A notre époque où les tabous sexuels font florès, parler d’utérus, et en plus les sculpter et les exposer implique beaucoup de courage et de confiance en soi ! Telle est pourtant la ligne que suivent les Anka girls, deux femmes engagées dans la lutte contre ces tabous, bien décidées à utiliser telle source préexistante qui leur convient, et l’impliquer à leur gré dans une œuvre nouvelle.  Sans se soucier de l’irrévérence, de la provocation, ou de la désacralisation que peut induire une telle démarche. 

Il faut dire que, pour ce faire, attirées depuis toujours par le Street-Art et la multiplicité des techniques qu’il permet, elles ne se privent d’aucune dans leurs compositions. 

Ajoutons qu’à ces audaces, un brin d’humour les amène à décrire complaisamment leurs œuvres : « De fil en aiguille, ou plutôt d’escabeau en escabeau, nos gymnastiques artistiques nous ont conduites à jouer avec des méga-sculptures en kit en écho aux constructions de lego, afin de traduire les représentations kaléidoscopiques de notre psyché. »

« Nous sommes un utérus commun amoureux du Street Art qui se métamorphose en sculpture 3D, en brandissant dans les hauteurs, ses velours velus de fourrure synthétique. Des utérus antéversés, rétroversés, en génuflexion que nous empilons et emboitons pour lutter contre la nature raréfiée des mentalités assises depuis des siècles. Des utérus suggérés, parfois moqueurs ou bavards qui se manifestent sous forme de bestiaires pour interpeller et dévisser des trônes, les culs des empêcheurs de vivre au nom d’une idéologie politico-religieuse bien-pensante. Des utérus en vue qui brisent le silence des femmes et qui désambiancent les théories fumeuses de la femme-objet dénuée de toute pensée ».

          Comme en plus, chacune a sa spécialité, l’une dans la couleur et l’autre dans la construction de structures en bois, elles parviennent à des créations esthétiques talentueuses d’œuvres géantes, devant lesquelles le visiteur est d’abord attiré par l’harmonie des couleurs, la façon sans hiatus dont, pour un membre le bois reste naturel, intouché, tandis que son élément voisin immédiat est d’un rouge vif, d’un jaune canari ou d’un bleu charrette ; la forme humanoïde de l’œuvre étant incontournable, surmontée d’une tête d’oiseau de proie.  

          Puis, il va découvrir le vide qui, de prime abord, se confondait dans l’élèvement de la structure ; celui qui est le point névralgique, et implique tout ce décorum, cet attribut féminin : l’utérus. Entouré de couleurs adoucies, ses pilosités veloutées à peinte saillantes, ce U, parfois doublé par la lettre inversée, renversée ou carrément de travers, entraîne ce visiteur vers des effrois pudibonds, ou des libertés de voluptés ou de désirs insoupçonnés peut-être, en tout cas ici suggérés ? 

Sortant de cette visite, il se demande pourquoi « La naissance du monde » provoqua et provoque encore un tel scandale, alors que les œuvres des Anka girls ne sont qu’attirance et acceptation ? Est-ce parce que le réalisme de l’œuvre de Courbet ne laisse aucune place à la rêverie, tandis que celles de ces femmes sont esthétiques avant d’être provocantes ? 

 

Parfois, les deux artistes quittent leurs créations provocatrices pour des œuvres de format réduit, semi-abstraites, dans lesquelles, s’il regarde bien, chacun peut détecter ici un enchevêtrement de feuilles allant du rouge carminé au violet cyclamen ; là, dans les plis de chiffons une petite tête de poupée ; ailleurs, des plantes graciles penchées au-dessus d’une eau bleu tendre. Peut-être ces trouvailles sont-elles purs accidents car l’essentiel de ces compositions tient aux tonalités chaudes et veloutées, entremêlées, chatoyantes ou plus réservées dans des bruns et des gris. Très sensuelles toujours. 

Ces œuvres sont-elles pour les deux femmes la traduction d’une recherche de la lumière, une exploration de la matière, dont les nuances se conjuguent dans l’harmonie ? Elles sont à l’évidence l’expression nourrie de poésie dont se gorgent les Anka Girls, jusqu’à créer leur propre langage métaphorique.

Poésie qui, d’ailleurs, se retrouve dans les textes abondants dont elles accompagnent leurs œuvres peinte et sculptées, parlant d’elles-mêmes, en fait, à travers leurs phrases maximales, évoquant des « sculptures utérines et des formes plus abstraites en lien avec la genèse » ; parlant de  « capturer l'essence même de la féminité, à la fois sensuelle et mystérieuse, dans une danse enivrante de couleurs et de formes » et de « créativité sans bornes, une porte secrète (qui) se dessine, ornée de délicats jeux de roses et de rouges orangées, comme une invitation mystérieuse à découvrir des secrets enfouis et des plaisirs insoupçonnés »

 

Ainsi, les Anka Girls ont-elles développé une œuvre féminine, au long de laquelle elles revendiquent le droit d’évoquer et de transcender un sujet jugé au moins scabreux par la bien-pensance, de vaincre la sexualisation de l’enfance, travaillant en toute liberté et en parfaite harmonie. Leur prédilection pour un sujet érotique qu’elles ont intellectualisé tout en en conservant la représentation, les a amenées à une œuvre très originale, courageuse, sereine, à la fois ludique et sérieuse, réaliste et fantasmagorique, esthétique et originale… Tout cela ne s’appelle-t-il pas créativité et talent ?

Jeanine RIVAIS