"L’ART BRUT", de LUCIENNE PEIRY

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         La qualité essentielle du livre de Lucienne Peiry, c’est l’écriture : claire, concise, d’une grande précision, exempte de la “langue de bois” qui rend trop souvent rébarbatifs des ouvrages traitant de thèmes  pourtant intéressants : l’auteur, en y parlant simplement d’un sujet qu’elle aime à l’évidence et connaît parfaitement, offre à ceux qui partagent son intérêt, matière à “réviser” leur propre connaissance de l’“histoire” de Dubuffet ; à ceux qui découvriraient cette aventure, une occasion intelligente d’en explorer les arcanes.

         Car, comme l’indique le titre (d’ailleurs, il est surprenant qu’il puisse encore être repris, vu le nombre d’ouvrages l’ayant déjà emprunté !), ce livre énorme est entièrement dévolu à l’avènement de l’Art brut et la quête de Dubuffet. Dans ce résumé raisonné et exhaustif, le lecteur retrouve la longue période de fouissage au cours de laquelle celui-ci prospecte, rencontre, précise déjà son futur territoire, se déclare très honnêtement "messager” et non découvreur”, ce qui a été l’apanage de psychiatres bien avant lui. Vient ensuite le récit des déviances dues à l’entourage, des tentations éthiques et mercantiles, du besoin de redresser la barre pour "ramener l’Art brut à des positions plus pures, plus intransigeantes et sévèrement non commerciales”. Au fil des pages, Lucienne Peiry sillonne les écrits de Dubuffet (peut-être, d’ailleurs, aurait-elle dû éviter de longues citations et donner la préférence à une analyse plus personnelle ?) ; résume les affinités culturelles de cet inlassable chercheur, l’amenant à définir l’Art brut comme “une contre-culture ” "un contre-pouvoir” ; décrit ses recherches et ses tâtonnements qui laissent bien entendre qu’au fond, ne “pouvant” être un créateur d’Art brut, cette collection lui a été une manière de compensation ; d’où, peut-être, cette passion dévorante et pérenne à la recherche d’oeuvres qu’il aurait voulu “de lui”, parce qu’"il étai(t) impressionné par leur liberté” ; ses décisions d’accepter que la valeur du mot “Art brut” s’élargisse, que sa définition se fasse plus tolérante à l’égard d’oeuvres venant d’horizons diversifiés,  avec pour garde-fou, la décision de scinder en deux parties, les achats effectués ; la donation de la totalité des oeuvres et la création du musée de Lausanne, ultime vagabondage de cette immense collection qui appartient désormais à une histoire de l’art marginale, floribonde, riche d’ouvertures à des créateurs qui, sans elle, seraient probablement restés dans l’ombre.

     Parvenant à l’après-Dubuffet, Lucienne Peiry  évoque alors les récupérations marchandes nanties de la caution morale de Lausanne ; les plagiats d’“artistes” devenus tout soudain art-brutistes à tout crin ; l’abaissement de l’exigence picturale de créateurs, fragiles parce que non préparés à résister à l’appel des sirènes ; les perplexités de Michel Thévoz et Geneviève Roulin, dépositaires des volontés de Dubuffet, quant  au risque de maintenir une marginalité qui n’a peut-être plus sa raison d’être, empêcher ce faisant  ces oeuvres d’accomplir auprès de l’Art contemporain leur travail de sape ; et celui de vulgariser des oeuvres qui se définissent par leur “différence” !

 

     Un livre passionnant de bout en bout ! Un témoignage précieux et un regard large sur une collection historique. Un ouvrage très documenté, abondamment et magnifiquement illustré, préfacé par Michel Thévoz, héritier spirituel de Dubuffet et conservateur de la Collection de L’Art brut et la Neuve Invention.

 

         Mais... Car  il y a un “Mais”, dans ce concert de louanges : Certes, le propos était l’Art brut ;  certes l’auteur disposait de l’aval de Lausanne, de toute la documentation qu’elle pouvait souhaiter ! Pour autant, était-il nécessaire de snober les collections de la deuxième génération”, savoir tous les autres musées qui se sont consacrés à l’Art brut ou à l’Art singulier ? Que Lucienne Peiry “oublie” ceux de Cérès Franco et de Luis Marcel qui possèdent pourtant d’importantes collections d’Art brut, passons : ils s’orientent aussi vers d’autres formes d’arts difficiles ! Mais  que seul le lecteur attentif découvre en minuscule, le nom du Petit Musée du Bizarre, voilà qui est bizarre, puisqu’il préexistait à Lausanne ! Plus grave :  si l’on consacre trois pages à Tinguely et Nikki de Saint-Phalle (aussi belles et célébrissimes soient leurs oeuvres), parce qu’ils ont eu l’honnêteté intellectuelle de revendiquer l’influence de créateurs de l’Art brut auxquels ils ont rendu hommage, il est aberrant d’“expédier” en une demi-page et quelques notules tous les autres lieux ; qui plus est, les classer  sous cette rubrique tellement péjorative, reprise très (trop) souvent : “...et compagnie” **! Il est mesquin d’écrire que L’Aracine, guidée par une ferme volonté d’identification... tente d’être une réplique du musée lausannois”, rayant d’un trait l’investissement profond dont a fait preuve Madeleine Lommel, dans sa volonté d’oeuvrer à remplacer la collection exilée de Dubuffet, et omettant toutes les “découvertes” qui lui reviennent ! Mesquin de citer du bout des lèvres le Musée d’Art naïf et outsider de Zwolle, sans préciser qu’il s’est créé à partir de la donation de la collection d’Arnulf Rainer (évoquée par ailleurs) ! Injuste d’asséner une mauvaise note aux oeuvres prêtées à la Halle Saint-Pierre par la Fabuloserie et le Site de la Création franche ;  définir ce dernier par son rôle de "promotion plus que de prospection” qui se résumerait en “une exposition annuelle, les Jardiniers de la mémoire” : 

     Là encore, c’est aller vite en classement,  oublier par exemple que ce “Musée” (et non plus “Site”) a présenté récemment une des plus importantes collections d’Art brut privées : la collection Mermod-Eternod. Pratiquer de telles “impasses” dans un ouvrage qui se veut  -qui est-  référence historique, n’est-ce pas prendre un ton paternaliste pour renforcer  -ce dont sa réputation n’a nul besoin-  le rôle de phare du musée de Lausanne ? N’est-ce pas vouloir donner l’impression que les autres seraient en compétition avec la Suisse, alors  -et c’est heureux !-  qu’avec leurs spécificités, ils lui sont complémentaires ? C’est, en tout cas, donner au lecteur le sentiment que l’auteur ne les a jamais visités, mais s’est contentée pour en rendre compte, de lire les diverses publications qui s’y rapportent ! Incontestablement, le chapitre " Affinités et influences” est une épine dans la réflexion par ailleurs objective, élégante de Lucienne Peiry ! 

     Heureusement, l’auteur se reprend, en arrive à la conclusion ; et, ne parlant plus que des créateurs, retrouve son enthousiasme et sa virtuosité pour leur rendre un bel hommage : rappeler que ce sont bien eux les artistes, les imaginatifs ; qu’il existe, les concernant, une certitude absolue : quelle que soit la volonté des imitateurs ou des émules, d’accéder à l’épanouissement d’une expression autonome, insolente et inventive”, aucun ne peut atteindre la même intensité, la même violence poétique, le même sens inné de la dissidence. Elle conclut sur une note semi-optimiste, regrettant que certains créateurs se laissent engloutir dans le marigot de l’Art contemporain ; qu’"agonise et meur(e) aujourd’hui l’Art brut de l’intérêt qu’on lui porte” ; que disparaissent les structures favorables à cette création marginale ; misant sur la reprise du flambeau par les “personnes âgées” “les parias d’aujourd’hui”, “les individus socialement ou mentalement exilés... réticents ou peu perméables aux pressions et aux normes sociales et culturelles, résistant à la normalisation, laiss(ant) présager la perpétuation d’une (nouvelle) création dissidente” !

Jeanine RIVAIS

 

L’ART BRUT : Lucienne PEIRY. Collection “Tout l’art”. Editions Flammarion.

** Expression créée par Laurent Danchin, à l’occasion d’une série d’émissions radiophoniques.