LA FABULOSERIE D’ALAIN ET CAROLINE BOURBONNAIS
PETIT PIERRE ET SON MANEGE AU CARROUSEL DE MONTREAL(Canada)
ENTRETIEN de Jeanine Rivais avec CAROLINE BOURBONNAIS
*****
CAROLINE BOURBONNAIS
(1924-10 AOUT 2014)
*****
Jeanine Rivais : Caroline Bourbonnais, avant de parier de votre voyage, voulez-vous nous rappeler qui était Petit Pierre ?
Caroline Bourbonnais : Petit Pierre est né en 1909 dans un tout petit village de la plaine d’Orléans, près de Jargeau. Ses parents étaient ouvriers agricoles. Il est mort en 1992.
Il présentait à sa naissance plusieurs malformations : il était sourd-muet, il lui manquait une oreille et il avait une partie du visage difforme. L’histoire raconte -mais il faut prendre pour ce qu’elles valent, les histoires de cette époque-là à la campagne- que sa mère enceinte travaillait dans le jardin, lorsque, soudain, elle a vu une vipère. Elle a eu si peur qu’elle a accouché prématurément de cet enfant mal formé.
Puisqu’il était sourd-muet, Petit Pierre n’a pas pu aller à l’école. On le considérait d’ailleurs comme un arriéré. Ce qu’il n’était pas, bien au contraire ! il a tout de même eu la chance d’avoir une sœur un peu plus âgée que lui et qui, patiemment, lui a appris les rudiments de la lecture et de l’écriture. Mais, je le répète, il était intelligent ; et l’on sait que les handicapés trouvent en eux- mêmes des forces incroyables qui les rendent souvent supérieurs aux gens "normaux". Petit Pierre a bientôt été capable de lire les manchettes des journaux. Et, plus tard, il a écrit lui-même toutes les pancartes qui accompagnent son manège.
Dès l’âge de quatorze ans, il a été engagé à la ferme de la Coinche où avaient travaillé ses parents. Peut-être même y travaillaient-ils encore ? Il a commencé à rendre de menus services et très vite s’est intéressé aux machines agricoles. Bientôt, à force d’en observer les mouvements, il a été capable de les réparer. Et il a tout de suite compris les mécanismes : ce qui prouve qu’il était intelligent, observateur et bricoleur.
Vers dix-huit ans, il a été engagé comme vacher, on lui a confié la responsabilité d’une cinquantaine de bêtes. Il restera vacher la majeure partie de sa vie. Tout en gardant ses vaches, il va commencer à "raconter" son quotidien : avec des boîtes de conserves, des vieux bidons, des pneus de mobylettes, des morceaux de ferrailles trouvés sur la décharge du village.
J. R. : Vous voulez dire qu’il a commencé à ciseler de menus objets, animaux, etc. ?
C. B. : En effet. Pour son plaisir, d’abord. Mais il avait, de plus, un petit frère de quatorze ans son cadet -c’était le fameux Léon Avezard, qui vit toujours et qui prendra plus tard en main le sort du manège- qui n’avait personne avec qui s’amuser et ne possédait aucun jouet car la famille était très pauvre. Outre les animaux découpés, Petit Pierre lui construisait des moulins qu’il lui installait au bord des ruisseaux. Il faisait de petits barrages, et les moulins fonctionnaient. Ce qui montre combien il était inventif.
L’âge aidant, cette inventivité est devenue plus mature. Peu à peu, il s’est mis à fabriquer son manège. Il faut dire que, pendant la guerre, un avion anglais s’était écrasé tout près de la ferme. Petit Pierre a commencé à y découper des morceaux de métal...
J. R. : Comment lui est venue l’idée du manège, et où l’a-t-il installé ?
C. B. : Il faut rappeler que Petit Pierre n’était pas heureux ; qu’il était sans arrêt maltraité par les domestiques de la ferme. Il dormait au-dessus de l’étable où il s’était installé un petit coin, et les autres venaient même la nuit le tourmenter... Il s’est donc construit une échelle rétractable, ce qui lui a permis de s’isoler, gagnant ainsi un peu de liberté et de répit.
Les patrons de la ferme, par contre, l’aimaient beaucoup. Le voyant sans arrêt bricoler, ils lui ont cédé à vie un petit coin de terre (de la grandeur couverte plus tard par le manège). Il s’est installé là une petite maison. On dit qu’il en avait d’abord construit une en terre. Mais par la suite, il en a bâti une en parpaings, c’est celle que j’ai connue. Et il a commencé à y vivre. Il a enclos ce terrain avec une clôture de vieux bidons découpés, aplatis et juxtaposés. Ce qui, par la suite, lui a servi de présentoir pour le manège.
Petit Pierre avait un heureux caractère. Il aimait bien plaisanter. Mais il était aussi très solitaire. Il s’est mis à raconter, avec ses découpages, sa vie avec ses vaches, les volailles, le bal du samedi soir, le tracteur à la ferme... Et puis bien sûr, des événements qui le changeaient de son quotidien : la machine Bertin, par exemple que l’ingénieur Bertin avait expérimentée près d’Orléans. Il existe encore un rail sur plusieurs kilomètres à travers champs. On l’avait emmené la voir... Il l’a reproduite, et l’a fait tourner sur un cercle de métal. Près de la ferme, il y avait un aérodrome privé, avec de petits avions qu’il a reproduits... Son frère l’a emmené à Paris, et il a bâti la Tour Eiffel. Car, les années ayant passé, le "petit frère" était devenu ingénieur chez Latécoère à Toulouse ; il y a emmené Petit Pierre qui a reproduit le Concorde, etc. Ce garçon était si intelligent qu’il se souvenait parfaitement de tout ce qu’il voyait et il n’a jamais voulu retourner deux fois au même endroit. Il a vu le métro aérien à Paris. Il est même allé à Bruxelles avec son frère, et il a reproduit l’Atomium. Malheureusement, celui-ci était tellement rouillé que nous avons dû l’abandonner sur place lorsque nous avons déménagé le manège.
J. R. : Comment ce manège est-il parvenu à la Fabuloserie, et comment avez-vous pu le remonter, alors que tous ces petits mécanismes semblent tellement fabuleux, c’est le cas de le dire ?
C. B. : Petit Pierre ne faisait pas dans la dentelle ! Ce que vous appelez "les petits mécanismes" était en fait de la mécanique lourde de machines agricoles, des gros rouages, de gros tubes qu’il avait trouvés ici et là. C’est pour cela que la mise en marche (qui, pourtant, est maintenant électrique) est dure pour toute la mécanique, parce que ce sont de grands ressauts, des à-coups brusques... Et puis, chez Petit Pierre, le manège ne servait que très peu. Ici, il fonctionne souvent, ce qui l’use beaucoup plus. C’est pourquoi nous en prenons le plus grand soin !
Le manège est arrivé ici grâce au "petit frère" ! Petit Pierre a fait deux attaques d’hémiplégie. A la seconde, en 1985, il a dû arrêter toute activité. Le manège a cessé de tourner ; et, pendant deux ans, il n’a plus fonctionné. Les ronces l’ont envahi, il a commencé à rouiller, très vite il s’est considérablement dégradé. Léon Avezard était désespéré de constater ces dégradations. Il cherchait désespérément quelqu’un à qui donner ce manège. A ce moment-là, s’est créée une association, avec d’ailleurs des gens importants de la culture. Mais il n’en est rien sorti. Enfin, un jour, il a rencontré Laurent Danchin qui faisait depuis peu partie de cette association. Il lui en a parlé. Celui-ci lui a conseillé de venir à la Fabuloserie. Ce qu’il a fait. Quand il a vu ce lieu, il s’est rendu compte que c’était exactement celui qui convenait. Il nous a donc proposé de prendre le manège, à condition de le remettre en état et de le faire fonctionner.
Alain était un véritable Gargantua que rien n’arrêtait. Il a accepté. Mais cela signifiait qu’il fallait le déménager ! Ce qui n’était pas une mince affaire ! Heureusement, nous avions à Dicy un ami transporteur qui avait un énorme camion, et dans les environs, quelques agriculteurs qui ont immédiatement accepté de nous aider. Et, pendant deux ans, ils ont démonté, transporté, remonté, remis en marche ce manège.
J. R. : Une première troupe de théâtre d’Orléans s’est intéressée au personnage de Petit Pierre. Qu’est-ce qui les avait attirés et comment avaient-ils conçu leur création ?
C. B. : C’était Patrice Douchet. Il était d’Orléans, et il dirigeait le théâtre de Saran. Quand il était enfant, son père l’avait mené voir le manège de Petit Pierre. Et il avait reçu un choc ! A dix ans, il l’avait trouvé absolument merveilleux. Mais les années avaient passé, le manège avait disparu. Patrice Douchet était devenu directeur de théâtre. Un jour, il apprend que le manège était à la Fabuloserie. Quand il l’a vu là, il a été très ému, et a aussitôt décidé de réaliser une pièce de théâtre.
Comment était conçue cette pièce ? Il a imaginé un duel -un duo, plutôt- entre Petit Pierre qui incarnait la vieille France profonde qui faisait "du neuf avec du vieux" ; et la jeune France symbolisée par une adolescente de douze à quinze ans qui s’ennuie dans la vie ; malgré une garde- robe incroyable, des disques... tout ce que la jeunesse demande maintenant sans être pourtant jamais satisfaite ni heureuse. Qui est toujours en opposition avec ses parents, etc. Ces deux aspects de la vie se confrontent, se heurtent tout au long de la pièce. Et c’est ce qui était intéressant.
Pour symboliser le mouvement du manège, une bicyclette avait été "bricolée" ; et le comédien/Petit Pierre pédalait, faisant tourner un grand parapluie sur les baleines duquel étaient accrochés des avions et toutes sortes d’objets réalisés à la façon Petit Pierre. C’était extraordinaire !
J.R. : Vous venez, voici quelques jours, de rentrer de Montréal. Comment la troupe canadienne qui vous y a invitée a-t-elle connu Petit Pierre et la Fabuloserie ?
C. B. : C’est par le livre que nous avions édité : "Le manège de Petit Pierre". Il a été acheté, peut-être à la Halle Saint-Pierre, par le directeur du Carrousel, théâtre pour enfants de Montréal. Il l’a emporté au Canada, et montré à sa femme qui s’appelle Suzanne Lebeau : elle est conteuse et auteure de contes pour enfants. Elle a lu ce livre, l’a trouvé vraiment passionnant. Mais voilà que le livre a disparu de chez elle. Tout de même, elle est venue à la Fabuloserie pour voir : la réalité correspondait bien à la description qu’elle en avait lue. Elle a été vraiment fascinée et a décidé d’écrire un conte. Elle est allée dans la région de Jargeau où elle a rencontré des gens qui avaient connu Petit Pierre. Elle est repartie au Canada, et pendant deux ans, ce conte est demeuré en gestation ! Parce qu’elle ne savait pas trop "par quel bout le prendre", ni comment parler de Petit Pierre ? Finalement, elle a choisi de raconter l’histoire vraie de Petit Pierre, et l’histoire de la France depuis la date de sa naissance jusqu’en 1992. Mais elle ne s’est pas cantonnée à l’histoire de la France à travers lui, elle a aussi évoqué celle de ces gens qui naissent mal formés ; de cette fameuse "différence" qui reste encore énorme, malgré les pas en avant faits de tous côtés. D’autre part, elle montre que parmi ces gens si différents, certains nous donnent des leçons d’humilité, de morale, de qualité de vie. Mais il ne faut pas non plus croire que, parce que l’on est différent, on est tout à coup créateur, et que l’on possède toutes les qualités ! Les choses se passent comme chez les gens dits "normaux" : tout le monde n’est pas créateur, et tout le monde n’est pas créateur à la même hauteur ! Tout cela est montré dans cette pièce.
J. R. : En fait, elle a fait une étude sociologique que n’avait pas abordée l’autre troupe ?
C. B. : En effet. La troupe d’Orléans avait mis en scène les deux France différentes, sur un mode très gai. Tandis que la Canadienne est allée plus profondément dans la description de l’âme humaine et du comportement humain. Suzanne Lebeau a donc finalement écrit ce conte, l’a édité comme tous ses autres contes, et son mari l’a mis en scène.
Cette pièce a tourné en France, l’année dernière, dans quarante villes, avec un succès phénoménal. La troupe va revenir l’an prochain dans de nombreuses villes, et ils vont la reprendre. En fait, ils ont voulu la tester en France, en se disant que Petit Pierre étant français, il avait la même résonance que son public. Ils n’étaient pas sûrs de trouver au Canada cette même résonance. Ils se sont donc rôdés en France, ils l’ont d’ailleurs améliorée. Enfin, ils ont décidé de la jouer chez eux, et m’ont invitée à Montréal pour son lancement.
J. R. : Quand vous dites "ils ont présenté...", s’agit-il d’une conteuse qui raconte l’histoire ? Ou bien est-ce une pièce avec des personnages ?
C. B. : C’est à la fois une pièce et un conte avec trois personnages : Petit Pierre, qui a, évidemment, un rôle muet et agit dans l’ombre, la pénombre plutôt. Et puis, il y a, à la place de la scène, un cercle que l’on appelle "une toumette" qui bascule et sur ce plateau basculant se tiennent deux filles qui racontent l’histoire. On voit Petit Pierre qui entre avec une petite vache, et au moment où il la pose, cette toumette devient une partie du manège. Les deux conteuses sont très éclairées, et elles déroulent l’histoire. C’est vraiment très beau.
J. R. : Racontez-nous votre voyage, votre découverte de la pièce au Canada. Puisque vous parliez de "résonance", comment a-t-elle été reçue là-bas, par ce public lointain qui, probablement n’avait jamais entendu parler de Petit Pierre ? Et parce qu’il semble impensable que l’on ait lancé la pièce sans aucune explication, comment l’a-t-on présentée ?
C. B. : Pour les enfants, c’est très simple, ils viennent voir une pièce de théâtre dont ils prennent ce qu’ils peuvent, et à partir de laquelle ils fantasment. C’est un conte, mais la seule chose qu’on leur fait bien comprendre, c’est que ce n’est pas un personnage de conte, mais un personnage "pour de vrai", qui a réellement vécu. On présente le même spectacle aux adultes, mais on leur explique davantage les tenants et les aboutissants de cette histoire. On cadre Petit Pierre. A ma grande surprise, le public a réagi très vivement, participant entièrement, riant quand il fallait rire, s’inquiétant... Et à la fin de la pièce, tout le monde s’est levé et a applaudi interminablement. Quand les lumières se sont rallumées, on a vu des larmes... C’était incroyable, et très émouvant !
Nous avons finalement compris, et les gens nous l’ont confirmé, que Petit Pierre fait partie des racines de chacun, qu’il est de chaque famille, que le monde entier a "son" Petit Pierre.
C’est pourquoi je suis sans inquiétude quant à l’accueil qui lui sera réservé lors des prochaines tournées que vont effectuer ces acteurs canadiens. D’abord en espagnol, à Madrid, puis au Mexique, l’an prochain. La Russie souhaiterait également présenter cette pièce.
J. R. : Nous en conclurons donc que ce Petit Pierre qui était anonyme parmi les anonymes a désormais valeur de personnage universel ?
C. B. : Oui. C’est même une étoile. Car il donne du bonheur à ceux qui l’approchent. Dans notre monde où règnent souvent la laideur et l’anxiété, il suscite l’euphorie. On se sent meilleur en pensant à lui, il touche profondément l’être humain.
J. R. : Je crois que cela est lié à la tendresse qui se dégage de sa vie simple et de son manège, symbole de la créativité de cet être diminué. Chaque fois que je reviens le voir, j’éprouve le même attendrissement, l’impression d’être redevenue enfant. Peut-être cela tient-il à notre génération qui, comme lui, n’a pas eu de jouets et qui s’émerveille en voyant gigoter les petites pattes des vaches, ou tourner les danseurs ? En outre, alors que bien souvent on n’ose pas montrer ses émotions, on oublie, dans cet enclos, sa pudeur devant ces petits objets en mouvement. On se réjouit, on s’attendrit sans honte !
C. B. : Qui. Et cela met en lumière que le propre de ce manège est d’être réjouissant. Et je suis persuadée que ces réactions sont en effet liées, pour chaque visiteur, à l’enfance retrouvée.
Entretien réalisé à la Fabuloserie le 22 novembre 2002.
********************
LA FABULOSERIE : 89120. DICY. Tel : 03.86.63.64.21.
" Le Manège de Petit Pierre " : cf. Bulletin de l ’Association Les Amis de François Ozenda (B.P. 44. 83690 SALERNES) N°55 p. 204.
Alain et Caroline Bourbonnais avaient ouvert en 1972, une galerie rue Jacob à Paris, lorsqu'ils avaient appris que Malraux, alors ministre de la Culture, avait refusé pour la France la Collection de Jean Dubuffet. Celui-ci en avait alors fait don à la Suisse et elle était en partance pour Lausanne.
En 1983, ils avaient fermé la galerie et ouvert à Dicy dans l'Yonne, un musée qu'ils avait baptisé la Fabuloserie, à cause de toutes les œuvres fabuleuses qu'ils y avaient engrangées.
Jusqu'en 1988, le couple dirige et fait connaître la Fabuloserie. Le moment fort ayant été la reprise, l'installation longue et difficile du manège de Petit Pierre.
En 1988, meurt Alain Bourbonnais.
Caroline fait seule vivre ce lieu tellement mythique. Jusqu'en 2011 où elle passe le flambeau à ses filles.
La Fabuloserie avait fêté avec beaucoup de faste ses 20 ans. Les 30 ans ont été célébrés en toute discrétion.
Aujourd'hui, le manège de Petit Pierre a vieilli. La Tour Eiffel menace ruine !! En ces temps difficiles, le Musée fait appel aux bonnes volontés d'un public fidélisé depuis parfois très longtemps ! J.R.