EMERGENCE ET CONSTRUCTION CHEZ FRANCOIS RIEUX, peintre

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          "Il n'y a réellement ni beau style, ni beau dessin, ni belle couleur : il n'y a qu'une seule beauté, celle de la vérité qui se révèle". [Auguste Rodin]  Extrait de "Propos" recueillis par Paul Gsell.

 

       Peut-on appeler "portraits" les œuvres de François Rieux où il parle d'humains ? D'hommes nus ou habillés. Mais lorsqu'ils sont vêtus, leur costume colle si fort à leur corps qu'il ressemble à une authentique peau colorée ! Car, à l'évidence, dans ce style tellement expressionniste, le nu occupe une place importante. L'artiste est fasciné par le corps humain, par l'évidence avec laquelle il s'impose, et par les réactions pulsionnelles qu'il suscite. 

C'est pourquoi il crée d'abord le "lieu anonyme" sur lequel il en viendra à le poser : Et, à ce stade, il faut noter la volonté de François Rieux d'aller "vers" la couleur. Mais comme empêché de peindre des œuvres qui soient vraiment très colorées. Projetant formes et taches de peinture sur une toile. Donnant au fond naissant une verticalité. Uni, ou couvert à grands coups du pinceau, d'épaisses couches de peinture. Au final, c'est ce fond qui est coloré ! Lui qui, rouge souvent, assure l'équilibre du tableau, l'antithèse entre sa surface non signifiante, lourde de matière, absolument abstraite, quasi-monochrome, et l'individu qui va ressortir. C'est ce fond qui crée le relief sur lequel se détachera l'homme –toujours l'homme- auquel François Rieux va  donner vie.

 

          Désormais, ce "non-décor" ne changera plus. L'artiste s'engageant alors en une aventure, menée en grande partie inconsciemment, d'expérimentations et de tâtonnements, d'avancées et de reculs. Jusqu'au moment où son "dit" sublimé, transféré sur la toile... il ne puisse plus aller plus loin, parce qu'il a atteint une forme d'évidence : le personnage auquel il est parvenu, est incontestablement en émergence, puisque, issu de la gangue des fonds longuement peaufinés, le corps a surgi du néant, parfaitement "lisible".

          Mais cette émergence, au long de laquelle est né le corps, seul ou en groupe, a été une lente élaboration : il semble que la main du peintre soit venue d’elle-même vers le centre de la toile ; ait foui les non-formes des fonds, et les couleurs préalables déjà évoquées ; ait composé à petites touches incertaines une silhouette. L'ait parachevée jusqu'à totale justesse : incontestablement masculine, bien qu’asexuée. Toujours dotée d’une tête dans laquelle les orbites noires sont creuses ; où la bouche disparaît parfois sous une tache noire. Des épaules carrées prolongées ou non par des membres complets ou non. Des hanches fines surplombant des jambes entières ou non. C’est tout… De sorte qu’à la fin (encore que le mot ne convienne guère pour ces êtres "inachevés"), l’œuvre constitue un écrin hermétiquement clos où les personnages centraux semblent appuyés, en suspens, dos à la matière. Et tout se passe comme si le fond n’était  peint, inégal, que pour entourer les têtes et les corps mais que les têtes et les corps s’y couleraient plutôt qu'ils  ne s’en détacheraient.

 

          Dramaturgie universelle, corps atemporels, de partout et de toujours, puisque aucune indication ne vient préciser en quel lieu, en quel temps, en quelle société… ils en sont venus à cet aspect. Mais il fallait que ces investigations disparates deviennent un tout, qu'explose une sorte de violence latente qui engloberait tous ces possibles.

 

          Et pourtant, aucune violence dans ces œuvres tellement denses. A moins que l’on appelle violence cette introversion absolue, ce sentiment profond de souffrance latente, d’incomplétude… Aucun réalisme, non plus, chaque individu ressemblant plutôt à un fantasme qui aurait entraîné le peintre vers de lointains cosmos en gestation ? Ou bien est-ce plutôt au moment du réveil qu'il prendrait conscience de créatures anthropoïdes qui auraient hanté son sommeil ? Tout, dans sa démarche, ressemble en tout cas, à ces aubes difficiles où un individu ne garde d’un cauchemar qu’un souvenir partiel ; où ne subsistent -mais très fortement- de l’ "aventure nocturne" que des réminiscences parcellaires. En vain, essaie-t-il de restituer une cohérence dans les dédales de chaque scène incomplète ! En vain interroge-t-il sa mémoire pour en extraire les détails non-rémanents ! Seul subsiste un être qui envahit le premier plan et la composition qui a souvent une cadence heurtée. La sensation de douleur, de rejet, de lutte… est exprimée par le corps arc-bouté ; tassé sur lui-même ; pensivement appuyé sur sa main et son coude replié sur sa cuisse… toutes déformations et stylisations qui recherchent un maximum d’intensité expressive. Car le principe consiste à rendre visible non pas un corps dans sa simple apparence, mais à faire transparaître un sentiment, un état d’âme, une trame psychologique, une atmosphère…

 

          Subséquemment, quelle que soit la recherche de François Rieux, le visiteur peut affirmer qu'il en est venu à une peinture puissante, dont la vigueur témoigne d’un savoir-faire à l’unisson de son dire. Où la préoccupation essentielle est la progression vers la lumière, moteur de sa propre émergence, par le truchement de celle de ses créatures. Profondément humaine et tendre ; à la fois ludique et grave ; imaginative et insolite ; mélange de magie, de primitivisme et de merveilleux. Un univers pictural dépourvu de perspective, parmi des créatures à la limite de l'humain et du fantasmagorique ; en une démarche où rôde constamment la mort ; où vaillamment se défend la vie ; où la matière est transcendée malgré le dépouillement de la forme, la sobriété du contenu ; où la poésie jaillit de partout.

 

          Tout cela créé non pas, comme il est habituel, par une expression débridée des visages, mais au contraire par la non-expression, par toute cette humanité suspendue que le spectateur ressent comme un manque, une absence, un vide (au fond, ne souffre-t-il pas de cette absence d’image de lui-même ?). Il lui revient alors de remplir le vide du support, du visage, des membres lorsqu’ils sont absents, entrer "dans" le corps et le "remplir". Cet appel du vide crée donc la sensualité du tableau. Et il faut saluer le grand talent de François Rieux, son savoir-peindre et son souci de l’action de peindre, son imaginaire mono-obsessionnel qui lui permettent de "dire" avec du non-dit !

Jeanine RIVAIS

TEXTE ECRIT SUITE AU FESTIVAL BANN'ART DE SEPTEMBRE 2017.