Jeanine Smolec-Rivais : Denise Kandro, je crois pouvoir dire à coup sûr que vous êtes à Banne au titre de l'Art d'aujourd'hui ?
Denise Kandro : Absolument.
J.S-R. : Et si je dis que vos œuvres sont pseudo-abstraites, êtes-vous encore d'accord ?
D.K. : Pseudo ! C'est tout à fait cela ! Parfois, je laisse le figuratif arriver.
J.S-R. : Au premier abord, on ne voit que des harmonies de couleurs, avec quelques formes géométriques pour couper le rythme, mais si l'on s'attarde devant, on s'aperçoit que ce peut être un paysage, une mer avec la montagne qui la domine. En fait, on est à cheval entre de l'abstrait et une touche de figuratif !
D.K. : Moi, je ne vois pas de figuratif dans mon travail, mais souvent, les gens projettent leur imaginaire sur mes tableaux. Parfois, moi-même, je vois néanmoins un petit peu d'influence de paysage, de visage que je laisse apparaître de plus en plus ; mais d'autres fois je l'efface. Je travaille beaucoup plus sur la ligne, le rythme, le mouvement et surtout l'espace.
J.S-R. : Justement ! Je remarque que tous vos tableaux comportent une partie massive, laissant beaucoup d'espaces.
D.K. : Oui, le vide et le plein !
J.S-R. : C'est ce que j'appelle "la marge" ! Qui n'est pas forcément "autour", mais qui, chez vous a une grande importance.
D.K. : J'ai une ligne continue, je le fais depuis le début. C'est pour moi comme une traversée; un chemin éphémère. Tout dépend de l'état dans lequel je suis. Mon tableau est révélateur de l'état dans lequel je vis les évènements, les émotions… Le résultat est très révélateur.
Je travaille beaucoup sur les rencontres, sur les mots. J'appelle ces groupes d'oeuvres des séries. Je fais par exemple trois ou quatre tableaux sur un poème de René Char, sur la mémoire… Ou sur une portion de ligne qui, peu à peu, au bout de vingt tableaux, va se libérer, se relâcher, devenir moins stricte. Je travaille avec couteaux et pinceaux, je suis très gestuelle. Il faut que l'on respire dans mes tableaux.
J.S-R. L'une des œuvres, grande, complètement fermée, et pas du tout dans les mêmes tons ; et qui, en plus, présente des épaisseurs de matières, ne me semble pas appartenir au groupe des autres.
D.K. : Celui-ci a été fait en 1995, c'était un tableau intitulé "Rester libre", j'étais très fan de Tapiés et j'avais fait la partie massive en plâtre, avec des couleurs primaires. Mais chaque fois que je déménageais ce tableau, je ne le supportais pas, parce qu'il était le contraire de rester libre ! Un jour, n'en pouvant plus, c'était le soir, je l'ai badigeonné de bleu, j'ai légèrement ouvert une partie de cette forme… De loin, je me disais que c'était une espèce de bonhomme qui donnait un grand coup de pied dans une chose… Qui "donnait un coup de pied", qui restait libre en somme !
J.S-R. : Je dirai que, pour celui-ci, le "peint" a besoin du "dit" pour exister !
D.K. : A un moment donné, j'ai fait beaucoup de collages sur papiers, et je travaillais sur "ce qui se voit", "ce qui se dit", et "ce qui s'exprime". C'est-à-dire trois termes. Et ce travail venait d'une réflexion d'Umberto Eco sur "l'oeuvre ouverte".
J.S-R. : Presque tous vos tableaux sont conçus dans des harmonies de couleurs douces.
D.K. : Il y a pourtant des rouges…
J.S-R. : Oui, mais des rouges éteints.
D.K. : J'ai actuellement beaucoup de mal avec les couleurs primaires.
J.S-R. : L'ensemble est extrêmement harmonieux. On peut dire que vous êtes une coloriste douce !
D.K. : Je ne me sens pas coloriste, pourtant ! Mais douce, oui ! J'aime la douceur du pinceau sur une surface, les glacis successifs, la patience, la persévérance…
J.S-R. : Mais quand je dis "douce", je veux dire que vous n'employez pas de couleurs brutales.
D.K. : Non, il n'y a pas de contrastes violents.
J.S-R. : En fait, vous n'avez que peu de couleurs…
D.K. : Je n'emploie pas de couleurs pures. Et je peins à partir de pigments. Je fais mes propres couleurs, et je travaille surtout sur la succession de couches.
J.S-R. : Vous avez un sens étonnants des équilibres. Par exemple, sur l'un de vos tableaux, vous avez une petite tache presque –presque !- blanche, et c'est elle qui établit l'équilibre du reste. Tout le reste est parallèle, mais c'est cette ligne-là qui n'est pas dans les mêmes tons que les gris ou les légèrement rosés d'à côté, qui équilibre tout le tableau.
D.K. : J'utilise beaucoup le blanc. Pour moi, c'est comme une page blanche, une partie blanche sur laquelle je projette une énergie, et qui est laissée libre. Si je n'ai plus de blanc, je suis perdue !
J.S-R. : Vous insistez sur le mot "libre"…
D.K. : Oui, libre d'imaginaire, libre d'énergie. On projette des tas de choses dans un tableau, même abstrait.
J.S-R. : Pour moi, ce n'est pas un éventuel manque de liberté qui me frappe dans vos œuvres. L'essentiel, ce sont les rythmes. Il n'y a jamais de contrastes. Quand une ligne traverse un espace, ce n'est pas "une barre", c'est un agrégat de petites formes qui passe sans jamais être brutal. Plutôt que libre, je dirai "sans brutalité". C'est pourquoi, j'ai dit "doux", tout à l'heure.
D.K. : Je ne comprends pas très bien.
J.S-R. : Cela tient d'abord aux couleurs que vous choisissez. Ensuite, quand vous avez une forme transversale, elle n'est pas une forme raide qui va couper l'ensemble, le barrer…
D.K. : Elle est hésitante.
J.S-R. : Je n'aurais pas dit hésitante. J'aurais dit qu'elle est constituée d'une série d'agrégats qui font qu'elle peut traverser doucement !!!
D.K. : Oui, c'est cela ! Je comprends ce que vous voulez dire ! Pour moi, je n'ai peut-être pas d'hésitations, mais j'aime bien avoir des espaces incomplètement définis. Quelque chose d'un peu indéfini dans mon travail. Où chacun peut se lâcher, imaginer. Mais je n'ai pas toujours procédé ainsi : au début, j'avais des lignes fermées, c'était redessiné, etc.
J.S-R. : Donc, petit à petit, vous avez "libéré" (j'emploie le mot intentionnellement) l'espace pour n'en employer qu'une toute partie dans chaque tableau.
D.K. : Oui, j'épure un peu. Oui, c'est cela.
J.S-R. : Question traditionnelle : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
D.K. : Non, je ne me suis jamais posé de telles questions !
ENTRETIEN REALISE DANS LA SALLE D'ART ACTUEL DE BANNE, LE SAMEDI 31 MAI 2014, LORS DU XXIIIe FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI.