Jeanine Smolec-Rivais : Bernard Froment, vous faites de l'Art Récup ?
Bernard Froment : Oui.
J.S-R. : Bois, métal et verre ?
B.F. : Oui. Toujours un travail de force et fragilité. Les bois qui auraient dû finir au feu, plutôt que des cendres, deviennent sculptures. C'est pourquoi j'ajoute toujours cette notion de fragilité dans mon travail.
J.S-R. : Il me semble que le bois est presque toujours laissé en l'état, alors que le verre est très travaillé ?
B.F. : Oui. Pour moi, c'est la conscience de la germination : Je suis en même temps paysan, et de ce bois qui est déjà ancien, de cette sensation de fragilité, je veux tirer la vie. Ma première exposition qui remonte à près de vingt-cinq ans, s'intitulait "De terrien à verrien". Et je suis non pas un "verrier", mais un "verrien". Et cette conscience de verrien est pour moi la conscience de la prochaine étape de l'Homme, c'est-à-dire de la fragilité. Jusqu'à présent, nous étions très terriens dans le sens bien enracinés, mais sans trop de conscience de la fragilité.
J.S-R. : Quand je vois le verre que vous avez encastré dans un tronc d'arbre, et que je vois les angles, vous ne semblez pas être intervenu dessus ? Alors que plus loin…
B.F. : En fait, je ne suis pas un sculpteur, je suis un assembleur. Le sculpteur enlève, moi j'assemble. Je me contente de la vie des autres. Du coup, les choses sont telles que je les ai trouvées. Je les apprête, je les nettoie, je les polis, et après, elles font elles-mêmes leur histoire.
J.S-R. : Pour l'une de vos sculptures, vous avez par exemple un soc de charrue inversé...
B.F. : Oui, j'inverse souvent les choses : de la verticalité, je passe à l'horizontalité et de l'horizontalité je passe à la verticalité. J'ai besoin de changer, de dépasser la fonctionnalité des choses. Je pense que c'est cela la conscience de l'Art : amener vers autre chose, vers ailleurs, vers d'autres lieux, d'autres espaces, d'autres environnements. Parfois, même, je redécouvre comment ces outils qui ont été usinés ont été inventés. Pourquoi la personne qui les a inventés a été influencée.la plupart du temps par la nature, par une fourmi volante, une araignée… un insecte qui travaille la terre…
J.S-R. : Mais là où je voulais en venir, c'est que certains sont très facilement identifiables (un animal, une chèvre, etc.) ; alors que d'autres me semblent complètement abstraits.
B.F. : Vous parlez de mes totems. J'en avais fait une série, et je ne m'étais pas rendu compte au départ que c'étaient des totems. En ce moment, je suis en train de faire un bestiaire, mais périodiquement, j'ai besoin de revenir aux totems. Cela m'amène à redonner la verticalité à tel arbre que j'ai trouvé à terre dans une ferme. Cet arbre a sûrement plus de cent ans. Il a donc fourni son ombre pendant cent ans, et je le remets dans une autre histoire. Il aura ainsi plus de temps à vivre.
J.S-R. : Ceci dit, vous retrouvez la verticalité mais vous avez laissé tous les stigmates de cette vie, vous vous êtes contenté de le vernir ?
B.F. : Voilà. Bien sûr, j'enlève tout ce qui est pourri, abîmé ou qui ne va pas tenir, et je le remplace par le verre. Ce verre, ce sont des plaques découpées une à une, assemblées, collées…
J.S-R. : Je pensais que c'était du verre que vous aviez cuit !
B.F. : Non. Je ne travaille pas sur le feu. C'est pour cela que je ne suis pas "verrier". Du coup, je trouve cela beaucoup plus intéressant. Parce que si ce bloc était coulé, il n'aurait pas cette conscience de veines, de vie, de traits et de traces. De paysan, aussi. Pour moi, sa présence est reliée à la veine, à l'arbre. C'est pourquoi je préfère ce travail, plutôt que du travail lisse de verrier.
J.S-R. : Je n'arrive pas à comprendre comment, avec des plaques qui seraient des plaques "normales", vous en venez à faire un verre qui semble tellement plein ! Il donne l'impression d'avoir été cuit, et d'avoir aggloméré certaines parties, rejeté d'autres ; blanchi certaines, noirci d'autres… C'est vraiment le sentiment que j'ai en voyant certaines de vos œuvres. Et bien que j'aie la certitude d'être dans l'erreur, puisque vous m'avez dit que vous avez tout simplement collé des plaques !
B.F. : C'est cela ! C'est le rendu ! Une plaque après l'autre. Je prends la première, je l'assemble, et je la découpe. Je prends la seconde, je l'assemble et je la découpe et si elle va un peu plus loin, je la raccourcis. Parfois, cela rend bien, d'autres fois non. Je suis à l'écoute de ce qui se passe par rapport au bois ou au métal. Selon ce que la sculpture a à me dire.
J.S-R. : Vous procédez donc de la même façon, y compris pour celle qui a une corne…
B.F. : Oui. Je suis content de celui-là. Je suis en train de faire un bestiaire. Et là, du végétal, je suis passé au minéral, puis à l'animal. J'associe ces trois éléments dans toutes mes sculptures actuelles. C'est exceptionnel, pour moi ! De l'arbre à l'homme ou à l'animal. C'est un clin d'œil, d'autant que je donne chaque fois une forme humaine ou animale. Le meilleur qui reste de l'arbre, se transforme en homme ou en animal. Je trouve cela bouleversant.
J.S-R. : Le dernier qui fait aussi, je crois, partie de votre bestiaire, parce que vu de loin il ressemble à une rose ; mais en même temps c'est une tête d'ours ?
B.F. : Là, je n'y peux rien. Je l'ai trouvée telle quelle. Il y a même des gens qui la mettent à l'envers ! Moi je ne peux pas intervenir, c'est leur histoire. Mes sculptures sont pour moi comme des plantes vertes, je vis avec. Il faut les mettre au soleil, les faire vivre, les mettre en place. Pour leur donner leur sens, il faut vivre avec.
J.S-R. : J'aperçois au bout de votre espace, une grande échelle…
B.F. : C'était un griffon que tiraient les chevaux. C'était un outil ardéchois, très beau, qui a, lui aussi, certainement plus de cent ans. J'ai ajouté les baguettes de verre, toujours pour rappeler la fragilité. C'est donc en même temps un totem. Celui-là représente encore plus l'histoire de mes racines paysannes. D'ailleurs, plus le temps avance, et moins je suis sur le tracteur, parce que je n'ai plus besoin d'y monter pour exprimer ce que j'ai envie de dire et de faire.
J.S-R. : Vous avez fait un transfert, en somme. Ceci dit, on pourrait vous faire remarquer que vous êtes passé du modernisme du tracteur à quelque chose à connotation plus ancienne, plus retro !
B.F. : Je me rends compte, en effet, qu'il y a quelque chose de très primitif dans mon travail. Certes, j'aime beaucoup l'Art africain, et les arts océaniens, etc. Ceux que l'on appelle Arts primitifs, et j'ai vraiment le sentiment de faire la même chose ici, en Europe. Cette conscience de rapporter ces outils, et de leur redonner leur puissance et leur force. Mon lieu n'a rien d'un musée.
J.S-R. : Ce qui m'étonne, c'est que voulant redonner une vie à ces matériaux, vous les vernissez : est-ce pour les protéger ? Il me semblerait logique de les laisser bruts !
B.F. : On me l'a déjà reproché. Mais pour moi, j'en ai besoin, parce que j'ai le sentiment qu'en procédant ainsi, je leur donne la brillance de la pluie, la conscience de la fertilité. J'en ai un brut dans mon jardin j'aime infiniment quand il est sous la pluie ! Il a alors une brillance, comme il y a la brillance dans le regard, à la lumière et dans le verre. De même pour le verre. Je ne sais pas si je l'aime, mais j'en ai besoin. J'ai besoin de lui pour exprimer cette rencontre.
J.S-R. : Question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
B.F. : Il y a des choses qui me tiennent très à cœur dans ma démarche. C'est la conscience de la nourriture, de notre nourriture. C'est aussi pour exprimer le respect de la nature, de la vie. Pour dire, en somme, attention, la planète est fragile !
ENTRETIEN REALISE SUR LA TERRASSE DE LA SALLE POLYVALENTE DE SAINT-PAUL LE JEUNE, LE SAMEDI 31 MAI 2014, LORS DU XXIIIe FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI.