Il est des tableaux où Susan Brown peint des "gens" (à la plage, à l'école pour la photo annuelle, traversant une rue, regardant à la fenêtre…). Mais quand elle peint des véhicules (rail, route, mer, air…), il n'y a plus personne ! Et si tous ces véhicules sont à l'arrêt, il semble bien, par contre, que rien ne puisse arrêter leur génitrice ! 

          Totalement autodidacte, Susan Brown frisant la soixantaine, appartient à ces dames âgées (comme M’an Jeanne en France, La Vieille Dame en Hollande, Martha Grünenwaldt, etc.) qui, un jour, tout à fait par hasard, se sont mises à dessiner. Et qui, incapables désormais de s’arrêter, ont couvert (couvrent) des milliers de pages, de dessins infiniment beaux et riches ; de «dits» complètement libérés de tout souci de techniques ou de conventions ! Ainsi, aux Etats-Unis, cette créatrice qui avait commencé à dessiner à cinq ans, a-t-elle continué, jeune encore, en catimini, sur n’importe quels cartons, alors qu'elle était plongeuse dans un restaurant ! Et, depuis lors, elle elle a déployé une intense activité, et, avec beaucoup de fierté et de naïveté, réalisé une foule de peintures surprenantes. 

          Peut-on penser que tous ces véhicules, aussi singuliers soient-ils, sont une manière de compensation, car ces marginaux –comme, d'ailleurs, les enfants dits "normaux"- n’échappent pas toujours à des déterminismes coriaces. “C’est la poupée qu’on destine aux filles, mais c’est le train électrique ou le camion qu’on réserve aux garçons, conformément à une partition aussi vieille que l’espèce humaine” (¹). Cette dame s'est incontestablement approprié les véhicules ! 

          Certains visiteurs, déshabitués des créations des authentiques créateurs d'Art brut,  peuvent s'étonner en constatant le caractère primitif des œuvres de Susan Brown. Mais s'il est vrai qu'elle manque de technicité, il est sûr qu'être techniquement douée n'est pas son propos ; qu'elle ne cherche pas la précision ; ne met pas son nez dans des moteurs ! Tout simplement, elle a "vu" des bouchons de voitures dans les rues, un taxi d'eau sur le Potomac, voyagé dans un train qui l'a déposée en gare à Long Island, etc. : elle a photographié ces scènes, et les a peintes !  

          Ce qui est intéressant, c’est qu’elle ne cherche pas à produire d’effets. Chaque expression qu’elle crée naît de la parfaite communion entre ses mains, son matériel de peinture et de dessin, et son envie de peindre ou dessiner. Elle se prend tellement au jeu qu'elle travaille de manière quasi-obsessionnelle. Elle semble trouver agréable de réaliser un travail artistique, d'être perçue comme une artiste. 

          Ainsi, par le biais de la création, Susan Brown a-t-elle échappé à l'enfermement dont sont trop souvent victimes les autistes. Elle a pu fuir sa propre condition, recouvrant ainsi une certaine maîtrise de son existence, porteuse de ses rêves, fascinée par tous ces véhicules qui pourraient l'emmener "ailleurs", mais qui, dans son esprit, sont toujours vides du moindre humain ! 

Jeanine RIVAIS

(¹) Michel Thévoz.

(²) Ans Van Berkum.