"C’est l’histoire d’un homme contrarié. Cela n’a l’air de rien, mais un homme contrarié est quelqu’un qui souffre. Il est imprévisible, incontrôlable, capable de perdre la raison, de devenir violent ou lâche ou de creuser son propre tunnel pour disparaître.
Il existe deux types d’homme contrarié : celui qui avale les couleuvres, râle et se fait mal… il encaisse, s’en veut de ne pas avoir la force de réagir et de tout envoyer au diable ; et puis il y a celui qui renvoie la contrariété à la figure de l’agresseur, il s’en débarrasse, l’expulse, et n’en reste pas moins de méchante humeur, prêt à anticiper toute nouvelle agression.
Je suis du genre à encaisser et souffrir en silence. Je me fais appeler Bidoun ("Sans", en arabe)…"
Ce livre est donc l’histoire d’un homme qui se fait appeler "Sans", et qui néanmoins dit "je", bien qu’à la recherche de son identité ; d’un homme qui développe le plus objectivement possible les diverses définitions qu’il pourrait donner de lui-même, pour en venir à la question de savoir "comment un homme aussi triste et contrarié que (lui) a pu vivre une grande passion".
Un homme, la cinquantaine bien sonnée, installé dans une vie banale et sans relief, avec un rêve secret : "Ecrire un livre qui serait son Ulysse à (lui), aussi compliqué et étrange que celui de Joyce…"
Et qui, comme pour se justifier d’un rêve aussi grandiose, analyse la manière dont, marié sans amour à sa cousine germaine, il assiste à la dégradation de son couple devenu "soulier rouilleux, vert pituite, bleu argent, rouille…" Il prend conscience d’être depuis longtemps étranger à sa femme et peut-être à ses enfants ; et surtout à sa belle-famille, son lot quotidien que par lâcheté il a laissé envahir sa maison. Et toujours ne lui reste que ce rêve, ce livre qui aurait "les couleurs d’une écriture exigeante, neuve et provocante, brillante et perturbante…"
Examen lucide, sorte de retour sur soi-même, qui met en lumière la vacuité apparemment définitive de sa vie… puis la nécessité absolue de mettre fin à cette "absence d’existence propre" ! Cette lucidité l’amènera même à "porter (littéralement) des gants", pour se débarrasser de ce passé, oublier son histoire…
Sans doute des années se sont-elles écoulées ? Voilà notre héros décrivant "la magie d’un autre passé vécu hors du domicile conjugal, loin du Maroc, un passé tout récent…" au cours duquel il a "dansé sur la tête", et que, pour cette raison, il va narrer. Le livre bascule dans une sorte d’onirisme, tant l’histoire qui se déroule de façon chaotique, semble hors de toute logique, de toute rationalité. Un conte quasi-fantastique, qu’il réécrit parce qu’enfin, (lui) "aussi a eu une histoire, (s’est) perdu dans l’histoire des autres". Cette aventure a eu lieu à "L’Auberge des pauvres", immense hôtel-Dieu de Naples, construit pour assurer la bonne conscience d’un roi, mais que les pauvres, "ayant faim d’autre chose que de murs suintants et de crasse", ont fini par abandonner… Pas tous, d’ailleurs, car dans ce cadre interlope et morbide, sont demeurés quelques personnages qui s’y sont recréé un monde à leur mesure. En particulier, celle qu’il appellera La Vieille, à travers qui il " apprendra " Naples.
Naples : L’auteur y est parvenu à la suite d’un concours d’écrivains auquel il a participé, et où son texte a été retenu. Très belles pages limpides et narratives, où il explique comment il a rêvé Naples en pensant à Tanger, comment il a rêvé Naples, l’été, l’hiver, la nuit, les soirs d’insomnies, etc.
Naples pour laquelle il a eu le courage de briser les liens familiaux et conjugaux, la force de l’habitude. Où il se sent enfin libre, mais pour parvenir à cette liberté, la distance géographique n’a pas été suffisante, il a dû se libérer aussi et surtout de sa femme, fantasmer sur la réalité, faire d’elle un être de rêve, la réinventer en somme, jusqu’à lui donner un autre prénom : changer le " Touma ", diminutif méprisant dont il l’affublait, et qui signifie " Ail ", en " Ouarda " qui signifie " Fleur ". La re- /" créer "belle, intelligente, cultivée…Moyennant ce subterfuge, il peut se sentir " libéré ", dans l’ "immense territoire infini " qui est désormais le sien.
L’histoire proprement dite continue en une succession de lettres à la " Chère Ouarda ", longue série de narrations faites de descriptions vives et pleines d’humour, en même temps que de détresse, d’une sorte d’apitoiement, de fascination. L’auteur est tellement emporté par sa description que par moments, il oublie qu’il est supposé écrire une lettre, et lance à la cantonade, des phrases du genre "Comme vous savez j’ai horreur des rats" ; ce qui en dit long sur la profondeur de son implication dans l’écriture de cet ouvrage, puisqu’il oublie parfois la forme pour ne penser qu’au fond !
Magnifiques pages pleines de détails croustillants sur les comportements d’"Anna Maria Arabella, née probablement d’une lave du Vésuve, et qui a brûlé tout ce qu’elle a aimé, tout ce qu’elle a serré contre son cœur, contre ses yeux, tout ce que ses larmes heureuses ont baigné" ; celle qu’il appelle donc désormais "La Vieille". Mélange attraction-répulsion, quand par exemple elle ramasse ses mollards pour les mettre dans une tasse, se compisse ou se drape dans ses guenilles repoussantes… etc. Surprise du lecteur, chaque fois qu’elle parle, à cause de la distance psychologique entre son apparence, la profondeur de son dit et la symbolique qui s’en dégage. Grande envolée lyrique, lorsqu’elle décrit Naples et en vient à la conclusion : "Je suis Naples. Je suis le veilleur de nuit et de jour de la plus belle erreur de l’histoire napolitaine"… "Si tu poses ta tête sur mon ventre, tu entendras Naples vivre et mourir "… ou bien : "Ici, on est de l’autre côté du labyrinthe, et le labyrinthe, c’est moi !" Passages éminemment poétiques, comme celui où elle s’exclame : "Ah ! l’âme, cette forêt de turbulence, ce sable chaud de nos nuits sans amour"…
Averti solennellement par la Vieille qu’il se trouve désormais face à un nouveau destin, l’homme a pourtant conscience de n’avoir pas encore la grâce puisque, par exemple, là où dans la neige de la télévision sans programme, elle voit mille enchantements qui sont ceux de sa vie, lui ne voit que "sexes tristes" et petits points noirs sans imagination. Etranges moments, très pathétiques, dans cette auberge désaffectée, supposée fermée à toute présence, mais où se déroulent nombre de vies marginales ; où il semble en fait que soient venues échouer toutes les célébrités adulées naguère, et devenues véritables épaves ; où se situe en tout cas le récit d’une vie presque non-humaine et cependant tellement banale, racontée à un homme "obligé", pour l’écouter de rester mal assis, "comme on est mal assis dans la vie".
Commençant par la fin son récit, l’auteur raconte comment, à la suite d’un appel téléphonique anonyme, il est venu de son hôtel à l’Auberge des Pauvres.
Est-ce bien une femme qu’il trouve parmi les déchets et les rats de ce huis clos où, pendant des années, il va se chercher ? N’est-ce pas plutôt une sorte de devineresse, omnisciente, qui s’intéresse paradoxalement à lui, le provoque, lit ses pensées, devance ses réactions, du fond de l’isolement où elle est plongée ; l’interroge ; va jusqu’à le soumettre physiquement à la torture, par l’intermédiaire d’une sorte de colosse au cerveau d’enfant, appelé Momo qu’elle dit être son fils, le fruit de ses amours lubriques avec un certain Marco, bellâtre qui l’a ruinée sans qu’elle réagisse, parce que dans le même temps, il a complètement affolé son corps. Cette femme, malgré sa déchéance physique et son cerveau embrumé a gardé un sens analytique surprenant. Elle saura ne poser à l’auteur que deux questions, mais elles sont pour lui essentielles : "Pourquoi Naples et quelle est ton histoire, le récit de ta vie ?"
Pourquoi Naples, en effet ? Pour retrouver une jeune fille avec qui il a correspondu autrefois, celle qui lui a envoyé le formulaire d’inscription au concours d’écrivains organisé par le Maire de Naples. Ce personnage du Maire n’est que très brièvement évoqué, mais avec infiniment d’admiration, parce qu’il est le premier homme politique à tenir tête à la Mafia : Comme je vous l’ai dit dans la biographie, ce thème se retrouve dans d’autres ouvrages, en particulier, "L’Ange aveugle".
Avec cette jeune inconnue, l’auteur a partagé une passion épistolaire, "un amour imaginaire, une hypothèse ou une illusion d’amour". De cet homme, le lecteur connaît déjà le récit de sa vie, l’infinie solitude, la faculté si particulière de nier les situations auxquelles il ne peut faire face ; de transformer en rêve tout ce qui lui est désagréable. Il est prêt par conséquent, à le voir tomber éperdument amoureux d’Iza, cette "femme qui ressemble à l’amour, à la passion, celle qui nous ronge, qui nous fait du bien et qui nous mine" ; Iza qui ressemble trait pour trait à la correspondante dont il n’avait jamais vu que la photo et qu’il ne peut retrouver ; trait pour trait à la maîtresse de Gino, autre protagoniste important de cette aventure ; et finalement trait pour trait à celle qui fut d’une beauté à couper le souffle ; aujourd’hui déchue la Vieille, qui s’est s’instituée le guide de son destin.
Petit à petit, s’instaure un dialogue au long duquel la logique de l’auteur essaie de se frayer un chemin dans l’incohérence apparente et les raisonnements sibyllins de La Vieille. Il lui faudra s’y retrouver dans les "deux histoires de sa vie", l’une qu’elle dit édulcorée et en grande partie fantasmée, l’autre beaucoup plus dure, navrée et amère, qui tourne au cauchemar et dans laquelle entrent en jeu la haine, le racisme et la Mafia, "un théâtre pour tragédie de mauvais goût" dont l’un des caractères principaux (Marco) recoupera finalement la première, mais cette fois avec le beau rôle.
Parallèlement, une prémonition de la Vieille envoie à un congrès, l’auteur et le pianiste, Gino-le-torturé, , demeuré l’un de ses rares amis fidèles. Cet artiste qui fut talentueux et célèbre a échoué à l’Auberge des pauvres à la suite d’une passion malheureuse, d’une relation dont la magie a été interrompue par sa partenaire, de peur qu’elle ne devienne médiocre parce que "même quand elle se donnait à Gino, elle savait que le partage était impossible", alors que lui, "en parfait idiot de l’amour, attendait tout de cette communion…". A ce congrès, l’auteur et Gino voient en même temps une femme qui " pourrait " être la correspondante du premier, mais dont le second est sûr qu’il s’agit de Idé, son ancienne maîtresse.
Situation étrange générée par cette jeune femme énigmatique. Rencontres au cours desquelles le lecteur assiste par son truchement, à l’épilogue de l’amour-passion de Gino : Ce dernier, qui n’a survécu, depuis si longtemps, que grâce à sa faculté de faire " apparaître " le visage de la véritable Idé, est littéralement réveillé par l’image réelle de son sosie. Tiré de l’envoûtement dans lequel il s’est complu pendant des années, il retrouvera, dans cette pseudo-rencontre, son talent de pianiste… Pour l’auteur, par contre, cette inconnue abordée à cause de sa ressemblance avec la photo de sa correspondante, sera Iza, "femme des extrêmes, apparition fugace avec des traces d’images et des ombres dans le souvenir…énigme du temps et de l’amour, fille libre dans une forêt d’hommes cruels…" avec qui il vivra un amour bref mais torride, décrit en des pages d’un érotisme consommé, intermède inattendu au milieu des pages austères du reste du récit!
Et le lecteur parvient à de magnifiques pages douloureuses narrant la rencontre, aux jours ultimes de son séjour à Naples, de l’auteur avec la vraie Iza qui a choisi de se cacher parce qu’une maladie l’a clouée dans un fauteuil roulant ; narrant la mort de La Vieille, de son "corps plus vieux que la mémoire, plus usé que le regard, ce visage fardé, blanchi avec de la farine, et ces mains tremblantes (qui ont) abandonné toute résistance"; et ses funérailles si grandioses que les Napolitains pensent qu’il s’agit de celles d’une Reine ! Narrant le retour dramatique de Momo dans son pays d’origine, le Sénégal. Et subséquemment à ces trois événements, décrétant la décision de l’auteur de revenir au Maroc.
Lorsque s’achève le roman, / lorsque prennent fin ces jeux sur l’apparence, / et cette parenthèse de cinq années, / l’auteur est revenu dans son pays où l’intégrisme a progressé de façon catastrophique et où la situation économique est encore plus dramatique qu’avant. Il se retrouve répudié par son épouse, rayé des cadres par l’Université, seul… disponible pour écrire enfin… écrire peut-être ce livre dont il a tant rêvé… Surtout après avoir " rencontré ", devant l’Université, une "fille vêtue d’une belle robe rouge (qui le) regarda, vint vers (lui) tout naturellement, (lui) serra la main, puis (lui) dit : "Alors, Ulysse, vous avez écrit votre " Ulysse" ? "Cette jeune fille était une apparition. J’étais"- ajoute l’auteur – "sous l’effet d’une hallucination due au manque de sommeil. …(Bientôt) La fille eut disparu. Quand je fus reposé, le concierge m’interrogea sur mon voyage et mes projets. Je n’avais pas envie de parler". Il se retrouve enfin dans l’état d’esprit qu’il a souhaité depuis le début du livre : il a enfin "Envie d’écrire".
Et le lecteur, complètement pris dans ce faisceau romanesque, cette sorte d’enchantement, a l’impression d’avoir partagé une histoire d’amour avec la femme la plus répugnante qui soit au monde, la plus vulgaire, la plus intolérante, la plus étrange, et néanmoins la plus fascinante et la plus attachante, car les femmes jeunes et belles qui ont traversé ce lieu et ce temps n’étaient en fait que des avatars de La Vieille.
Il a acquis également la certitude que, grâce à elles, à elle, l’auteur qui a déroulé difficilement l’écheveau de sa vie, dénoué les enchevêtrements de celles qu’il a croisées liées par le destin à la sienne propre, a cessé d’être " Bidoun ", il est devenu JE.
Jeanine RIVAIS
CE TEXTE A ETE PUBLIE DANS LE N° 53 DE DECEMBRE 2000 DE LA REVUE DE LA CRITIQUE PARISIENNE.