Jeanine Smolec-Rivais : Françoise Cabelguenne, diriez-vous que votre travail est un travail très primaire, un peu naïf ?
Françoise Cabelguenne : Il est difficile de se situer ! Je suis arrivée à ce travail par l'intermédiaire du monotype (¹). Qui m'a donné des pistes, créé des surprises qui m'ont conduite dans cet esprit naïf, primaire, en effet. Il est difficile de se juger !
J.S-R. : Je ne vous demande pas de vous "juger" ! Je vous demande si les mots "naïf" et "Primaire" vous conviennent ? Primaire n'étant bien sûr pas négatif !
Pourquoi ai-je dit "primaire" et "naïf" ? Parce que vos personnages ont certes une consistance dans l'espace, mais qu'ils sont très linéarisés. Réduits à leur plus simple expression.
F.C. : Oui, c'est vrai. De toute façon, ce travail a été une découverte puisque, comme je vous l'ai dit, je suis partie du monotype pour parvenir à ce genre de dessin, à partir de mon imaginaire, chose que je n'avais jamais faite avant.
J.S-R. : Vos personnages sont presque tous en pied. C'est un parti-pris ? Parce que bien souvent, les artistes les "montrent" en "carte d'identité" ?
F.C. : Je compte beaucoup sur le hasard ; sur le fait de parvenir à un équilibre dans la forme. Au départ, je n'avais pas forcément besoin des pieds. Mais il fallait structurer la forme, et les nécessités sont apparues petit à petit sans être préméditées.
J.S-R. : Dans une partie de votre disposition murale, il me semble que vous ayez alterné masculin et féminin ? Et cependant, tous ont des seins ! Quel est votre problème ?
F.C. : Là encore, je n'ai rien prémédité. C'est l'intérêt de la tache ! Des mains, pas de mains, un œil pas d'yeux, ceci pas cela… Tout cela tient à l'intérêt visuel ! Equilibre et déséquilibre sont des choses avec lesquelles j'aime bien jouer ; des espaces négatifs qui sont toujours très intéressants dans une composition. Des gros orteils, parce que cela crée une masse importante au bas du tableau. C'est le jeu, en somme, qui m'intéresse.
J.S-R. : Je dirai que côté membres, tous vos personnages sont lourdement handicapés ! Ils ont au mieux quatre doigts ou trois orteils : Par quelles misères les avez-vous fait passer ?
F.C. : C'est peut-être que je ne sais pas compter ? C'est un peu une question d'espace ! J'arrive au bout du bras, et il n'y a plus la place ! C'est vraiment le jeu du hasard…
J.S-R. : Donc, vous leur mettez des seins pour créer un équilibre ; et un mauvais nombre de doigts parce que vous ne savez pas compter !
F.C. : Oui, voilà ! Je redis que le monotype m'a vraiment emmenée vers le "faire avec" ! :Faire avec des accidents ! C'était la démarche, et c'est ce que j'aimais dans le monotype.
J.S-R. : Vous présentez une autre série où les personnages ne sont pas du tout conçus de la même façon…
F.C. : C'est parce que le thème de l'exposition de Banne était : "La liberté est en voyage". Ce thème m'a énormément plu. Il m'a vraiment fait "partir en voyage" ! Là, j'étais vraiment dans la peinture, hors de toute influence.
J.S-R. : La différence tient aussi au fait que les premiers évoqués sont oisifs, alors que les autres sont actifs.
F.C. : Oui, ils sont partis en voyage.
J.S-R. : Mais quelle que soit la série, à part quelques petites annotations, aucun tableau n'a de fond signifiant ?
F.C. : En effet, c'est que j'ai des choses à exprimer, d'autres pas. Et ensuite, le regardeur prend le résultat comme il en a envie ! Chaque personne qui va regarder ce travail a cette liberté d'"emmener" les tableaux où il veut. J'ai du mal à justifier…
J.S-R. : Vous ne "justifiez" rien. Simplement, nous parlons de votre travail.
F.C. : Je ne suis pas dans l'irréalité ; mais je ne suis pas non plus dans une réalité dont le cadre serait fermé, bien clos. Pour moi, en somme, c'est le spectateur qui va terminer le tableau.
J.S-R. : Je reviens sur l'idée que, pour toutes les séries, tous vos personnages sont socialement, géographiquement, historiquement, culturellement… non connotés.
F.C. : C'est voulu, naturellement.
J.S-R. : N'est-ce pas frustrant, parfois, de se dire que le spectateur, justement, ne pourra jamais penser qu'il s'agit de mon voisin, de quelqu'un de ma famille, etc. ?
F.C. : Ce n'est pas la façon dont je vois les choses. J'aime penser que ce qui est sur la toile sont des souvenirs de voyages : tous ces enfants agglutinés qui arrivent quelque part. Tout de même, je donne quelques indices, mais qui ne sont pas forcément bloquants. Il y a aussi le plaisir de les réaliser, de les peindre. Et puis, je me laisse conduire par ce qu'ils deviennent à mesure que je les peins. Pour une de mes séries, je m'étais donné un fil conducteur qui était : "Jamais sans ma chienne". D'autres fois, j'utilise certainement des choses que j'ai en réserve dans ma tête.
J.S-R. : Ce qui est paradoxal, c'est que vous ayez des couleurs vives, que vous employez beaucoup de rouge. Et, cependant, l'effet produit est toujours doux.
F.C. : Je me méfie beaucoup du rouge, même si, en effet, je l'emploie souvent. Mais cette méfiance m'amène à l'adoucir, l'équilibrer avec d'autres couleurs.
J.S-R. : Question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
F.C. : La réponse est difficile, dans la mesure où vous avez bien mené votre barque ; de sorte que je ne sais pas pour le moment si c'est oui ou non ? Peut-être que, dans une heure… ? Finalement, non, je ne pense pas. Je me suis laissée porter par vos questions et votre regard, ce qui est très intéressant, d'autant que c'est mon premier festival.
ENTRETIEN REALISE DANS LES ECURIES DU CHATEAU, LE SAMEDI 31 MAI 2014, LORS DU XXIIIe FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI.
(¹) Un monotype : Un monotype est un procédé d'impression utilisé en gravure.