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"Ayant toujours eu en moi un fond de révolte, j’ai choisi de m’opposer ". (R. P.)
A partir des années 60, et pendant au moins deux décennies, le trio DDP ( Derivery, Dupuis, Perrot) bouscula le bel ordonnancement des salons (même ceux qui se trouvaient à la pointe de la révolte plasticienne, comme Figuration Critique ou la Jeune Peinture), avec ses grands "calicots" porteurs de "scènes" et slogans politico- ou socio-démolisseurs ! En quarante ans, que sont devenus les trois protagonistes de ce groupe qui, semble-t-il, ne "fonctionne" plus en tant que tel, même si l’ouvrage écrit par l’un et publié par un autre dément cette assertion ! Du moins, apparemment n’existe-t-il plus en tant que groupe plastico-militant ; certainement parce que chaque peinture trop "connotée", trop "rattachée" à tel ou tel événement situé à une période précise qui l’a empêchée de prendre valeur de généralité, a, comme les films de Godard, été incapable de survivre à l’avachissement du militantisme, à l’évanescence du Parti communiste auquel ils étaient étroitement liés, d’une façon générale à la dépolitisation du public ? De l’un (Michel Dupré), la trace peinte semble perdue, remplacée par des ouvrages théoriques ("VVG 90, réalisme-Fiction"; "Autres Rimbaud"…). Le deuxième (François Dérivery), peintre et écrivain, est devenu éditeur, et s’est attaché à promouvoir des écrits très engagés "contre" l’esprit qui règne de nos jours dans le monde de la création picturale (Pierre Souchaud, Gérard Bignolais, Francis Parent, etc.) Quant au troisième (Raymond Perrot), qui fut toujours le plus "militant", il est resté égal à lui-même : critique d’art, théoricien, historien de l’art et peintre: ce qui peut-être, remet en cause la phrase "L’art n’est pas fait d’œuvres individuelles, seraient-elles signées de "créateurs" ou de "génies" les plus reconnus par vous "(les Messieurs de Beaubourg**). Bref, s’ils ne sont plus la triade infernale de la sphère parisienne des arts plastiques des années 60-80, ils n’ont, individuellement, rien perdu de leur mordant !
"Les Médiocres flamboyants" atteste en tout cas que Raymond Perrot est bien présent et toujours vigilant. Sans ambiguïté, cet ouvrage se veut à la fois "témoin" de près d’un demi-siècle de peinture et de sculpture ; et polémique, la violence du titre en atteste. Ce titre est, d’ailleurs, du fait du paradoxe dont il est porteur, à définir de façon très précise, puisque qu’il contient une ironie désespérée qui n’apparaît pas à une première lecture: En effet, à la fois innocent et féroce, l’accolage des deux mots laisse supposer que "médiocres" s’applique à ceux sur qui vomit l’auteur, les bien en cour, les officiels de la mise en équation banale et insignifiante d’une histoire de l’art qui se prétend "L’Histoire" etc. Il n’en est rien: il s’applique aux "autres", les laissés-pour-compte dont fait partie Raymond Perrot; ceux que les régimes politiques successifs et leurs ayant-droit (galeries, journalistes, médias…) ont ignorés, jugés justement trop "médiocres" pour entrer dans le sérail; et qui, néanmoins, par leur créativité, leur imaginaire, leur indépendance… ont été les "flamboyants", ont généré la véritable histoire de cette période contemporaine; lui ont, bien que paradoxalement quasi-occultes, donné sa portée authentiquement exemplaire.
Histoire de l’art, cet ouvrage propose un panorama de ces "médiocres flamboyants " : quelques mots précis et judicieux fixent la spécificité de chacun; assortis d’une reproduction, ce qui en fait un véritable album "prouvant" ce qu’affirme l’auteur. Même si, à force de se vouloir militant, sa démonstration est peut-être un peu "lourde". Cela tient-il au fait que, reproduites en noir et blanc qui supprime forcément toutes les nuances constituant l’essence même des œuvres, elles semblent toutes raides, massives, boulimiques de "dire"; définies uniquement, pour la plupart dans leur implication politico- ou socio-militante, et non dans leur richesse picturale ? Et c’est alors que se produit le miracle, lorsque "survivent" dans leur tragique, leur dénuement, leur humanité désespérée qui va si loin au-delà du militantisme, leur savoir-peindre tout simplement, les personnages de Rustin, ou ceux si tendres de Hadad, par exemple, tellement de toujours et non pas seulement de leur temps, et si résolument "en marge"!
Polémique, cet ouvrage l’est incontestablement, avec ce que ce mot suppose chaque fois d’exactitude et de parti-pris ! Son grand mérite est, l’assagissement des années aidant, de retrouver "au calme", le grouillement de centaines de créations individuelles, de recherches personnelles, la folie de mille investissements rageurs, et parfois outranciers. Ce qui fait sa limite, sans remettre en cause la qualité évidente d’écriture et d’analyse, ni la sincérité de l’auteur, c’est que cette dernière l’entraîne à être finalement aussi sectaire que les officiels à qui il en veut si fort (à juste titre, d’ailleurs). Sa volonté de trouver, sur quarante années une force vive militante qui, dans un état d’esprit voisin du sien, s’est exposée dans tous les salons et galeries hors des circuits labellisés, lui fait dire des énormités ; l’amène, par voie de conséquence, à "oublier" ceux, tout aussi militants, mais qui ont œuvré dans leur coin (Marcel Katuchevski, par exemple, et ses terribles personnages échappés des camps de concentration, Stani Nitkowski qui peint depuis toujours pour ne pas mourir ou Michel Macréau qui est mort d’avoir peint avec trop d’intensité ; Jacques Grinberg qui fut l’un des créateurs de la Nouvelle Figuration, etc. Tous ceux-là et bien d’autres ONT participé de l’histoire de l’art, ONT investi un champ pictural aussi violent, aussi novateur que la liste de Raymond Perrot…Sans parler du mépris qu’il affiche pour les autodidactes, ces créateurs d’Art brut ou de la mouvance hors-les-normes dont il ne retient que "les machurations " : Certes, ils ne parlent que d’eux-mêmes, mais cet art de la survie, cette création instinctive tellement riche de sens jaillissant d’êtres broyés par la vie ou une civilisation trop dure pour eux, ne devrait-elle pas lui sembler aussi "évidente" que la peinture d’un consommateur marchant sur fond de sac de chez Tati, ou d’un peintre "contemporain" barbotant dans ses coulures? A force d’intellectualiser sa démarche, de l’emmener en une direction unilatérale, Raymond Perrot n’a-t-il pas perdu un peu d’humanité ?
Finalement, l’impression recueillie à la lecture de ces "Médiocres flamboyants" est (et ici du peintre et du tenant d’une création collective); agacement à cause des limitations imposées par ses choix. Il reste qu’il s’agit d’un témoignage important, à posséder absolument dans sa bibliothèque.
Jeanine RIVAIS
RAYMOND PERROT : LES MEDIOCRES FLAMBOYANTS.E.C. Editions, 84 Bd Magenta, 75010 PARIS.