Et d'abord, qu'est-ce qui a pu donner à Marcoleptique l'envie de se choisir un tel pseudonyme ? Gravement, le visiteur se demande si cet artiste serait "narcoleptique", c'est-à-dire atteint de cette maladie du sommeil baptisée "narcolepsie" ? Apparemment, il n'en est rien, et il s'agit seulement d'une fantaisie. Pour peu qu'il s'appelle Marc ou Marco, l'humour et le sens de la dérision aidant, le changement d'une consonne a dû se faire facilement ! Et puis, en venant un jour à la peinture, le voilà plongé dans une boulimie sacrilège au détriment de livres, cartes, sans respect ni pour les uns qui d'habitude sont gardés avec révérence dans les bibliothèques ; ni pour les autres qui sont parfois très anciennes, puisque certaines (à en juger par ses titres), remontent au Moyen-âge ! Ajoutons qu'instinctivement, il aime les couleurs vives, et il se retrouve l'auteur d'une œuvre au premier regard gaie, attrayante, provocante en tout cas !
Attrayante ? Certes, car le visiteur a plaisir à découvrir ce que l'imagination fertile de Marcoleptique peut "voir" dans, ou tirer d'une carte !
Provocante ? Oui, du fait de l'expression inattendue de l'œuvre entière, de l'illusion qu'elle crée.
Gaie ? Pas aussi évident ! Car qu'y a-t-il de drôle dans une bruyante querelle entre deux barbons hurlant de la Grèce à la Turquie ? Est-ce drôle de voir trois énormes bouches aux dents bien apparentes prêtes à mordre, avec des yeux exorbités, menaçant l'une l'Europe occidentale, l'autre la Russie, la troisième l'Arabie, manifestant leur colère sur la quasi-totalité du monde, en fait ? Bien sûr, il y a ce couple d'amoureux qui se bécotent au fond de la mer Méditerranée ! Mais ils sont vieux tous les deux ; et ils sont surveillés depuis la Grèce, par un dieu de l'Antiquité, ce qui ne les rajeunit pas !!! Et puis, quel est ce monstre au corps tout gondolé, agrippant l'Allemagne au-dessus de Munich, de ses trois pattes à trois doigts, sa main assurant l'équilibre de sa tête au bout d'un cou surallongé tentant de toucher le sol ? Et encore, que veulent découvrir toutes ces têtes aux gros yeux sortant de chaque repli terrestre à travers le monde entier ? Etc.
Le visiteur pourrait décidément prendre une à une chaque peinture de l'artiste, et convenir que sa première impression était complètement erronée ! Constater qu'à passer d'une carte à l'autre, et elles sont nombreuses, il devient évident que la notion de gaieté ne résiste pas à l'examen approfondi de chaque œuvre. D'autant qu'apparaît alors un sentiment de surprise, presque de malaise, quand il s'aperçoit qu'il n'y a rien de fortuit dans ces représentations : qu'elles occupent en fait, des régions du monde, en guerre, à tout le moins ennemies. Et les créations de Marcoleptique deviennent alors des œuvres militantes, pour ne pas dire politiques !
Mais, au fait, comment fait-il pour tirer ainsi de ses cartes, des monstres aussi divers, des histoires apparemment si disparates, mais revenant toujours au même point ? Il semble bien qu'il lui faille être en harmonie avec chaque carte, que telle géographie lui soit absolument évidente, en somme lui saute aux yeux ! Alors seulement, il va placer un groupe, une scène, un être unique… exorbiter ici les yeux, faire hurler la bouche, écheveler les tignasses, là, caresser les calvities, etc. Et puis relier les points pour que la main du monstre soit sur le point d'attraper la jambe de la souris qui court sur l'Indonésie, sa poupée à la main ; que l'"Insulaire" d'Amérique Centrale se remette de l'émotion d'avoir rencontré le monstre sorti du lac du Venezuela. Que le cochon europasiatique soit en train de fouir dans la bouche grande ouverte de l'Afrique enturbannée… Tout cela si naturel que le visiteur déjà évoqué se demande si c'est le monstre qui a envahi et colonisé la géographie ? Ou la géographie gloutonne qui a aspiré le monstre ?
Quoi qu'il en soit, la création de Marcoleptique est inattendue, sensible et talentueuse, passionnée assurément ! Sa vision personnelle est finalement pessimiste ; même s'il faut beaucoup d'humour pour mettre sur pied un tel hors-monde ! Depuis que l'idée farfelue de refaire cette planète tellement fantasmagorique lui est venue, il joue les naturalistes tout en restant étranger au réalisme ! Ainsi fait-il surgir son propre univers à partir de rêves, de souvenirs, de poésies ou d'idées mythiques peut-être, qu'il transpose sur ses cartes. Il pourrait, lui qui se définit comme "déstructuraliste figuratif" admettre que ses destructuralisations sont autant de reconstructions, et tout simplement, comme se définissait naguère Gustave Moreau, se considérer comme "un ouvrier assembleur de rêves" grâce à sa peinture aux détails empreints de mystères, de passions et de symboles.
Jeanine RIVAIS