JEAN L’ANSELME ET L'HUMOUR

Entretien avec Jeanine Rivais

*****

 

          Jeanine Rivais : Jean L'Anselme, vous dites avoir 75 ans, "une étape importante qui représente un peu plus des trois-quarts d'une existence quand il n'y a pas trop d'ennuis. Que c'est une sorte d'automne qui commence, la saison où les arbres ont les plus belles couleurs, celle où l'écureuil compte ses noisettes pour préparer l'hiver".

Résumez-nous ces trois-quarts de votre existence.

          Jean L'Anselme : Comme Jules Renard -un homme que j'aime par-dessus tout- lorsqu'il s'agit d'être pathétique, je réponds par l'ironie. Au lieu d'un discours, je préfère donc vous confier ce texte par lequel j'introduis généralement mes "lectures" et qui me situe :

• Né curieusement un 31 décembre, à Minuit, près d'Amiens. Bête de somme, en quelque sorte. Il dort beaucoup d'ailleurs.

• à l'âge de quatre ans, il tomba follement amoureux de sa maîtresse d'école, mais son père la prit, lui aussi, pour maîtresse et quitta pour toujours la maison. Il douta depuis de la réalité du Père Eternel.

• Sa mère fut successivement femme de peine (et pour cause), puis femme de chambre, puis femme de ménage. Elle était donc très attachée au vocable et préfigurait, dès les années 20, la lutte pour l'émancipation féminine.

• Certificat d'Etudes Primaires à onze ans.

• Premier prix de gymnastique d'école en 1933 et encore en 1934, 1935, 1936, 1937, 1938 et 1939 ce qui lui permit de constater, à travers sa propre expérience, la justesse de vue de Léon Bloy lorsqu'il affirme à la face de Dieu : "Je crois fermement que le sport est le plus sûr moyen de produire une génération de crétins".

• Mobilisé comme Deuxième canonnier en 1940, bien qu'il n'ait pas inventé la poudre, il repoussa les Allemands, à reculons, sans perdre un pouce de terrain. Cette épreuve lui permit de vérifier que si l'habit ne fait pas le moine, le képi fait toujours le zouave.

• Il entra dans la Résistance en 1941 pour éviter l'affluence de 1944.

• Il fut bêtement réfractaire au Service du Travail Obligatoire en Allemagne alors que volontaire il pourrait se prévaloir aujourd'hui du titre de "Déporté du Travail".

• Puis il fut instituteur, à qui on apportait des fleurs.

• Dès son plus jeune âge, il se trouva placé sous les auspices de la littérature, sa grand-mère étant "femme de lettres" puisque factrice dans son petit village. Lui-même, dans son berceau, jouait avec les plumes, celles de son édredon, ce qui, plus tard, détermina une carrière chez Larousse où on l'embaucha pour souffler sur les graines de pissenlit. D'où son pseudonyme : Jean l'ANSELME... à tous vents.

• Français moyen (1,70 m), en large (65 kgs) et en travers (il en a quelques-uns), il est têtu, buté, bourré d'idées fixes et s'exprime à l'emporte-pièce.

• Il s'est empressé de rédiger sa "dernière volonté" avant qu'il ne soit trop tard. Au lieu d'un saule, comme le demandait Musset, il avoue préférer :

"Une bière bien fraîche 

Avec beaucoup de mousse 

... autour".

          Un seul mensonge dans tout cela : je n'ai jamais soufflé sur les pissenlits chez Larousse pour mériter mon pseudonyme. L'Anselme, c'est ainsi qu'on appelait mon grand-père chez les paysans ; et j'avais une grande admiration pour mon grand-père. Je lui ai donc emprunté son nom.

 

          Jeanine Rivais : Dans votre vie littéraire, qu'est-ce que "Peuple et Poésie" ?

          Jean L'Anselme : C’est une aventure qui date de 1946. Un fin et distingué penseur de l'époque, Julien Benda, accoucha dans un journal, de cette énormité, "qu'une main calleuse ne pourrait jamais écrire". Et, pour lui prouver que la poésie n'était pas la propriété de la rue d'Ulm, j'encourageai "tous ceux qui n'avaient guère usé leur fond de culotte sur le banc des écoles" à s'essayer à la poésie. J'ai ainsi recruté jusqu'à cent vingt-sept "bonnes volontés" : ouvriers, déménageurs, cheminots, bonnes, concierges, facteurs. Tout n'était pas miraculeux, mais trois d'entre eux sont sortis des rangs. Ce fut l'aventure de "Peuple et Poésie".

Elle s'appuyait sur ce conseil de Derain : "Le grand danger pour l'Art, c'est l'excès de culture : le véritable artiste est l'homme inculte".

 

Couverture de la Revue "Fresque d'écrivain) : Jean L'Anselme écrit de la main gauche.
Couverture de la Revue "Fresque d'écrivain) : Jean L'Anselme écrit de la main gauche.

          Jeanine Rivais : Vers 1945, vous rencontrez Jean Dubuffet qui vous initie à l'Art brut, situé selon lui "à la limite du dégueulasse, de l'infâme, du barbouillage et du petit miracle". Qu'entendez-vous par : "Je me suis mis à écrire de la main  gauche ?

          Jean L'Anselme : Je l’ai rencontré, en effet, à l'époque de "Peuple et Poésie", et il a eu, dans ma vie littéraire, une influence capitale. A travers l'Art brut, il rassemblait lui aussi des créateurs de maigre culture. Il faisait donc avec les plasticiens ce que je faisais avec les poètes. Il me fit connaître Gaston Chaissac et m'enseigna qu'il fallait se méfier de "l'asphyxiante culture", ce qui a conditionné toute mon existence.

          C'est à cette époque que, pris par cette ambiance et par mimétisme, je me mis à écrire "de la main gauche", pour recréer par cet artifice, l’expression maladroite de l'enfance : je marquais ainsi ma dissidence par rapport à l’écriture trop savante et raisonnable des adultes. Cette expérience s'inscrivait à la suite de celle de Picasso, fier "d'avoir mis cinquante ans à pouvoir redessiner comme un enfant" ! Et je pouvais penser comme Bernanos que "les adultes n'étaient rien d'autre que des grands enfants avec des poils".

 

          Jeanine Rivais : Plus tard, comme beaucoup d'artistes "hors- les-normes", bâtisseurs de l'imaginaire (le facteur Cheval, Picassiette...) vous inventez une "esthétique du rebut de la société, un art des poubelles, une chasse au trésor". A quelles préoccupations répondez-vous alors ?

          Jean L'Anselme : Je recherchais comme eux, mais avec le rebut de l'écriture, "la beauté de l'inutile". Je m'appropriais des textes glanés au hasard de la presse, des livres, des murs, ou de la bouche des gens : Ils constituaient pour moi la poésie naturelle à l'état brut. La parenté avec Maxime Duchamp était évidente. C'est pourquoi je qualifiai ces créations de "ready made".

          Plus récemment, j'ai retrouvé la même connivence à l'égard de plasticiens qui tâchaient de réhabiliter la ferraille, les déchets industriels. Je pense aux Néo-dadaïstes, Néoréalistes, à César, Arman, Tinguely... J'étais donc très attiré par un art puisant sa raison d'être dans la pauvreté, voire le misérable.

 

          Jeanine Rivais : Dans les années 60, vous vous insurgez contre les émules de "Tel Quel". Comment se déroule votre lutte contre ces littérateurs universitaires ?

          Jean L'Anselme : Comment ai-je lutté contre eux ? Avec mes maigres pouvoirs, c'est-à-dire ma plume et mes modestes tirages ; mais sans le secours des médias bien sûr, qui leur étaient entièrement acquis. Je suis donc parti en guerre contre cette intelligentzia qui, comme le dit Jean- Paul Aron, "depuis trente ans a gelé la culture française dans l’hiver de la théorie”. C'est à partir de ce moment que j'ai décidé de me servir de l'humour comme arme en me souvenant que, historiquement, il avait souvent joué les contre-pouvoir pour renverser les bastilles.

Ma première réaction fut de pasticher le galimatias de ces apprentis-sorciers. J'ai écrit aussi, tout au début des années 60, une lettre polémique bourrée d'ironie, dite "ouverte par mégarde par la concierge de la revue Tel Quel" où, sur un ton roublard, je posais ces questions :

• Comment pouvez-vous dire "Tel Quel", en étant aussi compliqués ?

• Pourquoi, lorsque vous écrivez trois pages, vous en faut-il cinquante pour les expliquer alors que Proust assure qu'"écrire un livre en /’accompagnant de son mode d’emploi est aussi inconvenant que d’offrir un cadeau dont on a laissé le prix" ?

• Comment pouvez-vous arriver à écrire, alors que vous dites être à la recherche du langage ?

• Pourquoi exhibez-vous orgueilleusement vos créations comme des œuvres achevées, alors que vous avouez modestement être à une étape expérimentale de balbutiement ?

• Et comment se fait-il qu'à force de rechercher "le degré zéro de l'écriture", vous n'ayez jamais réussi à faire des exquis/mots/glacés ?

          A cette allusion, on a compris que je visais aussi les satellites de Tel Quel. On sait que la moquerie a des effets destructeurs. Pour railler et me moquer de la pédanterie et de la prétention, je me suis donc amusé à prendre le contre-pied de cette poésie savante, sans avoir peur d'être ordinaire et banal, même jusqu'à déplaire. Je me suis mis à écrire des vers de mirliton pour ridiculiser leur verbiage.

          A ce jeu suicidaire, je trouvai une justification en affirmant qu"'écrire de mauvais poèmes, c'est utile, car ça met les bons en valeur". Dans une volonté d'aller à l'encontre du jeu commun, je me glorifiai de "faire mon beurre avec du laid". Cette proposition peut paraître aberrante, alors qu'elle s'insère parfaitement dans une modernité que Malraux indique être née "le jour où les idées d'art et de beauté se sont trouvées disjointes". Là encore, je suivais les traces de Dubuffet qui, à un moment de sa carrière, avait voulu, lui "réhabiliter la boue"… Sans oublier que, bien avant, Duchamp l'iconoclaste avait, de son côté, collé des moustaches à la Joconde ! Picabia aussi, je crois. Je m'armai encore "d'art poétique" comme celui-ci qui rappellera certainement quelque chose :

 

"Vingt fois sur le métier 

dépolissez l'ouvrage, 

un vers trop poli 

ne peut pas être au net.

Méfiez-vous des vers luisants !

Faites du vers dépoli 

votre vers cathédrale".

 

          Jeanine Rivais : Vous vous  situez de façon très affirmative dans la mouvance post-soixante-huitarde. Comment la "révolution" de 68 a-t-elle pu vous influencer ?

          Jean L'Anselme : Toutes mes propositions étaient contenues dans la révolution culturelle de 68 : Alors que je recourais à une poésie approximative et disgracieuse pour me moquer de la poésie embourgeoisée et formaliste d'alors, des plasticiens pour s'opposer, eux, à l'art bourgeois, c'est-à-dire celui des musées, des salons et des coffres-forts, remettaient en cause les principes et les lois en usage.

          On désacralisa l'art en le rendant vulnérable et éphémère. On créa des œuvres sans lendemain (happenings, performances, événements, autodafés, body-art...). On attenta ainsi aux notions de pérennité et de postérité. Alors que je faisais en poésie l'éloge du laid, on pratiquait ailleurs l'art kitsch, l'art pompier et la bad-painting, dans le désir de déranger, déstabiliser l’Establishment. On décréta que les notions de beau et de laid sont toutes relatives et qu'on pourrait sans inconvénient en intervertir l'ordre.

          Moi aussi, je travaillais dans le laid en pensant que, plus tard, on admettrait que ce laid pouvait être beau, à l'instar de Coco Chanel assurant que "la mode consiste à faire du laid qui deviendra beau".

 

               Jeanine Rivais : Humoriste, vous êtes donc, et c'est ainsi que l'on vous définit traditionnellement. Mais l’humour a des visages différents. Comment définiriez-vous le vôtre ?

          Jean L'Anselme : Personne n'a réussi à définir l’humour, je suis donc fort embarrassé pour répondre. Mais on s'accorde pour dire qu’à l’instar des rires, il peut être sarcastique, goguenard, jaune, noir, jovial... On a l'habitude aussi de le diviser en deux : l'humour spirituel et l'humour bête.

          J'ai le sentiment d'être tout cela à la fois. Je pense avoir de l'esprit quand je dis "Les ecclésiastiques ont adopté le violet parce qu'ils avaient une peur bleue du rouge". En rappelant au passage que le violet est un mélange justement, de bleu et de rouge. Je sais, en revanche, que je suis complètement idiot quand j'énonce cette énormité : "Il vaut mieux être cocu que chef de gare" (affirmation des plus gratuites).

          Je pense qu'une certaine humanité caractérise la réflexion suivante : "Les grands ayant du mal pour se baisser, prennent les petits pour faire le ménage". Et je ne crois pas être trop loin des moralistes quand j'estime qu'"il est aussi difficile de convaincre un âne qu'il a de grandes oreilles que de persuader une saucisse qu'on peut la prendre pour une andouille".

          Lorsque je constate par ailleurs que "c'est aux pieds du maçon qu'on voit s'il est mûr", on peut m'accorder, je le suppose, un don d'observation !

          J'ai le sentiment d'être intelligent quand j'avance que "Le milieu, c'est ce qui nous entoure ; et les impondérables, c'est ce qui fait pencher la balance" ; d'avoir quelque savoir quand je rappelle que "Charles se mettait trop martel en tête pour être téméraire" ; et de ressembler à Charlie-Hebdo quand je dis qu'"à l'issue de leur congrès de Lourdes, les aveugles procédèrent à quelques échanges de vue et se séparèrent en chantant "Ce n'est qu'un au revoir... ",

          C'est peut-être dans ce mélange de genres que réside mon originalité, si on m'en accorde une. Pour ma part, je me qualifierai de "comique grave", puisque beaucoup le disent. Derrière mes rires, il y a toujours un brin d'humanité qui traîne. Comme dans cet exemple :

          "Les très riches et les très pauvres ont de gros ventres, mais seuls les riches fument le cigare" ! Ou encore lorsque, en trois coups de crayon, je dessine un émigré :

"Pas de travail 

pas de famille

 pas de Patrie 

Vive pétrin !"

          On voit d'emblée de quel côté je suis. Il est évident que je ne suis pas en permanence tourné vers ces préoccupations. J'entrelarde cette gravité de beaucoup de facéties et de plaisanteries, mais l'humain transcende finalement le tout.

 

          Jeanine Rivais : Vous affichez un goût très prononcé pour le calembour. Vous l'érigez en esthétique. Pourtant, le calembour a généralement mauvaise réputation. Comment parvenez-vous à résoudre cette contradiction ?

          Jean L'Anselme : Je pourrais très bien me couvrir de la caution d'un moraliste comme Joubert qui, lui, le considérait "comme une forme majeure de l'écrit" et l'assimilait au poème ; ou d'André Breton qui voyait en lui "un commerce intellectuel de haut luxe" ; en appeler aussi aux rhétoriqueurs du Moyen-Age... Mais, au contraire, je vais chercher ma justification chez ses détracteurs, chez Lanson, par exemple, qui le considérait "comme la forme la plus basse de l'esprit" ou chez Hugo pour qui le calembour était "la fiente de l'esprit".

          N'est-ce pas dans leur bouche que je trouve mon meilleur atout, moi qui m'attache à réhabiliter le laid, et à m'en servir pour ridiculiser les plumes cabotines ?

          Enfin, je trouve le calembour important par le fait qu'il relève de l'art populaire par son imagerie, son pittoresque et que ma propre esthétique vise à ce rapprochement.

 

          Jeanine Rivais : Bien que vous soyez, depuis leur origine, membre du Jury des Grands Prix de l'Humour Noir, il est évident, à travers ce qui précède, que vous n'êtes pas vous-même ce qu'on appelle un "humoriste noir". On associe souvent par simplification ou par ignorance, l'humour noir aux cercueils ou aux cimetières. Qu'en est-il exactement ?

          Jean L'Anselme : L'humour noir, on le sait, est né d'une réflexion d'André Breton lorsqu'en 1940, il a rassemblé des auteurs de toutes nationalités, sous le titre "Anthologie de l'humour noir". A la lecture de sa préface, il est difficile d'en donner une définition. L'auteur disserte et philosophe sur l'humour en général.

          Quant à l'humour noir, il en fixe les contours en disant qu'il est "l'ennemi mortel de la sensibilité sur fond bleu et d'une certaine fantaisie à court terme ; qu'il est borné par la bêtise, l'ironie sceptique, la plaisanterie sans gravité".

          Il le caractérise surtout par des exemples, désignant Swift comme son véritable initiateur. Mais viennent ensuite des personnages aussi inattendus et divers que Lautréamont, Rimbaud, Baudelaire, Nietzsche, Villiers de l'Isle-Adam, etc. La présence de Vaché, Roussel et Rigaud permet, en revanche, de supposer que l'humour noir entretient une certaine complicité malsaine et perverse avec la mort et l'absurde, et se pose comme un défi à la morale.

          Je crois que l'humour noir a trouvé par la suite, ses meilleures définitions sous la plume de Chris Marker qui l'assimila à "la politesse du désespoir" et de Jacques-Henri Lévêque qui le considère comme "une mécanique qui, en général avec le sourire, mais souvent en grimaçant et quelquefois sinistrement, détruit la vision conventionnelle du monde".

          Michel Ragon, par ailleurs, assure "qu'il y a autant d'humours que de rires" et donne pour correspondance à l'humour noir," le rire jaune et grinçant".

 

          Jeanine Rivais : Vous affirmez militer en faveur d'une "poésie de communication". Pouvez-vous développer ce point de vue ?

Jean L'Anselme :  Depuis l'avènement de la photographie, l'art qui cherche à s'en démarquer, s'est engagé dans des aventures de plus en plus cérébrales et compliquées. Les "révolutions de l'écrit" de Dada à Tel Quel, furent elles aussi élitistes. Une seule révolution populaire, au milieu de ces soulèvements oligarchiques : celle de Prévert, et Prévert eut aussitôt un million de croyants en ses "Paroles" !

          Je regrette que la poésie, par le jeu égoïste d'une poignée de mandarins, ne soit plus liée qu'à une petite coterie d'initiés, ce qui est paradoxal dans un monde boulimique de communication (radios libres, cibistes, satellites. ) L'hermétisme est une hérésie, un illogisme, un égarement dans cette gourmandise d’échanges. Vive l'Art dans le métro et dans la rue ! C'est ce que Dubuffet m'avait appris bien avant...

 

          Jeanine Rivais : Et puisque votre poésie prend résolument parti contre ces aberrations, diriez-vous que cette exigence sans ambiguïté fait de vous un poète engagé ?

          Jean L'Anselme : Engagé, je le suis certes, puisque je prends parti et que je me bats contre quelque chose. Mais cet engagement n'est qu'un aspect d'un combat plus général, celui de la pauvreté contre la richesse. 11 y a actuellement dans le monde non seulement une féodalité de l'argent, mais aussi une féodalité du savoir. Poirot-Delpech l'a souligné en ces termes dans le Monde :

          "Comme l'argent va à l'argent, la parole va à la parole. Il existe une concentration du pouvoir d'expression et de création entre une poignée de gens".

          Je n'ai cessé, pour ma part, d'attaquer cette Bastille. "Le langage est une chose trop sérieuse pour qu'on la laisse aux linguistes", disait Paulhan. Je dirai même que cette croisade pour l'art pauvre et l'art des pauvres a conditionné toute mon existence, qu'elle en est le fil conducteur aussi bien sur le plan de l'éthique que sur celui de l'esthétique.

           Ainsi, dès 1945, avec les "Poètes ouvriers", je suis parti en guerre contre la "dictature des instruits". Puis, j'ai été le compagnon de l'Art brut, de l'art des poubelles, des déchets, des récupérations de ferrailleurs, et pour finir, de l'Art maigre : c'est ainsi que je qualifie les expériences de 1968. Et si, avec le recul, je sonde les raisons de cet itinéraire, je m'aperçois que le dénominateur commun doit se trouver dans mes propres origines. 

          Né pauvre avec toutes les conséquences liées à la pauvreté, cette caisse de résonnance m'a probablement fourni le "la" qui a conditionné la suite. Le manque de culture qui était, en mon temps, "la condition du pauvre" a dû me mener insensiblement à la contre-culture par un réflexe de frustré.

          Mais je pense depuis longtemps que la pauvreté et le social ont forcément quelques frontières avec la politique. Les politiciens de maintenant et certains syndicats d'ouvriers commencent seulement à l'admettre en voyant se développer le cancer de la pauvreté dans notre monde.

          Au début, pour prendre part aux débats, ma poésie était donc déjà très engagée dans le sens militant du terme : l'assassinat des Rosenberg, l'antimilitarisme, la lutte sociale, les guerres, le Plan Marshall, la gauche-gauche, ont été ses sujets d'inspiration. Mais mes luttes sont devenues, avec l'âge, moins tapageuses, car je trouve risible, maintenant, de vouer Pinochet aux gémonies avec un stylo-bille, devant un feu de bois du côté de Bécon-les-Bruyères. Et, comble de ridicule, avec des tirages à mille deux-cents exemplaires !

          Je préfère "engager" ma poésie pour des causes qui me sont proches, des faits quotidiens. Je m'oppose aux agressions de la société moderne, je conteste et je dénonce maintenant ce que je puis toucher de la main et qui nous concerne tous, en particulier le terrorisme universitaire.

 

          Jeanine Rivais : Depuis le Roman de Renart, les poésies de Rutebeuf..., de nombreux auteurs se sont essayés à l'humour. Pensez-vous qu'humour et poésie soient compatibles ?

          Jean L'Anselme : Ne pas l'admettre serait considérer que Jarry, Cros, Fourest, Jacob, Desnos, Michaux, Prévert, Tardieu, Frédérique, Vian, Obaldia et quelques autres, ne seraient pas des poètes. Il n'empêche que l'humour n'a jamais eu bonne réputation dans la confrérie.

          On pense encore, comme Verlaine, sans oser l'avouer : "que le rire est ridicule autant que décevant" ! Avez-vous  déjà entendu quelqu'un sortir d'un spectacle gai en disant "comme c'est beau !". Non. Le gai est drôle, il ne peut pas être beau. C'est peut-être la même réaction qui guide les organisateurs de la Nuit des Molière à accorder un prix particulier au spectacle d'humour, comme si ce n'était pas tout-à-fait du théâtre au sens où on l'entend.

          Par tradition, la beauté s'identifie donc au grave, bien que Cocteau ait dit : "les gens graves sont ceux qui ne veulent pas s'ouvrir en deux". L'humour passe pour une anarchie, une marginalité, une exception qui n'existe que par tolérance. Il est curieux de constater d'ailleurs que, de Allais à Queneau, tous les humoristes ont été des solitaires. Un seul oiseau suffit, on étouffe la couvée. On peut donc parler de ghetto de l'humour.

          Bêtement, la gent littéraire entretient cet ostracisme alors que l'humour envahit notre quotidien ; les manchettes de journaux sont pourries de calembours, les hommes politiques nous assassinent de leurs petites phrases, le théâtre, le café-théâtre, les cabarets, le dessin de presse, la chanson, la B.D. le cinéma, le roman policier s'en nourrissent joyeusement.

          Un de nos sociologues les plus réputés, Gilles Lipovetsky, reconnaît que "le rire est en train de devenir une manière d'exister sinon de vivre", que "l'humour se profile désormais comme une tournure d'esprit, une façon d'appréhender la réalité quotidienne, un mode de pensée", qu'"une culture de la fantaisie se met en place".

          Mais à quoi bon accumuler les preuves, je n'arriverai jamais à convaincre les coliqueux chroniques de la littérature ! Et je me garderai, par ailleurs, de leur reprocher de manquer d'humour, car ils le prendraient pour une insulte et seraient capables de m'étrangler.

 

          Jeanine Rivais : Par ailleurs, quand vous traquez l'humour au fil des siècles, vous évoquez sa reconnaissance ou son rejet, ses variantes. Et vous affirmez qu'il est inexportable. Pouvez-vous développer ces remarques ?

          Jean L'Anselme : Louis philippe emprunté au français "humeur", le mot "humour" n'apparaît qu'en 1725 dans le dictionnaire. Néanmoins, sa présence se manifeste déjà sur les papyrus égyptiens et sur les poteries gauloises. On peut dire qu'au début, il est très souvent traduit au moyen de bêtes fantastiques à tête humaine ou, à l'inverse, d'humains à tête animale.

          Ce n'est que sous Louis XIII et Louis XIV que les médecins, dentistes et apothicaires remplacent les animaux. Au XVIe siècle, la caricature politique prend de l'importance grâce à l'imprimerie qui lui permet d'élargir son impact. L'humour s'attaque alors au "Pouvoir" et, désormais évolue au gré des tolérances qui lui sont accordées.

          C'est à Louis-Philippe que l'on doit les premières lois sur la Liberté de la Presse. L'humour en profite, se déchaîne. Mal lui en prend ! On réprime ses impertinences, celles par exemple où Louis-Philippe est représenté en poire !

          Ce n'est qu'en 1881 qu'un statut libéral est définitivement accordé à la presse. C'est celui qui prévaut aujourd'hui. Ce qui n'a pas empêché les procès en "diffamation" ! D'une manière générale, l'humour a surtout été utilisé pour défendre les idées, se battre contre la tyrannie ou la bêtise. Les humoristes ont connu la prison, les muselières, la censure, la quarantaine et cette traque les a souvent marginalisés.

          L'humour a aussi évolué avec les mentalités, les modes et l'esprit du moment, si bien que celui du passé ne nous amuse plus guère. Si on s'attarde sur notre siècle, on s'aperçoit qu'à la "Belle Epoque", l'humour était plutôt léger et grivois. Mais il y a eu une rupture nette après la guerre de 1940 : Au lendemain de cette époque tragique, il est devenu plus grave, on pourrait dire "métaphysique" à une époque où l'existentialisme de Sartre apparaissait.

          L'opposition de l'humour à la stupidité du monde se traduit alors par le non-sens et l'absurde... Jusqu'en 1968, moment où les valeurs basculent et où l'humour lui-même fait la pirouette.

          Il était jusqu'ici réfléchi, intelligent. Comme le journal du moment, il culbute dans le "bête et méchant". On se sert du vulgaire, de la platitude, voire du grossier en réaction contre ce qui, jusque-là, était plutôt sage et bien-pensant : Aux Beckett, Ionesco, Tardieu se sont substitués Arrabal ou Copi ; aux dessinateurs Maurice Henry, Chaval et André François, ont succédé Topor, Wolinski, Reiser, Siné... et à l'esprit de Devos fort apprécié des milieux littéraires, s'opposent ceux nettement moins raffinés de Coluche, Desproges et autres Nuls et Inconnus.

          L'humour, en effet, s'exporte mal : Il a des spécificités de frontières. Je ne suis pas sûr que l'humour juif fasse rire les Arabes, que celui du journal russe Krokodil amuse Le Canard enchaîné ; que les aventures du Suisse Ouin Ouin s'acclimatent Outre-Quiévrain... L'humour est différent selon les pays, les religions, les peuples et même suivant les métiers. Ces humours s'affrontent par chauvinisme. Et, à l'intérieur même d'un pays, l'humour se régionalise, défend son identité, ce qui nous vaut, cette fois, des querelles de clochers.

          Le temps, de son côté, érode l'humour : les ressorts ne sont plus les mêmes d'une époque à l'autre. Même d’une génération à l'autre, l'humour s'use, et le petit-fils se moque des histoires de son grand-père...

          En ce qui concerne la période contemporaine, je crois à une fin de siècle de l'Art. Après une aventure passionnante, intense en recherches tous azimuts et une apogée que je situerai à l'exposition Pompidou de 1972, l’art a commencé à s'étioler et à dégénérer. L'humour, de son côté s'est dégradé dangereusement en prenant des options scabreuses.

          Cela ne signifie pas que l'Art va mourir : l'Histoire est là pour dire qu'il a toujours survécu à ses cendres ; une époque a même été baptisée Renaissance ! Alors, j'espère sincèrement qu'une fois encore, après le Déluge, Noé sauvera quelques meubles !

 

          Jeanine Rivais : Après avoir vilipendé diverses catégories de pisse-vinaigre, vous vous situez dans le monde de l'humour par une mise au point qui n'en manque pas :

          "J'ai cette humilité devant la création de considérer que, face à l'infini des sciences et la splendeur du monde, je ne suis finalement qu'un Con, un petit Con. Mais je ne jette pas pour autant les dés. Je ne m'abandonne pas au découragement. Tout en sachant que je suis un Con, un petit Con au milieu d'autres Cons, je m'attache à être un Con un peu moins con que les autres petits Cons, tout en ne perdant pas de vue qu'être un peu moins con que les autres cons ne m'empêche toutefois pas d’en être un".

          Quelle sorte de "testament intellectuel" est-ce là ?

          Jean L'Anselme : Sans fausse modestie, c'est vraiment ainsi que je me considère : C'est pour cela que je prends des coups de sang lorsque je vois autour de moi la pédanterie bomber le torse. Je ne noircis pas le tableau ; je crois mon autocritique raisonnable. Je dis encore à mon propos que "je suis certainement un imbécile, mais un imbécile heureux de posséder l'intelligence de savoir que je suis un imbécile. Mais qu'en revanche, si je me prends volontiers pour le dernier des imbéciles, je n'accorde à personne le droit de se considérer comme mon supérieur".

          Précédemment, j'attribuais à l'humour le pouvoir de ramener les choses à leur juste valeur. Le premier devoir d'un humoriste consiste donc à ne pas se prendre trop au sérieux. L'humour a un pouvoir critique : la première vertu de l'humoriste, c’est de savoir se critiquer.

 

          Jeanine Rivais : Pour conclure, préparez-vous quelques nouvelles occasions de nous faire rire ou sourire ?

          Jean L'Anselme : Un livre doit paraître dans les prochains mois : "Le ris de veau", en référence à Rabelais :

"Mieux est de ris

que de larmes écrire".

          Mais j'ajoute que le riz de veau est encore plus nourrissant ! 

 

Jeanine RIVAIS : Et enfin, j'aimerais que vous vous prêtiez à un exercice bien connu : aligner le catalogue de ce que vous aimez et de ce que vous n'aimez pas. C'est à mon sens la manière la plus simple de camper un personnage sans la moindre crainte de se tromper.

Jean L'Anselme : Puisque tel est votre bon plaisir, voici donc toute ma vérité, rien que ma vérité, je le jure. 

VOIR AUSSI : 

**** http://jeaninerivais.fr Rubrique : "Retour(s) sur un quart de siècle d'écriture(s) / Hommages à des poètes, écrivains… / Jean L'Anselme et l'humour. (Texte de 1997).

**** NECROLOGIE : Jean L'Anselme nous a quittés.

 

**** FRESQUE D'ECRIVAIN, JEAN L'ANSELME AUJOURD'HUI. PUBLIE EN 1997 AUX Editions Soleil natal.