Jeanine Rivais : Jannick Chiraux, pour vous, uniquement l'humain ?
Jannick Chiraux : Jusqu'à présent, oui. Mais de plus en plus je m'intéresse au végétal. J'introduis du végétal dans mes tableaux, et des couleurs que je n'utilisais pas avant, comme le vert et le bleu.
JR : Lorsqu'il regarde d'un peu loin vos tableaux, le visiteur a le sentiment d'un grouillement de gens ! Mais lorsqu'il s'approche, et prend le temps de les observer, il s'aperçoit que la plupart du temps, il s'agit de personnages calmes, statiques. Certains sont de vrais gymnastes, mais d'autres sont des couples enlacés… Mais si parfois, ils sont en groupe, la plupart du temps ils sont par deux. Etes-vous d'accord ?
JC : Pas tout à fait ! Je pense qu'il y a autant de solitaires qu'en couples. Mais je n'avais pas remarqué ce fait ! Il faut dire qu'il y a plusieurs approches. Certaines sont des travaux exécutés dans le cadre de spectacles, de spectacles de danse, notamment. Ou de théâtre. Où je travaillais sur la création avec une compagnie qui m'autorisait à les suivre pendant leurs répétitions. Ils m'autorisaient à être sur le plateau, à les prendre en photos, faire des croquis… Etre présent pour ensuite faire une exposition pour leur première, à l'occasion d'un vernissage.
JR : A plusieurs reprises, vous peignez des musiciens. Etes-vous vous-même musicien ?
JC : Pas du tout ! Non, ce sont des gens venus du théâtre qui, souvent font aussi de la musique. Comme je les accompagnais dans leur création, souvent il y avait un petit "bœuf" à la fin, et j'y assistais. D'autres, qui sont d'ailleurs des musiciens de rues, habitent près de chez moi.
JR : Il me semble que tous ces gens-là se situent un peu hors de la bonne société ? Que ce sont tous des artistes ? Ou des gens un peu marginaux ?
JC : Ah bon ? A quoi le voyez-vous ?
JR : Au fait que, a priori, les musiciens sont souvent un peu marginaux. Ailleurs, je vois deux Noirs qui ont des airs louches !
JC : Oui, cela fait partie des gens que j'ai pu fréquenter !
JR : Vous avez également "un intellectuel" en train de lire un livre dans son lit. Finalement, il me semble que tous ces gens-là, s'ils ne sont pas tout à fait marginaux, sont au moins à part de la société. De la bonne société bien pensante !
JC : Il est certains que si vous cherchez des costards-cravate, vous allez être déçue ! Mais ceux qui sont là, font sans doute partie du monde que je fréquente.
JR : Tout à l'heure, je les voyais par deux. Mais ils ne sont pas forcément dans l'harmonie, parce que je vois un couple qui est à l'évidence en train de se battre. Ailleurs, deux protagonistes occupés sans complicité. Ailleurs encore une grand-mère essaie d'embrasser son petit-fils, qui détourne la tête…
JC : Oui. D'ailleurs, je suis sur l'une de ces scènes qui se déroule dans le Petit Port de Marseille ! Il y a de grandes marches, et cela donne une perspective qui m'intéressait. En général, je peins des moments qui me marquent. Je ne me pose pas de questions. Je fais rarement, voire jamais de mises en scène. Je ne demande jamais aux protagonistes de poser. Je vais dans un contexte, et je prends des photos. Ensuite, parmi ces photos, certaines me parlent plus que d'autres. Je n'hésite pas à faire des changements dessus, soit de lumière, soit de couleurs… J'essaie de peindre le plus spontanément possible, avec le moins de réflexion possible. Et quand j'ai fini, je regarde ce que j'ai peint et je me demande ce que je me suis raconté ?
JR : Au final, ce que vous vous racontez ne doit pas être très drôle, parce que, si je prends vos personnages un par un, aucun ne sourit. Prenez ce couple de danseurs, il est évident que la femme n'est pas heureuse. Prenez un autre couple, la femme a les commissures des lèvres qui tombent ! Une autre qui tient pourtant un gros bouquet de roses, si vous regardez ses yeux et sa bouche…
JC : Celle-ci est morte.
JR : C'est donc encore pire que les autres ! Non seulement, elle ne sourit pas…
JC : Mais elle n'est même pas vivante !
JR : En fait, à chaque œuvre, il semble que les personnages manquent de plénitude ! Pourtant je vous ai vu rire à plusieurs reprises ! Pourquoi vos personnages ne le font-ils pas ? C'est la partie triste en vous qui est sur les toiles ?
JC : Ou alors des gens qui vont mourir de cacher quelque chose ?
JR : Je ne sais pas, c'est à vous de le dire !
JC : Moi, j'ai tendance à dire que les misanthropes sont des philanthropes déçus! Je suis peut-être un joyeux plein de tristesse ?
JR : L'ensemble de votre travail me semble assez proche de la Bande dessinée ?
JC : Oui. C'est l'influence que j'ai reçue au départ. J'aime bien le trait. J'ai commencé par le dessin. La peinture et la couleur sont venues longtemps après. Et comme je vous l'ai dit au début, j'utilise des couleurs que je n'utilisais pas avant. Je ne me suis pas posé de questions, mais peut-être est-ce le changement de lieu qui m'a influencé ? Avant, j'habitais dans la Région parisienne, et maintenant je vis dans le Vaucluse. Et c'est alors que le vert et le bleu sont apparus.
JR : Il y a une migration dont on ne parle jamais ! C'est la migration des artistes vers le Sud !
JC : Oui, mais dans mon cas, c'était une migration économique ! Non pas que je pense que j'ai de l'argent et que je vais m'installer dans le Sud ! Au contraire, c'est que je n'ai plus les moyens de payer un appartement à Paris !
JR : Tout en bas de votre présentation, vous avez mis une série qui me semble plutôt du dessin que de la peinture ?
JC : Oui, c'est du dessin qui est ensuite travaillé en rehauts à l'acrylique. C'est un travail vers le clair.
JR : Dans cette série, vous utilisez au plus deux couleurs ? Contrairement aux autres qui étaient très colorés ?
JC : Je veux que ce soit rapide. Je ne peux pas passer beaucoup de temps sur une toile, parce que sinon, je perds l'attention, je ne suis plus dans l'ambiance. J'ai toujours travaillé vite. Pas nécessairement beaucoup, mais vite.
JR : Dans tous les cas, en haut ou en bas de votre cimaise, votre travail est très gestuel.
JC : Jeté ! En général, je ne fais pas de travail préparatoire. Si vous voyez le tracé, il n'y a qu'un trait. Jamais plusieurs traits, et rarement de repentirs. Je peins directement. Et le plus spontanément possible.
JR : Vous avez dit tout à l'heure que vous veniez de plus en plus au végétal. Mais le seul tableau où je vois un grand arbre, il y a quand même une femme, un mannequin peut-être, avec de grosses lunettes noires, des cheveux parfaitement lissés, costume un peu spécial. Une autre, en robe très courte, jambes repliées au premier plan, fumant une cigarette. En somme, même si vous devenez écolo, il semble que les personnages restent votre premier souci, et que le vert n'apporte pas le bonheur à vos protagonistes qui ne rient toujours pas !
JC : Peut-être le sourire et le rire viendront-ils dans quelques années ? Mais comme je vous l'ai dit, je ne me pose pas de questions. C'est comme sur le divan du psychanalyste, on commence à dire des choses intéressantes quand on a fini de dire ce que l'on voulait dire.
JR : Venons-en à la question traditionnelle que je pose à tous les artistes : Y a-t-il d'autres thèmes dont vous auriez aimé parler et que nous n'avons pas abordés ? Des questions que vous auriez aimé entendre et que je n'ai pas posées ?
JC : En ce qui concerne mon travail, ce que j'ai à dire est peint ou dessiné. Je n'ai pas de message à transmettre. Les gens voient ce qu'ils veulent, cherchent ce qu'ils veulent. Je ne vais pas vous demander pourquoi vous ne m'avez pas posé telle question !
JR : Si, justement, si vous pensez que j'ai omis quelque chose qui est important pour vous !
JC : Dans ce cas, vous auriez pu me demander quels peintres ou quels dessinateurs auraient pu influencer mon travail ? Des gens, par exemple, comme Egon Schiele…
JR : En moins traumatisé, tout de même !
JC : Je n'ai pas vécu la même époque que lui, heureusement !
ENTRETIEN REALISE A BANNE, AU FESTIVAL BANN'ART ART SINGULIER ART D'AUJOURD'HUI le 6 mai 2016.