LA DESOLATION DES ARTISTES

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Depuis toujours, deux démarches ont caractérisé l'attitude des artistes (pas ceux de l'Officialité, bien sûr, mais les autres, ceux qui ne bénéficient des largesses d'aucun mécène, qui cherchent en vain une galerie prête à s'engager, à prendre des risques, et ceux qui créent dans la marge : Les uns pensent que travailler (même dans des métiers parfois fort contraignants) est assurer leur liberté, leur salaire leur permettant de créer selon leur cœur. Les autres, au contraire, pensent que travailler c'est perdre un temps précieux, compromettre leur liberté. Ils décident donc un jour de "vivre de leur art". Grave décision qui, à un moment donné va inéluctablement les obliger à abandonner leur création parfois difficile, toujours très personnelle ; passer à des œuvres beaucoup plus commerciales, parce que "ça se vend bien" ! 

Et voilà que soudain, à l'aube de 2020, une catastrophe complètement inattendue, mondiale, gravissime pour chacun, s'est abattue sur la terre : le coronavirus ; mettant tout le monde sur le même plan : de confinement en couvre-feu, tous lieux d'expositions fermés, tous festivals suspendus, tous points de repères culturels bouleversés, l'économie effondrée, les liens sociaux fragmentés, l'entièreté des familles parfois bouleversée, les dérives fantasmatiques grossissant les peurs et angoisses liées à la pandémie… Que sont alors devenus les artistes ? Ceux qui travaillaient, ont-ils pu continuer, sauvant ainsi les meubles ! Mais les autres, ceux qui vivent uniquement des ventes de leurs œuvres, comment ont-ils survécu ? 

       Chacun sait que l’Art tient à ce vécu sensible. Alors, si la pandémie s'arrête enfin, pour nombre de créateurs va se poser la question : Qu'est-ce que j'ai envie de faire, de "dire, d'exprimer" maintenant ? Comment vais-je formuler le traumatisme que j'ai ressenti face à cette situation mortifère ? Et, matériellement, au-delà de la question esthétique : "Comment vais-je vivre et survivre aux conséquences de cette pandémie ?" A l'échelle internationale, certains collectionneurs ont relâché le cordon de la bourse, des comédiens sont allés jouer ici ou là, ont continué de répéter "pour le jour où…".A l'échelle modeste des plasticiens hors officialité, certains ont tenté des regroupements  pour créer des œuvres collectives à vendre "ce fameux jour où…" ; un artiste comme Sébastien Russo qui met déjà sa Revue Trakt à la disposition de tous les créateurs, a proposé à ceux qui le souhaitaient, de peindre ou d'écrire leur confinement, toutes créations qui seront prochainement réunies en une publication collective. Sans doute, d'autres initiatives de même ordre fleurissent-elles actuellement dans le monde déserté de l'Art ?   Il est beaucoup trop tôt pour faire un bilan. Mais il est probable que, lorsque la vague pandémique sera tarie, que paraîtront au grand jour toutes ces créations d'enfermement, elles auront tout chamboulé sur leur passage, qu'une ère nouvelle proposera des œuvres d'un style inédit, que le public sera sidéré par leur caractère novateur, bref que ce sera le grand chambardement ! 

En attendant, ils se doivent de ronger leur frein. D'autant que, d'ici là, il est un manque irrémédiable, auquel toutes ces offres ne peuvent répondre : Créer, c'est bien sûr réaliser une œuvre, mais c'est aussi la faire vivre, et pour cela la montrer, la faire voyager, en somme ! Alors, dans la situation actuelle où cette dernière partie est devenue impossible, qu'en est-il des plasticiens de tous horizons ? Eux qui, par excellence, au lieu de refouler leurs fantasmes, les fixent sur la toile, les gravent dans la terre, le bois, la pierre… ? Qui vont parfois si loin dans ce voyage, que ne plus créer leur est impensable, voire mortel. Car la création artistique se doit de traduire les fantasmes les plus intimes, des formes inédites et exclusives. En même temps, peintre ou sculpteur se doivent de continuer au-delà du simple "dit" personnel, à élargir leur œuvre, l’universaliser. Et c’est lorsque le "paysage mental" ainsi exploré est extériorisé, qu’il prend son caractère magique, en devenant celui du visiteur. 

 

     Car, n’est-ce pas, justement, au cours des expositions qu'ils peuvent assouvir leur désir de prendre à témoin ce visiteur de la richesse de leur imaginaire ? Du grand don de soi que représentent leurs créations ? 

       En outre, se retrouvant côte à côte en un même lieu, leur rencontre ne s’articule-t-elle pas autour d’un désir commun de parler de leur sentiment d’évasion dans la création ; de se retrouver au bout du rêve éveillé, concrétisé et confié au regard des autres créateurs ? 

Et n’est-ce pas, pour eux, chaque fois, une obligation de se remettre en cause, que ces "regards" croisés tellement différents, proposés au gré de ces rencontres si particulières ; de ces face-à-face où se confrontent les fantasmagories les plus diverses ? 

 

Tous les authentiques artistes ne sont-ils pas les illustrations complexes et vivantes de tous ces questionnements ? Alors, faisons des vœux pour que disparaisse très vite le stress de l'"empêchement" ! Pour que les festivals si amoureusement peaufinés, les villages si prêts à réoffrir leur convivialité, retrouvent leur lot annuel de bouffées délirantes, de plénitudes apaisantes, de cassures tourmentées, de voyages intérieurs protéiformes ! Pour que vers eux voguent à nouveau tous ces créateurs, familiers ou inconnus ! Pour que ceux-ci, heureux de la plénitude retrouvée de leur art, remportent, chez eux, au bout de leur voyage, le souvenir de quelque magnifique moment d'échange ! 

Jeanine RIVAIS

Février 2021