Jeanine Rivais : Mario Chichorro, parlez-nous Je votre parcours pictural.

          Mario Chichorro : Dès le début, au cours des années 70, j’ai commencé à travailler en relief. J’hésitais encore sur ce que j’entendais par “relief", car je m’intéressais surtout à des effets de matière. A cette époque, les bois étaient plutôt gravés que sculptés, car les formes ne faisaient que dépasser légèrement.

 

          J. R. : Vous voulez dire que vos personnages n'étaient pas encore "découpés"?

          M. C. : Oui, mais dès cette époque, le trait était accentué et impliquait déjà le désir inconscient mais fort, de marquer des reliefs.

 

          J. R. : Vous travailliez alors uniquement le bois ?

     M. C. : Oui. Ensuite, je suis passé carrément à la figuration en relief : les figures elles-mêmes ne l’étaient pas encore, c’étaient seulement les surfaces.

 

          J. R. : Vous commencez aussi des sortes d'alignements. Jusqu'ici, vos scènes étaient indépendantes, vos personnages avaient une vie propre. Ensuite, ou les retrouve alignés, serrés, avec de gros yeux !

          M. C. : Oui, c’est un retour à des formes d’arts plus primitives.

 

          J. R. : De quelle origine êtes-vous ?

          M. C. : Je suis portugais.

 

         J. R. : Diriez-vous que vos racines, vos origines ont déterminé votre évolution ?

       M. C. : Peut-être que non ? C’est plutôt un mélange de cette curiosité qu’ont les gens de parler de la Préhistoire, de l’Art populaire, etc.

        Mais, surtout, j’aime évoluer en spirales, revenir en arrière, déterminer des époques différentes... C’est comme une sorte de cercle dans lequel je me situerais.

 

         J. R. : Dans votre discours d'ouverture de l'inauguration de l'Art en Marche, vous avez dit que vous étiez peintre. Certaines de vos œuvres le prouvent, je dirai jusqu'au bout des ongles que vous peignez toujours fort rouges !

          Comment définissez-vous cette période par rapport à la suivante où les œuvres se "creusent"?

        M. C. : C’est vrai. Mais je n’aime pas les définitions trop précises : ce n’est même pas une attitude, c’est plutôt une éthique qui m’empêche justement de m’enfermer dans une attitude de peintre disant toujours la même chose, avec très peu de variantes, et se concentrant sur un certain type de formes. Je préfère avoir une dispersion, aller vers toutes les choses, ne rien m’interdire ; faire des sortes de trajets qui s’unissent je crois, finalement intuitivement ou inconsciemment : de sorte qu’ils aient entre eux une ressemblance, un air de famille si évidents que chaque spectateur puisse se dire : “C’est facile de faire ce qu’il fait !”

 

          J. R. : Est-ce cette volonté exploratoire qui vous pousse à peindre sur les cuisses de l'un de vos personnages, "Adam et Eve" tels qu'on les connaît d'après la mythologie, tandis que sur un autre, vous peignez un Inca ?

          M. C. : Oui. Dans ma peinture, tout se réfère à tout. Il y a un embrouillamini qui entraîne peut-être une perte de sens, mais garde une quantité de promesses de sens multiples. Chacun peut faire toutes les lectures de ce que j’ai mis sur le tableau. Chaque tableau est pour moi une expérience. En fait, la plupart du temps, le résultat est complètement différent de ce que j’avais l’intention d’y peindre ! C’est à la fois raté parce que les gens n’y voient pas ce que j’y vois ; mais en même temps c’est positif : cela devient un point de départ pour la personne qui regarde, qui ne reste pas fermée sur une exigence de l’artiste désireux de conduire la pensée des autres, qui est capable de résister à la volonté du créateur, aux sensations, à tout ce qui est imaginaire dans l’œuvre.

 

          J. R. : Quand vous "tatouez” vos personnages avec des thèmes aussi différents, dont on pourrait rattacher les uns à l'Occident, les autres à l’Amérique, etc. , peut-on dire que l'origine en est une cause occasionnelle précise (lecture, voyage, événement personnel,,...) qui vous a guidé dans ce sens ; ou ces thèmes surgissent-ils spontanément ?

          M. C. : Ils viennent spontanément, de façon très fantaisiste, sans que je m’en préoccupe. En sculpture, il y a un côté manuel qui crée des obligations. Mais ma peinture m’offre des suggestions ; elle m’incite à être plus volubile ; à ne me fixer sur rien ; me fixer sur tout un petit moment et passer à autre chose.

          Je crois que cela correspond à la façon d’être actuelle. J’aime beaucoup, par exemple le Poète Pessoa, mon compatriote, d’ailleurs, qui ne peut pas retenir sa personnalité : alors, il est plusieurs poètes, il n’est jamais la même personne, il se fragmente, et chacun de ses fragments se reproduit, prend une nouvelle direction. J’aimerais que dans ma peinture il en aille de même, où l’espace donne une plus grande liberté dans la technique, etc. Je veux dire par là que l’homme de notre époque doit être un homme multiple, pas comme avant carapacé dans un “soi” : je me souviens de mon grand-père qui disait : “Je suis une seule personne, d’un seul parti, d’une seule façon de voir”. Pour lui, c’était une qualité, et je le respectais pour cette conviction. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons plus être ainsi. L’homme ne se rend pas compte des possibilités de multiplication cérébrales, intellectuelles, conceptuelles, sentimentales, affectives dont il dispose. C’est le rôle de l’artiste de le lui indiquer. Pour moi, la peinture est le meilleur moyen d’inviter les gens à être multiples, expansifs ; à ne pas rester dans des blocages uniformes, monolithiques : être des promeneurs dans la vie. Cela permet également d’avoir, face à l’univers, cette sorte d’admiration naïve, d’étonnement qui nous réconforte et qui est très tonique pour chaque personne.

 

          J. R. : Face à ces petites lucarnes peuplées, qui semblent s'additionner, se côtoyer à la fois solidaires et indépendantes, réunies par des chemins serpentins ou séparées par des rivières tortueuses… à partir du moment où vous avez laissé votre imaginaire s'envoler sur la toile, quand êtes-vous satisfait, et pensez-vous que l’œuvre est en équilibre à la fois sur le matériau et dans votre tête ?

          M. C. : L’idée d’équilibre, de l’unité d’une œuvre d’art comme on les concevait à la Renaissance, impliquait une sorte de construction, avec une lecture raisonnable, rationnelle, presque logique. Actuellement, ce n’est plus valable. L’artiste trouve l’équilibre comme les chats qui retombent toujours sur leurs pattes. Le peintre aussi doit être parfaitement libre par rapport à son tableau ; et, à la fin, par quelques traits abstraits ou figuratifs, le rééquilibrer de façon à le rendre lisible et agréable pour les autres.

          Ce raisonnement est peut-être né d’une habitude acquise dans mon travail d’architecte, qui m’a donné une sorte de discipline et les moyens de la trouver par les lignes octogonales très utilisées en architecture. Cela m’a sans doute permis de démarrer chaque œuvre dans une très grande liberté ; et à la fin, par quelques lignes, déséquilibrer le tableau, et “retomber sur mes quatre pattes” !

 

          J. R. : Il me semble, pour avoir depuis de longues années, suivi votre travail, que vous êtes plus célèbre comme sculpteur que comme peintre. Or, jusqu'à présent, vous n'avez parlé que de Chichorro-peintre.

          Estimez-vous qu'il y ait un paradoxe, ou vous sentez-vous réellement plus peintre que sculpteur ?

          M. C. : Tout dépend si j’ai plus de plaisir sensoriel à sculpter qu’à peindre, ou inversement. Aujourd’hui encore, je n’ai pas de réponse !

          Je sais seulement que, lorsque j’ai fini de sculpter une pièce, je veux la peindre, passer à la deuxième phase, pour voir ce qu’elle deviendra. Cela m’a toujours tracassé, au point de réaliser parfois trois moulages d’une même sculpture, pour la peindre ensuite de trois façons différentes ! Chaque fois, je me dis : “J’ai fini de sculpter. Maintenant, je vais m’engager dans la peinture. Et je ne pourrai plus en faire une autre que celle-là, sur ce relief précis” ! La fuite de cette prison-là a donc consisté à faire périodiquement trois reliefs semblables : L’un était ensuite titré Nocturne, l’autre Diurne et le troisième était une combinaison des deux !

          La notion de mélange est pour moi fondamentale ! Je ne suis pas pour la simplicité, mais pour la complexité, pour la confusion, pour toutes les alchimies qui me permettent ces mélanges ; fussent-ils de caractère conceptuel, rationnel, etc.

          Je crois que le choc des choix simples donne toujours une sorte de troisième voix ; et c’est à partir de là que la démarche commence à être intéressante. Ce n’est ni droite ni gauche, mais un compromis entre droite et gauche qui donne un nouveau cheminement plus fructueux que des positions systématiques. Nous ne sommes ni mal, ni bien ! Nous sommes un mélange, et l’homme moderne doit s’habituer à être simple dans cette situation très complexe. Finalement, il n’y a jamais compréhension totale des choses, seulement volonté de compréhension. Je crois que plus nous “savons”, moins nous avons l’impression de savoir.

 

          J. R. : Nous arrivons maintenant à une autre période, où vous sculptez encore des petits groupes, mais perdus dans des sortes de personnages flottants, ou des lieux géographiques errants... 

          Comment définissez-vous ce travail, où d’ailleurs vous avez introduit des animaux, ce qui est nouveau !

         M. C. : On en trouve toujours, même dans les premiers. On dirait presque que j’ai l’obligation d’en mettre !

 

         J. R. : Oui, mais des animaux familiers, alors que sur les œuvres suivantes, vous introduisez des crocodiles, des serpents, etc.

         M. C. : C’est vrai, c’est plus tardif (1995). Par ailleurs, j’ai changé de matériaux. J’ai introduit des plastiques de récupération de containers, de bouteilles, etc., en même temps que celui utilisé depuis des années, le polyuréthane extrudé ; le tout installé sur le fond de contreplaqué.

          Et dans cette période, j’ai déterminé un thème précis : La Promenade des anges...

 

          J. R. : J'allais justement vous demander d’en parler...

        M. C. : C’est un thème libre. J’avais la volonté de créer des œuvres aériennes, assez nocturnes, dans lesquelles flotteraient des objets ; où la gravité ne serait pas respectée ; sans “haut”, ni “bas” ; mais avec un sens “moral”, où ceux du “bas” seraient plus diaboliques...

 

          J. R. : Oui. Vous procédez comme aux tympans des églises...

       M. C. : En effet, j’aime bien mélanger les époques, les styles... tout cela pour montrer que toutes les équations sont bonnes dès que la face honnête de chacun ne peut pas fuir... Il ne faut pas essayer de fuir sa façon d’être ; au contraire, il faut l’accepter, se laisser influencer, filtrer... En fait, chacun de nous fonctionne inconsciemment comme un filtre, avec ses particularités auxquelles il ne peut échapper.

        Donc, même si j’ai voulu peindre des anges, je les ai voulus à la façon de la Renaissance ! Je me suis bien amusé, d’ailleurs ! Alors, qu’on ne vienne pas me dire : “Ah ! Mais il copie les anges de la Renaissance... !” Je n’appelle pas cela “copier”, mais faire “à la façon de...” Avec toutes mes imperfections, ma vision d’homme du XXe siècle qui interprète la vision que pouvaient avoir des anges, les artistes de la Renaissance !

 

          J. R. : Etes -vous absolument autodidacte ?

         M. C. : Il n’existe pas de véritables autodidactes ! Dans la mesure où je n’ai pas fréquenté les Beaux-Arts en peinture, mais seulement en architecture, à Porto au Portugal, on pourrait dire que je le suis ! D’autant que j’ai ensuite abandonné ces études pour “faire du fric”... Je me suis mis à dessiner de futures constructions, dans des cabinets d’architectes, et cela a duré une quinzaine d’années.

         En 68, je me suis dit : “Il faut faire de la peinture et non pas de l’architecture” qui me coinçait énormément ! Certes, je traçais des traits à la règle, mais ma tête ne fonctionnait pas ! C’était une sorte de mécanisme ! Et j’avais besoin de l’imaginaire fou de la peinture, cette imagination irresponsable, complètement libre et toujours invitée à une fantaisie encore plus grande ! La peinture me semble, de tous les arts, celle qui est toujours en avance sur les autres, et qui autorise une liberté totale. A cause de cette liberté, elle permet des chemins de perforations, d’explorations, des cheminements nouveaux, des consciencialisations encore jamais faites. La peinture ne se doit d’être ni logique, ni rationnelle ; elle est totalement libre et nous réserve des secrets que nous ne lui soupçonnons pas.

     Actuellement, quand nous disons que c’est la fin de la peinture, etc. c’est absolument faux. Nous pensons cela parce que nous n’avons pas assez d’imagination pour deviner ce que les autres peintres vont créer par la suite. Nous considérons notre propre incapacité comme la réalité !

 

          J. R. : Vous affirmez donc que vous êtes conditionné par votre époque ?

          M. C. : Oui, absolument !

 

          J. R. : On vous a très longtemps, peut-être même encore, considéré comme un artiste brut. Or, vous m'avez dit plus haut que les véritables autodidactes (donc l'Art brut ! ) n'existaient pas.

         Essayez alors, de situer votre œuvre par rapport à ce que 1'on a appelé "Art brut" !

       M. C : L’Art brut au temps de Dubuffet impliquait des gens sans culture, aliénés, pris dans un espace solitaire ou carcéral...

 

        J. R. : Et il est évident que vous n'êtes ni fou, ni acculturé !

        M. C. : Je suis peut-être fou ? Et je peux affirmer que je suis presque sans culture !

En tout cas, je n’ai qu’une culture moyenne ; on pourrait me définir comme “l’honnête homme du XVIIIe siècle”. Un artiste d’Art brut comme Pépé Vignes ou Hauser ont une culture ! Dubuffet a souffert de la culture qu’il avait acquise ! Il nous a montré celle d’un monde cellulaire, concentrationnaire, avec des géométrisations rigides qui sont précisément de notre époque... Quant à Aloïse, sa culture était la connaissance des princes, des rois, de la vie à la cour... Tout cela né de son imagination, et ne correspondant pas à ce qu’elle savait avant de commencer à dessiner.

 

          J. R. : Pourquoi diriez-vous alors qu'en dépit de vous, on vous a ‘installé” dans L'ART brut ?

      M. C. : Sans doute à cause du côté autodidacte, précisément ; de mon besoin très fort d’expression personnelle des formes créées... Un peintre sent, même s’il ne peint pas pour les autres, le regard des autres sur lui ; parce que, contrairement peut-être à eux, il a trouvé le moyen de s’exprimer et de quitter la prison où sont enfermés ceux qui ne le peuvent pas !

 

         J. R. : Vous voilà investi d'une nouvelle et importante responsabilité, puisque vous êtes désormais Président du Musée de l'Art en Marche.

     Comment entendez-vous remplir votre nouvelle fonction ?

        Quel sentiment éprouvez-vous face à elle ? Et une telle responsabilité est-elle créative ?

       M. C. : Elle est assurément créative ! Luis Marcel est le fondateur de ce musée et j’en suis le Président. Ensemble et entourés par une tribu d’amis, nous gérons et animons l’“Art en Marche” !

            Pourtant, j’ai peut-être ma propre façon de voir, et je crois qu’il fait confiance à ma vision de l'art. Et que la sienne en est très proche : il faut que l’Art brut, produit par ces pauvres aliénés mentaux soit l’art de tout le monde. Dubuffet le disait déjà ! Ici, nous voulons que tout le monde peigne comme tout le monde ! Nous souhaitons casser quantité de formalismes, de concepts, de “prisons”, de “portes” qui ne devraient plus avoir de réalité, mais qui restent présents.  Chacun a vu apparaître un art officiel, dans les années 80, avec des favoritismes, des tendances, des cheminements hermétiques...

           Nous ne pouvons pas continuer à être des admirateurs, des idolâtres de Marcel Duchamp. Nous l'admirons certes, il était extraordinaire ; il fallait qu’il existe, que ce qu’il a dit soit dit... Mais après lui, le monde continue ; il continuera longtemps. Avant sa mort, Duchamp a eu le sentiment d’en avoir fini avec la peinture. Son attitude a été de dire : "la peinture ne m’intéresse plus, je vais jouer aux échecs !” Mais après lui, d’autres personnes viendront, qui auront le plaisir de se situer dans le temps et dans l’espace, de créer de la peinture (ou de la poésie...). C’est dans la nature de l'Homme.  Si on veut le détruire, il suffit de penser comme Marcel Duchamp, que la peinture est un concept ; qu'il suffit d'un concept pour faire une œuvre : ce n’est pas vrai ; pour moi, ce n’est absolument pas vrai ! Je m’insurge contre lui parce que je pense que la peinture est un des plaisirs de créer quelque chose : j’ai connu un berger qui passait son temps à tailler en pointe un morceau de bois. Ensuite, il passait la main dessus, pour voir s’il était bien lisse. Il taillait ainsi sur des bâtons très longs, parfois jusqu’à deux mètres, des choses extraordinaires : dans la pointe du bâton, il sculptait des petites mains ouvertes. C’était tout, mais c’était magnifique ! Il en tirait un plaisir corporel, sensoriel total. On peut objecter que ce n'était pas intellectuel. Mais quelle importance ? On s’est souvent demandé pourquoi des hommes avaient fait les peintures de Lascaux, Altamira... Il n’y a pas de “pourquoi”. Ils le faisaient, point final ! C’est après que viennent les “pourquoi”, pour se rassurer, donner un sens scientifique à ces créations ! Moi, je crois qu’eux, peignaient parce qu’ils peignaient, c’est tout ! Ou bien ils s’asseyaient par terre ! D’ailleurs, s’est-on demandé ce qu’a été la première peinture ? A mon avis, et excusez ma liberté d’expression, cela s’est passé quand un homme a pissé sur une pierre, et a vu la pierre prendre une couleur différente ! Les “pourquoi” sont des raisons dont nous avons besoin, pas les hommes préhistoriques ! Prenaient-ils plaisir à peindre ? Sans doute ! Mais peut-être aussi que cela les angoissait ? Allez savoir ! 

La fresque sur le mur extérieur du musée
La fresque sur le mur extérieur du musée

CET ENTRETIEN A ETE REALISE EN 1998, LE JOUR DE L'INAUGURATION DU MUSEE DE L'ART EN MARCHE DE LUIS MARCEL, A LAPALISSE.

ET PUBLIE DANS LE N° 62 DU BULLETIN DE L'ASSOCIATION LES AMIS DE FRANCOIS OZENDA.