La petite ville de Dol-de-Bretagne a bien de la chance ! Chaque année, un mécène, Didier Benesteau, organise dans la belle salle municipale Nominoë une exposition rétrospective, originale, que les habitants et les touristes ont la possibilité d'admirer pendant tout l'été.
En 2022, il en a même organisé trois, complètement différentes les unes des autres.
D'abord, il a souhaité rendre hommage à deux personnalités récemment décédées qu’il a suivies tout au long de leur cheminement artistique : Sabine Darrigan (1924-2021) et Jacqueline Pellinghelli (1949-2021).
Deux femmes exemplaires, deux vies absolument différentes :
L'une, SABINE DARRIGAN, qui témoigne par la multiplicité des somptueux objets exposés, d'une vie heureuse, que cette globe-trotteuse a vécue à travers le monde : peintures, sculptures, coiffes et vêtements, africains ou japonais, etc. Le tout installé par les soins de Didier Benesteau, de façon à faire sentir la richesse intellectuelle et sentimentale de ces pérégrinations.
Et puis, la seconde, celle qu'il appelle "Ma petite Jacqueline", JACQUELINE PELLINGHELLI, naguère épouse malmenée, maltraitée; retirée miséreuse, perdue dans son malheur, jusqu'à ce qu'un jour, recueillie par une association, elle se mette à dessiner et peindre. Lente remontée vers une vie apaisée. Dans cette salle, préside l'aspect peut-être pas religieux, mais en tout cas cultuel, introverti. Sont présentées des œuvres diverses, réalisées par plusieurs artistes (la plus inattendue étant peut-être un tableau de Sanfourche ?), souvent austères, parfois resplendissantes comme cette sorte de reposoir étincelant de tous ses feux, au pied d'un tableau représentant le Christ en majesté : en somme la pauvreté et la richesse se côtoyant pour rendre hommage à cette femme que la vie a tellement blessée.
Dans une autre salle, une exposition gentillette, pleine d'humour, propose les créations de laine tricotée de BLANDINE TONNEAU , fileuse de laine au parcours singulier, qui vit et travaille sur l'île d'Hoëdic (Morbihan). Témoignant de l'infinie patience nécessaire pour les réaliser, pieuvres, serpents enroulés ou déployés, petits personnages amusent le visiteur.
Et puis, dans une des salles du musée, la surprise absolue, l'émotion de se trouver au milieu des œuvres de DJOTI BJALAVA.
Né en 1944 en Géorgie (alors partie de l'URSS), il est âgé d'un mois lorsque son père est exécuté par les Russes. Désormais veuve, sa mère, désireuse d'assurer à l'enfant une vie heureuse, se vêt d'habits colorés, et décide de chanter pour lui.
Devenu berger pour aider sa mère, l'enfant, alors âgé de six ans, commence à sculpter des petits personnages issus des légendes et de la mystique caucasiennes. Passe un jour dans son village, le directeur du musée de Marvili, ville du Caucase. Il tombe en admiration devant les œuvres du garçonnet. Il les récupère toutes et les dépose dans le coffre de son musée. Elles y sont encore aujourd'hui. Il lui fera suivre des études aux Beaux-Arts de Tbilissi et l'envoie une année à Moscou.
De vingt à trente ans, revenu à Tbilissi, il étudie la sculpture sur bois et métal, marbre et pierre. Puis, très attaché à ses racines, il décide d'aller travailler en solitaire dans les gorges du Caucase où il taille pendant quatre ans des figures monumentales dans les parois de granit et de diabase du Caucase.
Ayant rencontré le Patriarche de Géorgie, qui lui passe commande d’œuvres monumentales (calvaires, buste de saints, etc.), il est désormais soutenu par l'église orthodoxe. Pour autant, il garde sa totale liberté de création.
En 1991, la Géorgie étant redevenue indépendante et les frontières ouvertes, il arrive dans le sud de la France, participe à un symposium à Biarritz et s'installe dans le Lauragais où il commence à œuvrer en toute liberté. Les pierres de l'Aude vont lui donner matière pour sculpter les formes d'une histoire paradoxalement proche et archaïque. Depuis cette date, et jusqu'à aujourd'hui, il multiplie les expositions sur le territoire français, non sans rappeler avec humilité : J'utilise le matériau choisi, exploitant toutes les virtualités de la pierre, de sa texture, de ses coloris. L'état initial de la pierre est souvent conservé, soulignant son naturel, sa facture, sa densité, son volume ; ceci est accentué en utilisant les larges surfaces de pierre brute pour habiller les sculptures. Je la travaille directement de mes mains, et sur toutes mes sculptures est immanquablement imprimé le sceau de ce labeur.
Devenu ami avec Didier Benesteau, ce dernier l’emmène en Géorgie avec son ami photographe Hervé Desvaux pour découvrir sa terre natale et rapporter des photos qui permettront à ce mécène de mieux connaître l'artiste et l’aident encore aujourd’hui pour les scénographies et la présentation des œuvres de Djoti Bjalava.
Revenus en France, il commence à réunir une série importante de ses œuvres. Il décide de lui organiser une exposition dont il sera le grand ordonnateur. C'est là qu'entre en scène le visiteur. Pour son plus grand bonheur et sa plus profonde émotion. Car il ne s'agit pas d'une banale exposition. Plongées dans la pénombre, accompagnées d'une musique qui semble attirer la main, les œuvres maîtresses sont révélées, apparaissant dans un faisceau de lumière qui met en évidence le grain de la pierre, et le travail de Djoti Bjalava.
Travail ? Caresse plutôt, car chaque pierre semble avoir été frôlée plutôt que gravée, patinée de pigments pour faire ressortir les nuances du matériau, faire jouer la lumière sur les courbes et contrecourbes. Chaque personnage est suggéré plutôt que montré. Un quadrillage délicat suggère une cape géorgienne. Un minuscule tracé inspire un visage, des seins. D'infimes ondulations deviennent cheveux emmêlés ou soigneusement coiffés. Quatre traits appellent une main. Une ligne ininterrompue des naseaux à la queue affirme un taureau en plein élan. Deux chevaux embrassés disent avec quelle tendresse ils ont été créés… Un homme, au centre de la salle, planté sur une tête au faciès triste symbolise tous les morts de toutes les guerres !...
D'œuvre en œuvre, face à ce groupement qui semble avoir été évident depuis toujours, baigné dans cette pénombre et happé par la musique, le visiteur éprouve le même sentiment d'humilité que devaient naguère éprouver face au totem abritant leur village, les habitants à la fois effrayés et admiratifs.
Trois expositions, donc. Trois états d'esprit. Trois créations à voir absolument pour tout estivant passant dans la région. Et, bien sûr, tout autochtone intéressé par l'art.
Jeanine RIVAIS