnages ! Peints avec une telle maîtrise, une identité si forte que n'importe où, ils sont immédiatement reconnaissables ! Si unanimement "différents" dans leur proximité anthropomorphe que nul n'est tenté de les comparer à ceux d'un autre créateur ! Mais surtout, conçus avec une si curieuse cohérence que toutes les "scènes" dont ils participent sont immédiatement appréhendables dans leur globalité, "lisibles" par les yeux du visiteur, mais aussi par son cœur ! Car ces petits êtres suscitent instantanément une grande vague de tendresse, résultante probable de l'étroite relation de Hadad avec ses modèles -son modèle, en fait, tant ils sont tous semblablement conformés-, cette confrontation paternaliste et amicale qu'il a développée au fil des années à leur égard.
Pourtant, ils ne sont pas beaux ! Du moins, à l'aune des canons établis par l'espèce humaine ! Hadad a, les concernant, bien suivi les conseils prodigués naguère par son professeur, lors des cours avec modèle : "Si tu ne veux pas te tromper, fais-le un peu gros, tu seras sûr que ton personnage sera dedans !" Et tous les siens sont incontestablement dodus et fessus ; faits d'une unique ligne qui circonscrit leur silhouette épaisse, sans taille ; raide et massive, aux épaules tombantes ; cuisses plantureuses ; visages aux larges ovales, desquels dardent de gros nez gris ; lèvres rouges lippues, tantôt boudeuses, tantôt entrouvertes en un sourire, sur une rangée de petites perles blanches.
Et de gros yeux ronds aux prunelles noires dilatées, qui dévisagent intensément l'arrivant ! Ce dernier est toujours surpris de l'acuité des regards dont la fixité suggère solitude et vague mélancolie ; cette idée de solitude étant d'ailleurs corroborée par le fait que ces yeux ne se détournent jamais vers les autres protagonistes du tableau, mais semblent fixer un point droit devant eux ; faisant de l'artiste -du visiteur aussi, évidemment-, à la fois le regardeur et le regardé !
Solitaires donc, avec pourtant une complicité évidente, que rien d'extérieur (des baisers, des corps qui s'enlaceraient...) ne "prouve". Les seuls contacts que conçoit Hadad sont ceux des mères avec leur enfant, des fillettes avec leur poupée, une main sur l'épaule d'une épouse... Pourtant, avec elle ou chez eux, cette connivence amoureuse tacite est bien là ; simplement dans les pauses des personnages placés côte à côte, ou peints dans des proximités statiques ; ou conviviale, comme dans les "Quatre sœurs", "Les pieds dans l'eau", "les Deux fillettes et leurs poupées", où l'une est assise, avec sur les genoux son jouet qui lui ressemble comme un sosie ; l'autre plantée sur ses jambes lourdes, serrant dans ses bras un traversin...
D'où le caractère ambigu du titre, car l'enfant soutient cet objet avec des gestes et une attention de mère. Et, même si la Babouchka debout un peu plus loin est supposée être sa poupée, cette composition laisse le spectateur dubitatif ! Ce paradoxe se produit souvent, d'ailleurs, chez Hadad : ainsi dans l'oeuvre intitulée "Au-dessus du lac", peint-il un personnage allongé sur le ventre, jambes au-dessus du vide, au-delà de ce qui pourrait être un fragment de la terre, dans lequel est encastré un hexagone bleu, supposé être le lac. Mais son personnage est peint sous un angle tel qu'il est impossible de dire s'il est réellement "au-dessus" du lac ? Ou plutôt au-dessus de la terre ? Ou carrément étendu dans l'herbe ? Et puis, une autre fois, comment l'artiste "sait"-il qu'il s'agit d'une "Adolescente", allongée sur une causeuse ? Ses personnages ne sont d'aucun âge, d'aucun lieu, d'aucune époque, d'aucune mode puisque presque toujours nus. Mais nus sans exhibitionnisme, sans provocation, naturels et à l'aise : les femmes présentent, au bas du ventre arrondi, un infime triangle, parfois à peine ombré ; mais par contre, elles ont toujours de très beaux seins galbés, lourds. Et les hommes proposent en toute simplicité, leur apanage au repos.
Dans ce chapelet de négations, le terme "d'aucun lieu" n'est pas tout à fait exact. Car Hadad titre ses oeuvres "Les pieds dans l'eau", "Avec elle", "Chez elle", "Dans le Hammam", etc. Mais si ces endroits impliquent une quotidienneté, le décor qui les situe n'appartient à aucune civilisation : l'artiste semble prendre à son compte la phrase de Jean Hélion : "Faire un banc, un pied, une tête, ce n'est pas les décrire... c'est les faire surgir". Et il fait surgir ses sièges avec la plus grande sobriété, esquissés sans fioritures ; juste quelques lignes doublant comme "Chez elle" la courbe oblique du corps ; œuf autour de l'ovale de celui de "L'Adolescente" ; pouf sous la silhouette ovée moelleusement étendue sur un drap blanc ; fauteuil à angles droits pour une "Jeune maman" (assise) et son enfant, etc. Ils ne sont en fait, pour l'artiste, que l'occasion de couper le rythme des "murs" travaillés en de magnifiques plages abstraites -hommage à, ou nostalgie, peut-être de ses créations d'autrefois-, où il lèche de son pinceau, à petits coups gourmands, le matériau ; suggère vibrations et luminosités, touches larges et aérées, ou au contraire drues et impatientes ; malaxe enfin des épaisseurs donnant à la peau son côté charnel... Bref, apporte son éblouissante technique, son immense talent, sa verve chromatique et son lyrisme pictural à créer sa peinture à la fois si tactile et si visuelle !
Et puis, les miroirs qui ornent de manière récurrente, les "intérieurs" de Hadad. Pas comme de simples décors, pourtant : comme les "moyens" de tronquer ses personnages ; mais surtout d'exprimer un autre thème qui lui est cher : l'homme et son double. Toujours différent de l'original, comme dans ce tableau intitulé justement "Avec son double", où les fantasmes de l'homme le font se voir avec deux sexes !... Ce décalage entraîne l'artiste dans un questionnement psychologique "très" sérieux sur son identité : serait-il donc, comme il a été demandé plus haut, en permanence en proie au souvenir de ses déracinements ? Interrogation à laquelle, avec un rassurant sourire bon enfant, ses baigneuses plongeant dans la piscine, ses familles "Devant le photographe", en somme tous ces gens "Chez eux", répondent : "Mais voyons, tu es Abraham Hadad. Depuis si longtemps, tu nous crées toujours dans l'urgence ; tu vis avec nous une vraie histoire d'amour ; ton mot-clef est "sensation"... Et pourtant, nous savons bien que nous ne sommes pas le "sujet" de ton oeuvre ; que nous ne sommes que des prétextes, que nos corps sont les symboles de ta création figurative ; que la seule chose qui t'intéresse, à travers ta poésie et ton humour, c'est l'action de peindre ! Et malgré cela, tu nous peins si bien, nous sommes si "vrais", ne t'arrête pas, surtout !"
Jeanine Rivais.
CE TEXTE A ETE ECRIT EN 2004, DANS LE CADRE DE L'EXPOSITION DE LA COLLECTION CERES FRANCO : "DESIRS BRUTS 6e FORUM LES ULIS"